À Venise

Je sais, j’aurais pas dû, c’est mal. Mais sur l’instant, j’ai eu l’impression qu’elle ne me laissait pas le choix. Ce n’était pas dans ses habitudes d’ailleurs… Et puis merde quoi, elle l’a bien cherché après tout, elle est autant responsable que moi dans l’histoire car enfin ça faisait cinq ans que je m’écrasais dans mon coin, que je veillais à ne pas prendre trop de place, cinq ans que je préservais sa précieuse liberté et que je payais les factures, cinq ans que j’allais bosser tous les jours, lever à 6 heures, une heure de transport aller, une heure retour, un boulot à la con d’ailleurs, cinq ans que je faisais les courses, la bouffe, le ménage, cinq ans que je lui offrais des cadeaux, des voyages, cinq ans que je l’invitais au restaurant et tutti quanti. Et pour quel résultat ? Pour qu’elle se foute de ma gueule à longueur de journée, et devant ses copines de préférence, elle aimait tant jouer en public, je peux comprendre… Mon surnom officiel à la fin, c’était l’impuissant. On a connu plus tendre, plus affectueux. J’entends encore sa voix, je vois encore son visage, je subis encore leurs rires mais j’ai confiance, je saurai effacer toutes les traces…

Ah ses copines, parlons-en tiens. Pas une pour relever l’autre. Toutes elles lui tenaient le même discours à ma compagne. Enfin, à mon ex-compagne maintenant. Qu’est-ce que tu fous avec un raté pareil, laisse-le tomber, tu perds ton temps, si encore il te baisait bien mais ce n’est même pas le cas, tu gâches ta vie, mais largue-le, LARGUE-LE PUTAIN… Même en ma présence elles le disaient. J’étais transparent à leurs yeux. Je faisais celui qui n’écoute pas. Je trouvais un truc à faire dans la pièce à côté. La vaisselle, bouquiner. Peut-être que j’ai eu tort. C’est une question d’éducation sans doute. Les femmes, j’ai le plus grand respect pour elles. Même pour les connes. Je leur trouverai toujours des circonstances atténuantes alors qu’aux mecs jamais. C’est comme ça, je n’y peux rien. Quoiqu’il en soit, le résultat est le même aujourd’hui.

Ma compagne, enfin mon ex-compagne, ne travaillait pas vraiment. Elle se disait comédienne, tout ça parce qu’elle avait fait une école de théâtre en province. Un peu léger l’argument je trouve. En cinq ans, j’ai dû la voir dix fois sur scène. Un peu faible la moyenne je trouve. Elle jouait mal à mon avis mais je lui prétendais le contraire. C’est vrai qu’elle était belle, c’est vrai qu’elle savait bouger son cul et mettre sa poitrine en valeur mais sur une scène ça ne suffit pas. En dehors non plus d’ailleurs. ça fait illusion au départ et puis assez vite on s’en lasse, surtout quand ça dure cinq ans.

On s’est rencontré dans un bar de quartier où j’avais mes habitudes, j’y buvais tous les soirs de la semaine. J’écrivais encore à ce moment-là, des poèmes, des nouvelles, je donnais l’impression d’être à fond dans le truc, je venais d’avoir mes premiers textes publiés, j’avais eu de bons échos et des chèques symboliques et, de l’extérieur, ça pouvait ressembler à un début de carrière, et c’est pour ça qu’elle s’est intéressée à moi. Sauf que c’était la fin de ma carrière littéraire. Je n’y croyais plus, je n’écrivais plus que par désœuvrement, histoire de me donner une contenance dans les lieux publics. Qu’est-ce qu’elle croyait au juste, que j’allais passer ma vie à gribouiller mes histoires d’alcool et de déprime et d’hôpital et de solitude ? Certainement pas. J’avais l’impression d’avoir dit tout ce que j’avais à dire, et je ne voulais plus me fatiguer pour rien. Sauf que je lui ai joué la comédie deux années de suite et elle ne s’en est pas rendue compte. Je raturais de vieux trucs sans conviction, je passais des heures devant l’ordinateur, ça lui suffisait. Et j’envoyais encore des textes aux revues à l’époque, certains sont passés, la plupart je n’ai pas eu de réponse. J’en ai eu assez du mensonge et ça a été notre première engueulade sérieuse, ça faisait déjà plus de dix-huit mois qu’on vivait ensemble, enfin, qu’elle squattait chez moi. Pour elle j’étais un lâche, je renonçais alors je lui ai dit qu’elle pouvait partir si elle voulait, que je ne la retenais pas, elle est restée.

Ayant saboté l’écriture, j’ai pris un poste fixe, en banlieue. Pas trop mal payé, pas trop fatigant, je ne demandais rien de plus. J’en avais assez de me battre, j’avais envie de confort, de salaire qui tombe tous les mois, de congés payés, je devenais comme tout le monde et Madame, ça lui plaisait de moins en moins, elle m’a vite déclaré la guerre. Niveau cul, ça a été radical, ceinture. Elle couchait à droite à gauche mais je m’en foutais. Je dis ma compagne par convention, n’y voyez aucune velléité de possession. Je faisais comme elle, j’allais voir ailleurs. Rien de durable, des rencontres de bar, tardives et alcoolisées. Il me reste de belles images… Mais dormir à côté de quelqu’un que vous ne sautez pas, c’est vite pénible. Les détails désagréables vous sautent au visage : mauvaise haleine, ronflement, pet, coup de pied involontaire, que sais-je encore. Alors on a fait chambre à part. Parfois elle osait se demander à voix haute ce qu’elle foutait encore avec moi, je lui rappelais qu’elle était libre de partir si elle le souhaitait, elle n’insistait pas. On aurait pu durer encore des années comme ça. On aurait pu devenir vieux l’un à côté de l’autre. On aurait pu tellement de choses que ce n’est même pas la peine de les imaginer.

Et puis lundi j’ai craqué. J’ai stoppé l’histoire.

C’était son anniversaire, je lui offrais un séjour à Venise pour deux personnes. Un séjour à son nom, elle pouvait emmener qui elle voulait. Elle n’était pas à la maison quand je suis rentré du boulot. Pas un mot, rien. ça m’a agacé. Je me suis installé à la cuisine avec une bouteille de whisky, mes clopes et du papier. Je voulais lui écrire un poème. Enfin, voir si je savais encore faire. Huit heures, personne. Dix heures, personne. Minuit, personne. J’avais écrit deux lignes avant de les rayer, j’avais quasiment vidé la bouteille, et je m’étais entamé un nouveau paquet de Marlboro aussi. Coup de fil, je ne répond pas. Le répondeur et son message idiot, je déteste entendre ma voix mais il paraît que c’est pour tout le monde pareil, vous êtes bien chez nous mais nous pas, à bientôt puis dix secondes de silence avant qu’elle ne raccroche car c’était elle qui appelait, j’en étais convaincu. Ça partait sûrement d’une bonne intention de sa part, s’excuser ou me rassurer ou les deux ensemble. ça n’a fait que m’agacer davantage. Il m’arrive d’être fataliste, ce qui doit arriver arrive alors à quoi bon chercher des explications, des prétextes ? il fallait que je la cogne cette nuit-là et c’est ce qui s’est passé même si je ne pensais pas frapper si fort. Enfin penser, je n’étais plus guère en état. Ce qui doit arriver arrive…

J’étais là avec une bière, les yeux mi-clos, assis les coudes sur la table, mes clopes se fumaient toutes seules, les unes après les autres dans le cendrier, je les oubliais sitôt allumées. Trois heures et quart. La porte qui s’ouvre. Elle qui vient s’asseoir en face de moi. Elle est saoule. Elle n’est pas contente de me voir encore debout. Bon anniversaire je lui dis. Elle ne répond pas, elle pourrait me remercier quand même et je me lève un peu lourd et je fais le tour de la table et je viens me planter à ses côtés. Lève-toi je lui dis. Comme elle n’obéit pas, je la prends par le bras et la tire vers le haut. Ça va pas non ? qu’est-ce qui te prends, tu pues l’alcool !… C’est la dernière fois que tu me fais poireauter je lui dis, t’as cinq minutes pour prendre tes affaires et dégager. Je la tiens toujours, je serre fort. Lâche-moi elle demande mais je ne l’écoute plus, je voudrais qu’elle soit partie déjà, je voudrais ne l’avoir jamais rencontrée, lâche-moi, casse-toi, cinq minutes passent et elle est toujours là et je la tiens et ça m’agace qu’elle soit là alors je serre mon poing gauche et lui balance dans le ventre, pas aussi fort que je le voudrais mais je suis saoul et fatigué et demain il faut que je me lève pour aller bosser et elle se plie en deux comme dans un mauvais film alors je prends un peu de recul et mon genou vient heurter sa mâchoire et ça me rappelle les bagarres décrites par David Goodis et elle part à l’arrière contre le frigo s’assommer pour de bon et ça ne dure pas plus de cinq minutes tout ça. Cinq ans pour créer le problème et à peine cinq minutes pour le résoudre, qui oserait prétendre que la vie est mal faite ? que les dieux sont contre nous ?…

Elle ne se relève pas. Elle fait des bruits comme des pleurs. Ou quelqu’un qui serait en train de se noyer. Il y a du sang qui sort de sa bouche, ça fait des bulles. Je vais à la chambre couper le réveil, je n’irai pas travailler aujourd’hui. Je n’en aurais pas la force. Retour à la cuisine. Elle n’a pas changé de position. Elle n’est pas encore partie, elle ne partira jamais et pour ça je lui en veux. Je m’assois à la table, j’ai envie de lui écrire, de nous écrire un poème. Je venais juste de trouver le titre quand elle est morte je crois. Le bruit du frigo a repris ses droits. Il faut que j’appelle le boulot. Il faut que j’appelle la police. Mais d’abord je dois écrire ce poème. Je n’ai à cette heure (5h25) que le titre, après l’échéance, et les deux premières phrases :

nos silences dressés l’un contre l’autre
mais autour elles commentent sans cesse

Je peux mieux faire je pense.

venise2

Pau, printemps 2001.

Be Sociable, Share!

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *