Ainsi soit-il

– C’est pas seulement nous, ce serait trop simple, c’est toute la société qui est comme ça. Et ça dure depuis des siècles et des siècles. Tous autant qu’ils sont, ils passent leur temps à mentir, et y’en a pas un pour rattraper l’autre. Suffit d’ouvrir les yeux tu sais. Suffit de regarder ce putain de monde en face. C’est peut-être pas agréable mais c’est souvent utile… Quand Vincent attaquait sur ce mode, je ne disais plus rien. J’évitais les regards aussi, il prenait ça pour des encouragements. Je connaissais son discours par cœur et moi, ça m’intéressait peu. Je n’avais pas d’opinion. Je me contentais d’avancer en évitant un maximum de balles perdues, ça me paraissait suffisant comme effort. Alors chercher des systèmes, élaborer des théories et que sais-je encore, très peu pour moi. Le monde était moche mais je n’avais pas de solution, pas de recette miracle à proposer, je jouais en individuel, et j’assumais très bien mon égoïsme. Il était deux heures la nuit. Un mardi mais on s’en foutait, on ne bossait ni l’un ni l’autre. On n’était attendu nul part. Fallait nous souder pour faire la cinquième roue du carrosse, un truc du genre. Puis Mélanie nous a appelé et tous nos repères se sont faits la malle.

Une fille bizarre Mélanie. Belle, mais de façon étrange. Je veux dire, pas la beauté des classiques ou des magazines, une beauté en marge, décalée. Une intelligence de la même eau. Et une lueur sacrée dans le regard. On se retournait rarement sur sa silhouette dans la rue mais dans un bar, tous les yeux se braquaient sur elle. Mélanie était un peu comme nous, elle savait ce qu’elle ne voulait pas mais pas ce qu’elle voulait. Il lui fallait de grands cercles de tronçonneuse pour faire un pas et aussitôt elle doutait que ce fut le bon alors elle tentait autre chose plus loin. Une fille précieuse dans l’ensemble. Même si entre elle et le monde, ça se passait rarement bien. Aucun de nous n’avait eu la chance de se la faire encore. On essayait depuis des années pourtant, ça ne marchait jamais. Ni le bon rythme ni les bonnes paroles, on jouait en décalage à tous les coups. Ce qui nous permettait sans doute d’être les meilleurs amis sur Terre.

– Je peux venir dormir chez vous, j’ai un problème.
– Bien sûr, t’es où ?
– Je serai là dans dix minutes.
– Ok, à tout de suite.
Vincent s’est occupé de l’aspirateur, moi de la vaisselle et des cendriers, je perdais largement au change. Elle avait du bol, il nous restait des draps propres. De quoi boire et fumer aussi. Quand elle a garé sa 4L dans l’allée, notre intérieur ressemblait presque à une maison normale. Elle avait une sale tête et deux gros sacs, une clope au bec évidemment. Les sacs nous ont tellement surpris qu’on a omis de lui proposer notre aide. Elle a demandé où elle dormait avant de filer dans la chambre d’ami et on ne l’a pas revue de la nuit, un coup de chasse d’eau en guise de bonne nuit, on a trouvé ça bizarre mais sans plus, c’était son style. Alors Vincent a rangé l’aspirateur et repris son laïus sur le mensonge en société et son côté indispensable. Si on ne ment pas, tout s’écroule dans la seconde. Y’a rien de sérieux, y’a un jeu grandeur nature et des comédiens plus ou moins doués qui parfois s’oublient et pensent alors qu’ils sont vivants et les pires vont jusqu’à se croire importants, tu crois pas ? Je ne croyais rien, il était trop tard et nous étions trop saouls pour croire en quoi que ce soit, je suis allé me coucher après avoir achevé ma mirabelle tiède. Ça me foutait des migraines infernales et le système digestif en vrac mais ça restait mon alcool préféré pour les nuits molles, les nuits sans grand intérêt.

Le problème est apparu après le café, avec la première clope de la journée.
– Je suis enceinte. Je veux le garder. Et j’aimerais qu’on l’élève ensemble, tous les trois. Qu’est-ce que vous en pensez ? Vincent a proposé de refaire du café, j’étais de tout cœur avec lui, je l’ai même accompagné à la cuisine pour vérifier ses dosages, il nous en fallait un corsé. On s’attendait à un problème simple. Une histoire d’amour foireuse. Un job qui partait en morceaux. Quelque chose dans nos cordes quoi. On n’avait pas envisagé une seule seconde qu’on faisait partie du problème, partie à 100%. Que Mélanie soit une femme faite comme les autres et qu’elle aussi puisse se retrouver dans cet état, ça ne nous avait jamais sérieusement effleuré l’esprit. On manquait souvent d’imagination pour tout dire. Faut que j’aille bosser, on en reparlera elle a ajouté en souriant. Après son départ, on était tellement sonné tous les deux qu’on est allé se recoucher. Impossible de fermer l’œil et je suis certain que c’était idem pour Vincent. Père de famille, putain, on était tous les deux à la ramasse, on passait nos nuits à boire et nos journées à glander, on n’avait ni projet ni idéal ni le début d’une ombre de carrière professionnelle, ça risquait de donner une éducation méchamment alternative tout ça, ça risquait de ne rien donner de bon et elle le savait comme nous alors pourquoi ?…

Elle ne nous a pas forcé la main, elle n’a pas joué les airs du chantage affectif, elle a été parfaite du début à la fin. La maison s’est mise à ressembler à une vraie maison, on a investi dans des produits d’entretien, dans de la vaisselle aussi, des livres de cuisine, on s’est mis à faire le marché le samedi matin. On a tous les deux trouvé du boulot, on a même mis de l’argent de côté pour le drôle à venir. On s’est mis à y croire. Comme une seconde chance, une sorte de rédemption… Malgré ses grandes théories, Vincent était ravi de s’intégrer au bordel ambiant. Malgré mon je m’en foutisme obstiné, je me suis mis à lire des bouquins sur l’élevage des nourrissons, à me projeter dans l’avenir. Mélanie a arrêté l’alcool et la clope, on ne fumait plus dans la maison et souvent à la nuit tombé, on se retrouvait tous les trois au jardin, sur les chaises longues, on parlait de tout et de rien, je suis persuadé qu’on nous entendait sourire dix kilomètres à la ronde. Elle ne nous a pas parlé du père, on n’a pas posé de question. Dans le quartier, les rumeurs allaient bon train mais on ne s’inquiétait pas, on savait que c’était partout le même cinéma, les mêmes jalousies, les mêmes langues de pute. On avait mieux à faire. Transformer la chambre d’ami en chambre à marmot. Courir les boutiques de fringues, commander les catalogues spécialisés, se renseigner sur les maternités des environs, on jouait le jeu à fond. Elle a paniqué un brin au septième mois, j’ai fait n’importe quoi, je suis nulle, je suis énorme, je vais être minable comme mère, elle a liquidé notre stock de Kleenex en deux jours… On la soutenait de toutes nos forces. Tu n’as jamais été aussi belle et n’aie pas peur, tu vas toutes les écraser, et en plus ton gamin sera un type bien, quelqu’un de libre… Nos petits boulots se sont transformés en CDI, on a pris un crédit pour acheter la maison. On s’est aussi offert une voiture potable. On devenait sérieux. On apprenait à être comme tout le monde et ça nous amusait plutôt.

Ils ont fait une drôle de tête à la maternité. Ils devaient penser qu’on se foutait de leur gueule et ce n’était pas du tout le cas. Qui est le père ? On va l’élever tous les trois. Ah… Mais, qui est le père ? On sait pas. Ah… Et vous voulez assister à l’accouchement tous les deux ? Évidemment, c’est notre enfant quand même… Et là, même un simple ah, ils ne savaient plus dire, il a fallu qu’on se contrôle sinon on partait dans un fou rire infernal et on se faisait virer de suite par la sécurité.

Les débuts ont été plus que laborieux, on dormait jamais plus de deux heures d’affilée et le gamin avait le chic pour ramasser toutes les saloperies qui traînaient, on a laissé une petite fortune chez le toubib. Quant à Mélanie, c’est à peine si on existait pour elle. Elle n’avait que le prénom de son mioche à la bouche, et Léo par ci, et Léo par là, et la première fois qu’il a souri, qu’il a grogné, qu’il a dit maman, elle s’engluait dans le gâtisme et la vénération bête, c’était plutôt pénible comme spectacle, j’évitais autant que possible. Quand on osait prétendre que c’était un gamin comme les autres, que c’était pas exactement le centre du monde, elle haussait les épaules en nous traitant de ratés, l’atmosphère s’alourdissait semaine après semaine. Rien n’était trop beau pour lui. Elle ne l’habillait qu’en Petit Bateau, et pas question d’y supporter la foule au moment des soldes, non, monsieur ne pouvait pas vomir sur autre chose que des ensembles à 600 balles. Elle n’a pas repris le boulot à la fin de son congé maternité, elle n’a même pas pris la peine d’envoyer une lettre de démission. Avec Vincent, on essayait d’arrondir les angles au maximum, de la jouer conciliant, diplomate, mais on avait tout de même l’impression de tout donner sans jamais recevoir le moindre merci, ça nous fatiguait à force. Alors quand Léo est mort d’une encéphalite deux semaines avant son premier anniversaire, on n’a pas osé le dire et à peine le penser mais ça nous a soulagé presque.

Mélanie ne bougeait pas, ne disait rien, ne pleurait pas non plus, elle regardait son fils immobile, le médecin attendait que ça passe en gardant une tête de circonstance, nous avons fait tout ce que nous pouvions, il n’a pas souffert, blablabla, je ne sais pas pourquoi il se fatiguait ainsi, personne n’avait envie de l’écouter, et puis il n’avait rien d’intelligent à dire. Ça n’a pas duré plus de trente minutes mais ce furent les plus longues minutes de ma vie, haut la main. Avec Vincent, on se jetait des coups d’œil en douce, on savait déjà qu’on ne pourrait pas être à la hauteur, qu’on serait infichus de l’aider notre ex-maman chérie. Son monde venait de s’écrouler et il ne lui restait plus rien. On l’a accompagnée pour les démarches administratives, elle voulait une crémation, garder une trace, garder sa présence auprès d’elle, toujours. Tu parles d’une présence, une urne minable avec de la poussière grise mais c’était son fils et son choix, elle s’en moquait bien de notre avis. Les soirées suivantes furent épouvantables. Ça ressemblait un peu à l’enfer tel que je l’imagine. On picolait tous les trois comme des brutes et sans dire un mot, sans musique, on n’avait pas faim, on avait froid, on voulait juste boire jusqu’à être ivre mort mais on n’y arrivait pas. Avec Vincent, on voulait faire un grand nettoyage et balancer toutes les affaires du gamin dans des cartons puis à la cave, Mélanie refusait, ce serait comme si on le tuait une deuxième fois, on n’a pas le droit de lui faire ça. Résultat, on la retrouvait à l’aube pleurant sur une bavette ou tenant en silence un hochet musical. Il y a toujours des moments où on a besoin de se torturer, de se mettre la tête à l’envers pour savoir si vraiment ça vaut le coup de continuer à jouer des coudes dans ce cirque minable. Elle en était là et on regardait sans rien dire, on avait toujours un peu peur qu’elle fasse une connerie quand on partait bosser le matin en la laissant seule mais on n’avait pas trop le choix non plus, il ne fallait pas que tout sombre en même temps, à quoi ça aurait servi d’ailleurs ?

On ne savait rien de ses projets mais elle ne paraissait pas non plus capable d’en faire. S’habituer à la douleur et aux échecs peut prendre des années, on peut craquer aussi, se faire ramasser en 1000 morceaux au détour d’une ruelle, la nuit de préférence, et sous la pluie. Mais un soir qu’on revenait du boulot après un long détour par le bar du coin, elle n’était plus là. Il ne restait aucune trace de leur passage, pas même un petit mot, ou un numéro de téléphone. On est retourné au bar pour arroser ça. On n’a jamais eu de nouvelles. On a surveillé les faits divers dans le quotidien régional mais rien de spécial, juste les horreurs ordinaires, incestes, meurtres, folies, accidents de bagnoles, toutes les misères quotidiennes mais rien d’exceptionnel alors si ça se trouve et si les dieux sont de la partie, elle s’en est sortie à peu près, elle a repris la lutte quelques dizaines de kilomètres plus loin, et c’est tout le mal que je lui souhaite.

– C’est dommage. C’était plutôt sympa comme rôle père de famille. Le danger, c’est qu’on risquait tout le temps de se prendre au sérieux. De se croire important. Mais c’était bien non, qu’est-ce que tu en penses ? Je n’en pensais pas grand-chose, j’étais surtout fatigué. Il était minuit déjà et le réveil attaquait à six heures. On se retrouvait avec deux boulots à la con et vingt ans de crédit sur les bras, je trouvais ça plus que moyen. L’impression de s’être fait avoir un peu. De n’avoir rien contrôlé. Apprendre de nouveaux rôles sans cesse. Puis les masques tombent et derrière il y a d’autres masques et ça peut durer quelques dizaines d’années ainsi sauf que l’usure guette. La lassitude. N’empêche que Vincent avait raison, c’était plutôt un rôle sympa. Je me suis repris une mirabelle avant d’aller me coucher. La maison était redevenue dégueulasse à une vitesse étonnante, comme s’il ne s’était rien passé. On était à nouveau chez nous.

Pau, hiver 2000

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