Carte postale

Les voyages se font rêvés les yeux ouverts, les yeux fermés, les voyages se perdent ou ne se font pas, se font mal, ce n’était pas le bon moment, la destination appropriée, et les couples suivent le même chemin, la même trajectoire, les couples ne réfléchissent pas assez, manquent de recul et à ce morceau d’époque, j’appartenais à un couple, je vivais en couple, j’y étais même heureux je pense et les vacances approchaient et nous préparions le départ avec le plus grand soin, soucieux de réussite, de perfection, nous désirions un voyage à la hauteur de l’amour que nous éprouvions ou croyions éprouver l’un pour l’autre, notre premier voyage ensemble car enfin, la semaine à Londres ne comptait pas, nous y étions hébergés chez des amis à elle, là nous partions trois semaines, tous deux seuls, nous en avons rêvées six mois avant, nous les avons préparées deux mois plus tôt, et nous n’en finissons plus aujourd’hui de les regretter, de les haïr presque, de les haïr comme nous nous haïssons l’un l’autre presque.

Inutile de s’en plaindre. La tentation est grande de réécrire l’histoire.

Chaque jour, chacun dans notre wagon de métro à destination de nos emplois respectifs, nous cornions les pages des guides touristiques, faisions des croix en marge, pour chaque auberge deux solutions de repli, nous lisions Bowles et Canetti, parcourions les publicités des compagnies aériennes, et le soir venu, notre couple reformé échangeait les informations, discutait les choix possibles, les itinéraires recommandés, notre couple regardait dans la même direction, la carte Michelin au 1/1 000 000 épinglée au mur du salon entre les dessins de ma nièce et la liste des courses, médicaments inclus. Nous aurions attendu un enfant ensemble, nous nous y serions pris de la même façon. Elle serait partie avorter en Hollande à la treizième semaine. Ne m’aurait pas donné de nouvelle ensuite, j’aurais pleuré pareil.

Les circonstances lorsqu’elles ne daignent pas jouer en notre faveur.

Trop de chaleur, trop d’arabes de sexe masculin cherchant à vendre quelque chose, trop de fatigue et de bus bondés, radio toutes les nuits en marche, quand nous laisseront-ils dormir ? jamais, trop de poussière et d’insectes énormes et de pauvreté, de femmes courbées dans la poussière, fagots de bois à l’épaule, et le reproche constant, nous sommes à leurs yeux riches et blancs et ils ne sont ni l’un ni l’autre, trop de violence pour ces deux petits corps pâles, le mien surtout, elle avait plus d’endurance, était plus forte, plus ouverte aussi, encaissait mieux les chocs, des petits blancs habitués à leur confort, leur frigo, leur supermarché, leur baignoire, leur climat tempéré et le reste. Tout le reste. Chacun complétera la liste à sa convenance.

Rapatriement sanitaire. Mon corps en lambeaux. Nous ne pouvions même plus le faire. Nous avions égaré nos attirances respectives, travestissions le fait en syndrome infectieux avec la plus grande sincérité.

Il reste les images. Les belles images. Nous commettons tous les mêmes. Les gorges du Hoggar. Les souks de Marrakech. Le quartier des tanneurs à Fès. L’hôtel avec la piscine. Celui où nous dormions sur le balcon et sous les étoiles. Il reste principalement la terrasse du Hafa à Tanger et cette ville, je voulais m’y installer, y poser mon sac, mes caisses de livres, je ne voulais plus la quitter, j’avais enfin trouvé mon chez moi. L’endroit qui me parle, l’endroit où mes racines s’étaient faites la malle. Ici peut-être je pourrais cesser la triche. Jouer le bonheur plus longtemps qu’ailleurs. Elle a gardé les photos, il me reste les négatifs. Ils sont rangés au sec, à l’abri de la poussière. C’était il y a dix ans presque, j’attends le moment adéquat pour les faire développer. Je manque souvent d’argent, je continue à manquer. Et ne voyage plus guère.

maroc

Pau, automne 2000

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