carnet de Bure, 4 (aujourd’hui, maintenant)

Dire qu’il faut écrire à l’imparfait maintenant. C’était un endroit magique le bois Lejuc. J’y ai passé quelques semaines qui comptent parmi les plus intenses de ma vie. À mal manger, à très mal dormir, à avoir peur, souvent. À m’ennuyer. À m’agacer pour rien. À ramasser du bois. À entretenir le feu et à éplucher des légumes. À me réveiller chaque nuit, j’ai cru entendre un bruit de pas, un bruit de moteur, je me redresse, au pire m’habille pour surveiller le chemin depuis vigie sud car on le sait, les gendarmes peuvent intervenir à tout moment, on se prépare au pire. C’était épuisant la vie en forêt. J’en revenais sale, lessivé et pourtant, je restais une ou deux semaines, jamais plus, j’étais un touriste. C’était crevant. Cela en valait la peine.

Se réveiller à l’aube aux Karen et voir le soleil découper la silhouette des arbres puis la brume tombe et recouvre la lisière et les sentiers. Je suis vivant comme je l’ai rarement été. C’est fini. C’est nul.

C’était il y a deux mois et le bois me manque, physiquement. Là-bas, j’étais épuisé mais libre. Heureux. Entouré d’ami.e.s. C’est à elles et à eux que je pense tous les jours. J’ai perdu un endroit magique, illes ont perdu leur cabane, leur yourte, leur cuisine, illes ont perdu leurs lieux de vie et de lutte. Et tous les jours, je vais lire les billets sur vmc.camp et ça me met en rage le mélange de triomphalisme – vous nous avez rendu plus fort.e.s et plus déterminé.e.s, tu parles – et de postures victimaires – les gendarmes sont méchants, la justice est complice, bla-bla-bla. La langue de bois militante dans toute sa splendeur. Heureusement qu’un ou une ami.e a écrit « non ça va pas ». Non, ça ne va pas. Et ce qui se passe ces jours-ci à l’est de Notre-Dame-des-Landes n’arrange rien.

La zad qui se normalise à grande vitesse et le bois Lejuc contrôlé par les gendarmes, l’État reprend le contrôle et ça me désespère.

C’était il y a deux mois. Je suis retourné à Bure pour le week-end inter-comités du 3-4 mars. Une manif’ minable* le samedi. Une manif’ plus déter à travers champs et forêts le dimanche mais une manif’ tout aussi inutile que le samedi. J’ai revu des gentes, d’autres n’étaient pas là, la plupart de mes ami.e.s de vigie sud n’étaient pas là, illes me manquent, et ça n’allait pas, ces longues discussions stériles dans une grange sombre et glaciale alors que je ne rêvais que d’une chose, marcher dans le bois. Entretenir les barricades et marcher, libre. Impossible d’y accéder. Je le vois au loin. Les blocs du mur couchés au sol le long de la forêt. Les camions bleu marine. Ils surveillent. Ils ont détruit les cabanes, ils ont détruit les barricades, ils bloquent l’accès, et je suis rarement optimiste, je crains qu’ils ne parviennent à garder les lieux cette fois-ci. L’occupation du bois en août 2016 a été rendue possible par trois facteurs : les restes du mouvement social du printemps, la condamnation des travaux de l’Andra**, le fait que les gendarmes n’aient pas reçu l’ordre d’évacuer la forêt. Retrouver une telle combinaison favorable risque de prendre du temps. Retrouver une telle combinaison paraît compliqué quand les personnes qui croient nous gouverner se permettent tout*** sans que ça ne réagisse fortement dans la rue ou ailleurs…

Je pense aux ami.e.s, je pense à la forêt. Aux journées pluvieuses, embrumées, ensoleillées. Au joint partagé autour du feu. Aux histoires qu’on se racontait et à celles qu’on gardait pour soi. Aux rencontres. Aux amitiés. Aux au revoir, « prends soin de toi, à vite ». À l’intensité des silences. À la lueur de la nuit. Aux lueurs de nos frontales. J’y pense dans ma petite boîte de béton parisienne, j’y pense devant mon écran, dans le métro, cerné de caméras et de pubs, j’y pense sans cesse. Je pense et ne vis plus. Quelqu’un.e a tagué ça dans Paris le 22 mars. Qui que tu sois, je t’adore.

Paris, mars 2018

*Pourquoi minable ? Il faudrait développer bien sûr, expliquer, mais je suis tellement amer quand je repense à cette marche stupide que je n’ai pas envie d’en parler. Pour faire vite, c’était comme le 15 août 2017 : les gendarmes nous emmènent où ils veulent puis nous font rentrer sagement à la maison lorsqu’ils l’ont décidé. Seul point positif : pas de blessé.e.s. L’équivalent d’un Bastille – Nation derrière les ballons de la céget’ si vous voulez…
**Pour empêcher toute occupation, l’Andra construit un mur autour de la forêt en juillet 2016. Début août, le tribunal de Bar-le-Duc condamne l’Andra pour travaux illégaux.
***Pour donner un seul exemple, la facilité avec laquelle la sélection à l’université passe me laisse abasourdi. Heureusement qu’il reste Toulouse pour relever le niveau.

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