d’une semaine l’autre

SAMEDI

Prendre la voiture et regarder l’heure, putain c’est pas vrai, avant d’ouvrir la vitre et d’élever la voix, mais magne-toi bordel, qu’est-ce que tu fous ? on a rendez-vous à quinze heures trente, son visage apparaît à la fenêtre, ça va, t’excite pas, j’arrive, et lui se retient pour ne pas la traiter de tous les noms, il en a envie mais il la ferme, il refuse de rentrer dans son petit jeu, il sait très bien où elle veut en venir. Et ce dont elle est capable. Il a l’habitude. Soupire. Reste calme mon grand, respire tout doucement. Amplement. Oui, c’est bien. Bientôt trois ans que ça dure, il commence à la connaître. Elle a toujours le dernier mot, ça n’en vaut pas la peine. Et puis, quand elle boude, inutile d’espérer baiser. Déjà que souvent, elle se défile.
Ne plus regarder l’heure, ne pas lui gueuler dessus. Ne pas s’énerver non plus. Ça ne servirait à rien. Il allume une clope à la place. Camel mild. Il joue avec le trousseau de clés. Un tour dans un sens, un tour dans l’autre, ça occupe, ça détend aussi. Le contact du métal sur la peau m’a toujours été agréable. C’est vrai qu’on est bien ensemble mais quand même, des fois elle abuse. Elle en profite. Elle a bien raison, je me laisse faire, parfois même je m’excuse, pourquoi elle se gênerait ? trop bon trop con, c’est ce que les potes me disent quand je leur en parle, c’est rare, je n’aime pas étaler ma vie privée en public mais parfois ça déborde, c’est plus fort que moi, ils disent que je devrais la remettre en place une bonne fois, ils ont peut-être raison, je n’en sais rien et je n’ai pas envie de savoir. C’est toujours facile de donner des conseils aux autres, tu devrais faire ci, tu devrais faire ça, et ça ne veut rien dire, ça n’a pas de valeur.
Attendre. Attendre en fermant les yeux, en crachant la fumée. Attendre même si je n’aime pas ça. Attendre parce que je n’ai pas d’autre choix. Rien qui m’amuse.
Ne plus regarder l’heure. Ne pas faire semblant de ne plus regarder l’heure. Il y a de la poussière sur le tableau de bord, faudra que je nettoie un de ces jours. Putain, mais qu’est-ce qu’elle fout ? elle le fait exprès ou quoi ? ça l’amuse on dirait, quelle conne quand elle s’y met. Elle se pointe enfin. En plus elle fait la gueule. On aura tout vu. Elle s’est maquillée trop vite, le résultat n’est pas terrible. Mais sur elle, tout passe et elle le sait très bien, elle joue avec ça à longueur de temps, longueur d’années, elle n’en finit pas de jouer. Elle peut être mal maquillée, mal fringuée, ne pas décrocher un mot, fumer des clopes à la chaîne en vous crachant la fumée à la gueule, ça ne change rien, tout le monde la regardera, la désirera. Homme ou femme, qu’importe. C’est vrai qu’elle est super jolie. Un corps bien foutu, un visage agréable. Les lèvres surtout. Une des plus belles filles que j’ai jamais rencontrées. Tous les mecs du lycée avaient envie de se la faire à l’époque. Certains doivent encore y penser lorsqu’ils se branlent. Ou lorsqu’ils prennent leurs nanas en levrette. Une jolie fille… mais ça ne l’empêche pas d’être pénible plus souvent qu’à son tour. Une jolie fille gâtée et presque conne… Enfin, on ne peut pas tout avoir. J’ai quand même de la chance de passer mes nuits avec une fille comme ça. J’aime bien quand on se promène au centre commercial, tous les types se retournent sur elle, elle a un cul magnifique et le reste aussi et je suis sûr que plein de nanas se disent que je dois être une crème de mec pour que ça dure si longtemps nous deux. Ouais, au fond j’ai de la chance. Et puis ça ne sert à rien de s’énerver, elle est la plus forte.
Elle l’a toujours été.
Pietro passe la première tandis que Mélanie regarde droit devant elle. Elle s’en moque d’être en retard. Ce sont des potes à lui de toute façon. Rien de grave. Rien qui vaille la peine de s’en faire alors elle ne s’en fait pas, elle allume une clope. Lui jette un coup d’œil rapide. Il a toujours l’air très concentré quand il conduit. À croire qu’il a été pilote de F1 dans une vie antérieure. Enfin. C’est rigolo les garçons. C’est rigolo cinq minutes. Et dès qu’on a pigé comment ils fonctionnent, on commence à s’ennuyer ferme. Lui ou un autre. Lui comme les autres. Elle attend une réflexion désagréable sur l’importance de sa consommation journalière – de un à trois paquets, selon l’humeur, selon le temps, selon s’il est chiant ou pas – mais rien ne vient alors elle se concentre à nouveau sur le paysage. Si on peut appeler ça un paysage. Elle regarde droit devant et le monde n’est pas plus agréable à voir au travers d’un rideau de fumée. Pas plus moche non plus. Le monde est ce qu’il est et souvent elle s’y ennuie.

Il a du mal à ouvrir les yeux maintenant. Ça colle. Ça s’obstine à rester fermé. Trop lourd ou sec, enfin ça coince. Ça ne marche pas exactement comme il faudrait. Il sait bien pourquoi. Soulever la tête aussi. Rouler sur le côté et reprendre son souffle, réveiller les muscles un à un. Mal au crâne. Le cerveau réagit au moindre mouvement. Surtout pas de lumière, surtout pas de violence. Pas de bruit non plus. Comme tous les jours ou presque. Regarde l’heure. Putain, déjà trois heures. N’importe quoi et pourvu que ça dure. Encore une journée fichue. Et ma mère qui répétait tout le temps, l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt. Paix à son âme. Ou à ce qu’il en reste. Qu’est-ce que ça peut faire l’avenir. Ce qui est fait est fait et tout le toutim. On s’en branle de tout ça. En tout cas, moi je m’en branle. Et plutôt deux fois qu’une.
Trois heures, c’est dingue.
Pas que ce soit très grave. Pas que ça change grand-chose. Il n’est attendu nul part. Il n’a rien de spécial à faire aujourd’hui. Ni rendez-vous ni activité programmée. Une journée comme toutes les autres mais au moins il y a du soleil. Ce serait pas mal d’aller faire des courses, je n’ai plus rien à boire. Ce serait bien de ranger aussi, c’est le bordel. Plus une fringue de propre. L’évier qui dégueule de vaisselle. Plus tout ce qui traîne au fond de la baignoire. Rien à foutre. C’est pas évident de vivre seul. De trouver l’énergie afin de maintenir les apparences. Si encore j’avais une nana, je ferais plus attention. Je me laisserais moins aller. Ou si j’avais un boulot. Une quelconque responsabilité. Tu parles, avec des si…
À quelle heure je suis rentré hier déjà ? impossible de me rappeler. Ni l’heure ni comment j’ai réussi, avec du mal sans doute. Impossible de me rappeler quoi que ce soit. Ça non plus ça ne change pas beaucoup. Les potes me raconteront. Ils se foutront de ma gueule, putain, t’étais dans un état hier, mais de quoi je me mêle… Si j’ai envie de me foutre en l’air en quatrième vitesse, c’est mon problème. Et encore, quand je dis problème, c’est juste une façon de parler.
Il n’y a pas de problème, j’essaie juste de tuer le temps. De l’accélérer.
Il tend le bras pour choper la bouteille d’eau et ses clopes. Le paquet est presque vide, encore une bonne raison pour se lever. Les compter sur le bout des doigts. Avec de la chance, je croiserai quelqu’un au tabac. Il me payera un verre, on se racontera nos vies, nos projets. Tout ce qu’on fera le jour où on se décidera enfin à quitter cette ville de merde. Parce qu’un jour c’est sûr, on partira. On ira loin, on vivra mieux. On s’entraînera au bonheur et tout ce genre de choses, la liberté, l’insouciance, j’en passe. Il se traîne jusqu’à la salle de bains, se réfugie dans un bain brûlant. Au bout d’une minute, il est déjà trempé de sueur et il adore ça. Évacuer toute la merde. Tout cet alcool. Évacuer un maximum. Ici, rien ne peut m’atteindre. Les erreurs, les mensonges, les bonnes résolutions… Ici, je suis bien. Je suis tranquille. Ça ne durera pas mais ce n’est pas grave, c’est toujours ça de pris. Et ça ne me gênerait pas trop de mourir maintenant.

– On avait dit quelle heure ?
– Quinze heures.
– Qu’est-ce qu’ils foutent encore ?
– Tu les connais, ils ne savent pas lire l’heure. Même le jour de leur mariage, ils arriveront à la bourre. Pat rigole, il est content de sa blague. Il en fait tout le temps, c’est un peu sa spécialité.
– Il y aura qui ce soir ?
– Valérie, Cathy, peut-être Laetitia mais c’est pas sûr.
– Elle on s’en fout, elle est maquée.
– Et alors, qu’est-ce que ça change ? les filles, elles sont comme nous, elles sont exactement pareilles. Quand elles ont envie, elles prennent ce qui est disponible, ce qui leur tombe sous la main. Pat a l’air sûr de lui alors Steph n’ose rien ajouter. Pat connaît mieux les filles, c’est sûr. Mais lui, ça le dégoûterait plutôt de se taper la nana d’un autre. Il ne la lécherait pas déjà, peur de récupérer le sperme de l’officiel. Peur des complications aussi. Si le mec l’apprend, ça peut faire des histoires et lui, les histoires, il évite. Question de tempérament.
Il fait chaud. Il fait presque trop chaud. Les voitures se déforment, les lignes du parking se courbent avant de se voiler, se distendre. On se croirait dans une pub pour soda. Sauf qu’il manque la mer et les jolies filles en tenue légère, nombril exposé. Le décor n’est pas à la hauteur mais ils ont l’habitude, ils le connaissent sur le bout des doigts.
Une journée qui s’annonce agréable même si Steph a un peu mal aux yeux. La cuite de la veille. Et il s’est levé tard aujourd’hui, il n’est pas bien réveillé encore. Quinze heures vingt. Ils vont rater les pubs et les bandes-annonces. C’est vrai qu’ils ne sont jamais à l’heure ces deux-là. Doivent passer trop de temps à baiser. Ouais, c’est sûrement ça. Il y en a qui ont de la chance quand même. Surtout qu’elle a de la classe Mélanie. C’est une chieuse d’accord, mais elle a une sacrée classe. Quand elle marche, il s’arrange toujours pour être derrière. Il mate en essayant de rester discret et ce n’est pas évident de maintenir les apparences. Il adorerait la voir baiser, juste la voir, l’entendre, il en rêve souvent depuis qu’il la connaît. La voir se faire prendre par deux mecs en même temps, un dans le cul et l’autre dans la bouche. Steph soupire. Il sait bien que les filles comme elle, ce n’est pas pour lui. Ou alors c’est qu’elles ont trop bu, qu’elles n’ont même plus la force de refuser, mais baiser de la viande saoule, ça ne l’amuse pas et ça l’excite à peine. Ou alors il faudrait faire ça à plusieurs, jusqu’à ce que la fille dessaoule et se rende compte. Les filles de cette qualité sont pour les autres, il le sait depuis longtemps. Lui, il est abonné aux nanas un peu moches, un peu connes, un peu paumées. C’est comme ça, ça ne sert à rien de se prendre la tête alors il fait avec. Il accepte.
Pat, c’est différent. Il a une belle gueule, il lève ce qu’il veut quand il veut. Mais il passe son temps à se moquer, à rire, il ne prend rien au sérieux, ni les filles ni le reste. Qu’elle soit canon ou pas, du moment qu’il baise, il est content, satisfait. Il collectionne les coups comme d’autres les cassettes pornos. Mais si la fille fait mine de s’accrocher, il dégage aussitôt.
– T’as fini comment hier soir ?
– Chez Isa, tu sais, la petite brune.
– C’était bien ?
– Rien d’extraordinaire mais c’était sympa…

Il y a du monde sur la route. Ça l’agace. Il voudrait pouvoir rouler plus vite, passer la cinquième, ils sont en retard, il supporte mal. Et puis c’est moins drôle de conduire quand il y a plein de gens partout. Le pied, c’est une autoroute déserte la nuit. De la bonne musique à fond. 160, 170, l’impression de glisser dans le temps, d’échapper à la pesanteur et aux réalités ordinaires. Elle regarde sans les voir ces boulevards et ces avenues connus par cœur. Ils sont nés là, ils ont grandi ici, maintenant ils y travaillent, enfin, ceux qui ont trouvé du boulot. Un endroit comme les autres. Ville moyenne à dominante pavillonnaire. Rien d’exceptionnel mais ici on connaît tout le monde, c’est quand même pratique. C’est plus facile aussi. Il y a du monde sur la route. Il fait chaud dans la voiture, les sièges collent. Les vitres sont ouvertes mais ça ne change rien, il fait super chaud. 30 minimum. L’un et l’autre transpirent. Toutes ces bagnoles, tous ces gens. Ils vont faire leurs courses sans doute. Ou ils vont au cinéma. Ils se déplacent en meutes, on dirait l’enfer et nous y participons tous.
Complices en somme.
Pietro monte le son de l’autoradio et Mélanie ne fait aucune remarque malgré son mal de crâne naissant. Jamais supporté la voiture, déjà gamine. Impression d’être en cage, enfermée. Ni le bruit. Et la chaleur aussi elle supporte mal. Le corps devient poisseux, échappe à notre contrôle, il sent fort, c’est dégueulasse… Elle fouille dans son sac et avale deux Doliprane. Il la voit faire mais s’abstient de tout commentaire. Il trouve qu’elle prend trop de médicaments, au moins quatre ou cinq par jour, pour la peau, les règles, la tête, pour dormir, pour se réveiller, pour rester calme, elle prend des cachets pour tout et n’importe quoi, il y a des ordonnances qui traînent partout dans l’appartement, des flacons, des boîtes entamées, il lui a dit déjà, il lui a dit ce qu’il en pensait, c’est malsain comme attitude, c’est dangereux aussi, il y a sûrement une autre solution. OK, tu as une bonne mutuelle mais c’est un peu léger comme argument.
Elle n’a rien répondu, elle a juste haussé les épaules tout en levant les yeux au plafond. Un geste récurrent chez elle. À quoi bon épiloguer quand un simple geste suffit pour clore la discussion ? renvoyer l’adversaire dans les cordes ? Je prends plein, je prends trop de médicaments, mais de quoi je me mêle ? je suis une grande fille, je sais ce qui est bon pour moi, je sais ce dont j’ai besoin. Je n’ai pas besoin qu’on me fasse des réflexions à deux balles. Je n’ai pas besoin qu’on me rappelle à l’ordre ou qu’on me donne des conseils. Je n’ai pas besoin qu’on me dise ce que je sais déjà. Ce que j’ai toujours su. Je n’ai pas besoin qu’on me regarde avec des yeux de merlan frit sous prétexte que je suis jolie. Je n’ai pas besoin qu’un mec me fasse du baratin sous prétexte qu’il a envie de me baiser. Je n’ai pas non plus besoin qu’on me prenne par la main. J’ai besoin de prendre plein de cachets et qu’on me foute la paix, voilà.
Il y a du monde sur la route, c’est un samedi après-midi normal. Quand à la prétendue vague de chaleur frappant le pays, au regard des statistiques météorologiques des cinquante dernières années, elle n’a rien mais absolument rien d’exceptionnel.

Le temps passe vite quand les mêmes scènes se répètent d’une semaine l’autre. Certains grandissent, d’autres se contentent de vieillir et dans l’ensemble, ça fonctionne correctement tout ça.

Valérie mais tout le monde, exceptés les employés des administrations scolaires et autres, l’appelle Val, Val attaque sa trentième longueur de bassin, 200 mètres crawl, 200 mètres brasse et ça recommence jusque 2000 mètres, inexorablement. Lorsqu’elle est en forme, elle conclut par quelques longueurs de papillon mais aujourd’hui les épaules fatiguent et tirent. Mal dormi la nuit dernière. Ne penser à rien, écouter son corps, maîtriser son souffle, tenir la distance, se remplir tout en se vidant, elle adore la piscine, elle y vient trois fois par semaine quand elle travaille, sinon tous les jours. Elle a un temps essayé de convertir ses copines mais entre celles qui se trouvent trop grosses ou trop maigres, celles qui ont des problèmes de peau, celles qui fument comme des pompiers et celles qui ne savent pas se déplacer sans leur mec, difficile de trouver quelqu’un. Sans oublier celles qui ne viennent à la piscine que pour se faire draguer ou mater les garçons. Val n’a pas ce problème, elle sait bien que son physique n’est pas à lui seul une arme suffisante. Un peu petite, un peu boulotte, myope à lunettes, les mecs l’abordent plutôt en fin de soirée, quand ils ont échoué ailleurs, quand le trop-plein d’alcool bouleverse leurs critères de sélection. Ça ne la gêne pas vraiment au quotidien, elle sait où trouver de la tendresse quand elle en a besoin. Trois prénoms dans son carnet d’adresses, des gens stables, des gens qui l’apprécient et qui aiment à l’occasion passer une nuit plus petit déjeuner en sa compagnie. Elle trouve ça pratique. Plus que cinq longueurs, le corps a du mal aujourd’hui. Il proteste. Elle ne lui laisse pas le choix, elle continue. Et elle y prend du plaisir.

Ils sont chiants ma parole. S’ils sont pas là dans cinq minutes, on y va sans eux, d’accord ? ils nous rejoindront à l’intérieur. Pat ne tient plus en place. Il se lève, se rassoit, croise les jambes, allume une clope et la balance à moitié fumée. Il se moque de tout mais il démarre au quart de tour. Que ce soit avec les filles ou avec les bastons. Pas pour rien qu’il a été inscrit, plus ou moins brièvement, dans presque tous les lycées de la région.
Ok. Steph contredit rarement ses potes. Si Pat veut bouger, on bouge. S’il veut attendre encore cinq minutes, très bien. Il a toujours fonctionné comme ça. À quoi bon s’embrouiller avec les gens ? c’est idiot de se prendre la tête. Avec les nanas, c’est pareil. Si elles veulent bien le faire, parfait, si elles refusent, parfait aussi et inutile d’en faire toute une histoire. Ses potes le trouvent peut-être un peu limité mais lui s’en moque. Avec son mètre 90 et ses cent kilos, personne ne vient l’emmerder et c’est tout ce qui compte. Vivre tranquille, serein, loin des conflits, loin des fâcheux. Il fait bon aujourd’hui, les femmes paraissent toutes plus jeunes, plus désirables. Il aimerait bien en avoir une sous la main. Une qui aimerait sucer, c’est ce qu’il préfère. Et qui le sucerait jusqu’au bout, comme dans les films. Une qui le laisserait venir dans sa bouche.
– Tu as ton portable ?
– Non.
– C’est con, on aurait pu les appeler.
– Ouais…

Au tabac, il n’y a aucun visage connu excepté celui du serveur mais ça ne compte pas alors JH se contente d’un café allongé. Une bière passerait mieux, ça réveille la gorge, ça remet les sens en route mais c’est plus cher et ça dure moins, ça ne vaut pas le coup. You can’t always get what you want, comme ils chantent. Il a envie de se payer une bouteille de whisky correct aujourd’hui. Du Bushmills, du Ballantines. Ras le bol des premiers prix, ça bousille trop l’estomac. Même noyé dans le coca, c’est dégueulasse. Et le chèque de mon père qui n’arrive toujours pas. S’il croit que ça m’amuse de faire la manche. S’il croit que j’ai une autre solution. Quel connard celui-là aussi. Si je n’ai rien reçu mardi, je lui téléphone. Je lui raconterai des histoires pour l’endormir, comme aux enfants. J’ai été à des entretiens d’embauche, j’attends les réponses, j’ai bon espoir, le baratin habituel.
Des entretiens d’embauche, n’importe quoi… Déjà qu’il me faut une bonne semaine pour écrire une lettre de motivation… Mais qui ça peut motiver d’être magasinier ou enquêteur téléphonique ? ils se moquent du monde je crois. Et comme personne ne proteste, ils auraient tort de se priver. C’est un drôle de jeu tout ça. Pas envie de rentrer là-dedans. Pas envie d’y laisser des plumes, d’y perdre de l’énergie et des rêves. Mon père a du mal à comprendre, lui a toujours travaillé. Il a commencé à quinze ans et quand il en parle, on a l’impression qu’il en est fier. Que ça le remplit. Fier d’avoir été et d’être encore un esclave. Programme en parle dans une de leurs chansons, « on n’a jamais travaillé / jamais vraiment comme nos parents / juste quelques plans à droite à gauche pour arrondir les fins de mois / ou compléter le minimum qu’offre l’État pour qu’on n’aille pas mettre le nez dans ses affaires ». Du moment qu’il m’envoie un chèque de temps en temps, c’est tout ce que je lui demande… Il croit peut-être que ça m’amuse de l’appeler à l’aide tous les deux trois mois. Vivement l’année prochaine que j’aie droit au RMI. Ce ne sera pas la fortune c’est sûr, mais ce sera plus tranquille quand même. Ce sera presque le confort.
Il boit son café à toutes petites gorgées, allume une clope. Journée foutue, journée de merde. Une gamine se plante devant lui et lui demande du feu, il a du mal à soutenir son regard. Des yeux clairs. Cheveux bruns et courts, un beau visage.
Elle a une jupe ridicule et le nombril à l’air. Pas un poil de graisse, un brin d’acné juste. Quinze ans maximum. Je me la ferais bien. Je vivrais bien une grande et torride aventure érotique en sa compagnie. Si ça se trouve, elle est encore pucelle. Je ne m’en suis jamais tapée, je me demande quel effet ça fait. Si ça saigne beaucoup, si ça fait vraiment mal. Ça doit être flippant quand même. Ce doit être décevant aussi, mais moins que pour nous. Je me rappelle ma première fois, une catastrophe absolue. J’attendais ça depuis tellement longtemps, je l’avais imaginé tant de fois et la réalité n’a pas tenu la distance. Deux allers-retours à peine et tout fout le camp, zéro contrôle, merci, bonsoir, je ferai mieux la prochaine fois, qu’est-ce que j’avais honte, j’aurais aimé disparaître, m’enfoncer sous terre et la fille ne comprenait pas, elle osait prétendre que ce n’était pas grave et elle avait raison mais je ne pouvais pas l’entendre… La fille attend, je manque de réflexes, je ne retrouve plus mon briquet, elle doit me prendre pour un imbécile. Sûr que dans deux minutes, elle va se foutre de ma gueule avec ses copines. Quelle importance.
Il lui allume une Winston light, sa main tremble et ce n’est pas le manque d’alcool et ce n’est pas le manque de sommeil ni le manque de nourriture. Quant au manque d’amour, il ne faut pas exagérer non plus. Il sent l’odeur de son tee-shirt et ça le gêne. Il voudrait sourire, il voudrait être séduisant. Sentir bon, paraître fort et rassurant. Il voudrait ressembler à quelqu’un d’autre.
Merci monsieur et elle retourne s’asseoir. Elle n’a pas encore appris à onduler des hanches comme il convient mais elle apprendra vite, je lui fais confiance. Je t’en foutrais moi du monsieur. Déjà qu’elle m’a vouvoyé. Les détails ont toujours de l’importance à mon avis. Elle est seule mais ça ne veut rien dire. Règle numéro un : aux apparences point ne te fieras. Elle attend sûrement quelqu’un. Ses copines. Sa grande sœur ou sa mère. À moins qu’elle n’ait déjà un mec. À moins qu’elle ne soit plus pucelle. À moins qu’elle… À quoi ça sert d’imaginer des trucs ? À quoi ça sert de se faire des films sur la vie des gens qu’on croise une fois par hasard ? À rien mais ce n’est pas grave et ça passe le temps et ça ne coûte rien, c’est déjà pas si mal.
Se contenter de ce qu’on a. En attendant mieux. Et si le mieux ne se présente pas, je me serai bien amusé quand même. C’est tout ce qui compte aujourd’hui. Et demain pareil. Les petites gens nourrissent de petites ambitions, tout le monde comprend ça.
Elle est mignonne cette gamine, elle a beaucoup de chance. Si elle savait… Si elle pouvait comprendre… Si mais elle n’a pas l’âge encore et avec des si, on sait tous ce que ça veut dire. Toujours la même histoire pourrie, répétitive. Macérer dans les phrases éculées comme on macère dans l’alcool de mauvaise qualité. J’aimerais pouvoir lui offrir un verre. Je n’ai pas l’argent et quand bien même je n’oserai jamais, elle est trop jeune. Elle est trop belle aussi. J’ai envie, j’ai besoin de la croire pure, belle, sensible, intelligente et j’en passe, j’en néglige… Les listes entamées qu’on n’a jamais la force de finir. La force ou l’opportunité.
Il y a une éternité que je n’ai pas osé adresser la parole à une inconnue. Je rate sûrement des tas de moments agréables. Dommage. J’aime caresser une peau, effleurer des lèvres, j’aime donner du plaisir et je sais en recevoir, j’aime ce que je ne suis pas capable d’obtenir parce que. Il y a des tonnes de raisons toutes moins valables les unes que les autres. Je n’ai pas le temps, pas l’argent, je n’ai pas tout à fait envie ou tout à fait besoin ou ce n’est rien, ça passera. Bien fait pour ma gueule aussi. Je dois manquer d’énergie. De conviction. Elle boit un diabolo menthe, ça fait des siècles que je n’ai pas bu ça. Je ne me rappelle même pas quel goût ça a. Un goût de sucre sans doute. Elle est mignonne, elle mérite quelqu’un de bien. D’attentionné. Quelqu’un d’autre. J’espère qu’elle saura trouver ça sans problème. Qu’elle ne se contentera pas du tout venant. Si elle n’est pas trop conne, si elle ne baisse pas les bras, ça ne devrait pas être dur. Mais ici, on ne peut jamais être sûr de quoi que ce soit. Certains lieux invitent au renoncement je crois. Certains lieux, certaines villes et celle-ci en fait partie. Rendez-vous dans dix ans ma belle. Même heure, même adresse. Et nous boirons la même chose. Tu m’auras évidemment oublié mais je saurai te reconnaître entre mille. Et je ne me vante pas, il n’y a que le beau qui sache encore me marquer. Me marquer durablement. Le beau et ses secrets et ses mystères… Le reste, je m’en fous. Le reste, je le noie dans l’alcool fort. Je ne lui laisse aucune chance. Et j’ai raison d’agir ainsi. Et je ne saurais pas agir autrement.
Grosse fatigue parfois.
Et le serveur qui me regarde en douce. Sournois, l’air de ne pas y toucher. Je l’entends qui rumine sans la moindre retenue, sans la moindre pudeur, il est chez lui, il fait ce qu’il veut, il a le pouvoir. Je l’entends et il me fatigue mais je joue l’indifférence. Qu’est-ce qu’il attend pour dégager celui-là ? il va le faire durer combien d’heures son café allongé ? il espère que je vais lui payer une tournée peut-être, j’aurais dû lui demander un verre d’eau. Pour lui apprendre. Pour le plaisir des gestes non rentables.
JH a le temps pour lui à défaut d’argent. Il feuillette le journal. Les faits divers sont minables aujourd’hui, vol à l’arraché et carambolage, rien qui sache trancher le papier, élargir le cadre ou dézinguer les perspectives. L’actualité récupère toutes les fins de semaine. Il s’attarde un moment sur les pages régionales. A une pensée émue quoique fugitive pour les pigistes débutants chargés de la couvrir. Lit son horoscope avant d’aussitôt l’effacer. Il fait chaud dehors mais ça n’a pas une grande d’importance, c’est à l’intérieur que ça se passe. Et même s’il ne se passe rien, il garde espoir et confiance. C’est déjà ça. La jeune fille se lève et sort sans lui dire au revoir. Il est temps de dégager, je crois.

Pietro s’énerve à nouveau, stressante la journée, impossible de trouver une place près de l’entrée et les allées du parking sont remplies de mémères accrochées à leurs caddies et de familles lentes comme la mort, ils paraissent tous se mouvoir au ralenti, c’est une invasion ma parole, ils n’ont rien de mieux à faire ces abrutis, c’est dingue ça, pourquoi ils ne vont pas se promener en forêt par ce temps ? pourquoi ils ne vont pas à la piscine ? leurs gamins auraient sûrement l’air moins triste, moins ahuri et Mélanie ne dit rien, elle n’écoute pas. Qu’est-ce que ça changerait ? elle n’a pas très envie d’être là. Pas très envie d’aller au cinéma. Pas maintenant, pas avec lui, pas par ce temps. Elle a oublié le titre du film, elle a pourtant déjà posé la question cinq ou six fois. Les informations qu’on oublie sont des informations inutiles se dit-elle. Si encore mes copines avaient pu venir mais même pas. Elles avaient toutes mieux à faire, ce qui n’est pas très difficile. Tu parles d’un week-end. Les jours où nos vies ne sont pas à la hauteur. Je serais bien restée seule à la maison. Je me serais branlée, j’aurais fait une sieste, j’aurais pris un bain, j’aurais bu un peu de vodka tranquille, me serais roulé un joint en matant une quelconque vidéo. Ouais, ça aurait pu être un samedi sympa, une journée tranquille…
Et l’autre qui continue de s’exciter. D’élever la voix. Et tout ça pour une place de parking, elle n’en revient pas. Une bonne surprise pour dix mauvaises. Les statistiques jouent parfois contre nous, ça doit les amuser.
Ça fait trois ans qu’elle couche avec ce type, deux ans qu’elle vit avec lui, et elle ne comprend pas. Elle trouve que ça passe drôlement vite quand même. Ça s’accumule jusque mille jours et autant de nuits et rien ne marque vraiment, rien n’apparaît déterminant et ça continue encore, ça pourrait continuer mille ans et d’ailleurs ça risque d’arriver si je ne réagis pas, si je continue à me laisser faire, à me laisser porter. Je reste parce que c’est plus facile. Parce que vivre seule, c’est l’horreur. C’est trop triste. Faire les courses par exemple. Ou se préparer à manger. Ou rentrer du boulot en plein hiver, dans la nuit noire. Et puis, lui ou un autre, qu’est-ce que ça change au fond ? est-ce que ça a vraiment de l’importance ? les mecs se valent à peu près tous. Lui est plutôt moins pénible que certains de ses ex. Dans l’ensemble, il fait attention. Et il aime bien me lécher alors. Ça ne sert à rien de se plaindre. Et ça ne sert à rien de se répéter sans cesse les mêmes histoires si on n’est pas capable d’en changer l’issue. Et l’issue maintenant, c’est trouver où se garer sur le parking du grand centre commercial de la ville…
Ah quand même, il était temps ! Elle ne réagit pas tout de suite, elle réalise que la voiture est garée seulement lorsqu’elle entend le claquement de la portière opposée. Alors elle embarque son sac à main et sort à son tour. Le soleil tape fort, comme s’il désirait aplatir le monde. Écraser les volumes et les chairs. C’est nul d’aller au cinéma par ce temps. C’est idiot mais bon, ça a l’air de lui faire plaisir. Elle repère Steph et Pat devant l’entrée du cinéma, plaque un sourire sur son visage et bombe le torse. Elle sait Pietro jaloux comme un pou, ça l’amuse de le provoquer de temps en temps. Elle sait qu’il n’osera rien dire devant ses potes, il est tellement fier de vivre avec elle, tellement satisfait, pauvre garçon, si tu savais ce que j’en pense de tout ça mais il ne veut rien savoir, il a peut-être raison. C’est peut-être lui qui a tout compris. Ne pas s’en faire, fermer les yeux. Se persuader que demain sera comme aujourd’hui et que c’est très bien comme ça. Il a peut-être raison, ça expliquerait qu’il fasse le fier si souvent.
– Désolé pour le retard, dit-il.
– On parlera après, amenez-vous. Et tout le monde de suivre Pat, discipliné.

J’aurais dû lui demander son prénom, ce serait plus facile maintenant. Ça viendrait plus vite aussi, je transpirerais moins. Faudra que j’aille faire une lessive un de ces jours, mes draps sentent. Heureusement que j’y dors seul. C’est pas le moment de ramener une conquête à domicile, elle me ferait une publicité d’enfer auprès de ses copines, non mais tu verrais comment c’est chez lui, ça pue, c’est dégueulasse, j’ai rarement vu ça, ce genre de discours. Pas de quoi améliorer ma côte de popularité chez les gonzesses des environs. Déjà qu’elle ne doit pas atteindre des sommets. Opération lavomatic programmée. Dès que j’ai le chèque du paternel. Son prénom. Lui murmurer son prénom à l’oreille tandis que je la caresse et l’effleure. Que je la serre entre mes bras. Lui agace le sexe doucement et elle soupire les yeux fermés, elle ne fait presque pas de bruit, elle est belle comme jamais, je n’en reviens pas. J’y penserai la prochaine fois. J’y penserai mais je n’oserai rien lui demander, à peine lui sourire, à peine la regarder, et je ne lui demanderai pas son prénom, et je ne lui demanderai pas non plus ce qu’elle désire boire, je me connais par cœur et me sais ridicule. La timidité n’est jamais une excuse valable.
JH rentre et se branle en pensant à la gamine du café. Il lui donne du feu et engage la conversation, il sait se montrer léger, attentif, souriant, il sait lui plaire, l’attirer, ils ne voient pas le temps passer, se découvrent plein de points communs, cinéma, livres et musique, c’est une belle journée, un autre café s’il vous plaît, et un diabolo menthe, une rencontre exceptionnelle, elle est jeune et belle et je l’aime et vice-versa, il l’invite à prendre un verre chez lui – il n’a pourtant plus rien à boire si ce n’est l’eau courante – et là, elle prend l’initiative, elle tend ses lèvres, son cou, elle lui demande de la serrer contre lui, la serrer fort, de la déshabiller aussi, j’ai envie de le faire avec toi dit-elle, de le faire maintenant et c’est le bonheur absolu et l’avenir sourit comme ce n’est pas permis car plein de fois ça recommence, chez lui, chez elle quand ses parents ne sont pas là, ce qui est fréquent, on finit même par partir ensemble, main dans la main, on va s’installer en bord de mer, un coin tranquille, isolé, on peut y baiser à toute heure en pleine lumière et ça prouve que j’ai eu raison de tenir jusqu’à aujourd’hui, j’ai eu raison de m’obstiner. Nous échangeons nos rêves, nous donnons corps à nos désirs et plus on le fait ensemble et plus on a envie de le faire. Le bonheur ou je ne m’y connais pas.
Rien de tel que la masturbation. Belle invention, y’a pas à dire. C’est quand même étrange que personne, fille ou garçon, n’ose jamais en parler. Comme si c’était encore honteux. Comme si c’était une marque d’échec ou d’immaturité. Un stigmate presque. Mauvaises pensées, mauvaises actions. N’empêche que la vie rêvée a beaucoup plus d’intérêt et de charme que l’autre…
Une petite sieste avant d’aller affronter la foule du supermarché. Prendre des forces avant de replonger dans l’ordinaire. La trivialité. Et puis c’est agréable de dormir pendant qu’au dehors ils sont tous à s’agiter.
La sonnerie du téléphone le réveille, il va se passer la tête sous l’eau tiède. Un coup d’œil au miroir, il faudra quand même que j’aille bronzer un de ces jours. Teint de chiotte dit-on. Les yeux dégonflent peu à peu. Quelques filaments rouges encore, quelques renflements aux paupières incompatibles avec mon jeune âge. J’aurais l’air normal d’ici une heure ou deux. Un message de son père sur le répondeur, « je ne peux pas te dépanner avant la fin du mois, j’ai eu des problèmes avec la voiture, j’espère que tu vas bien, à bientôt », et merde, quel crétin ce type, qu’est-ce que j’en ai à faire de sa bagnole ? en quoi ça me concerne ? bien sûr que ça va bien, pourquoi ça n’irait pas, n’empêche qu’il va falloir jouer serré… Il jette un œil à ses comptes mais rien n’a bougé depuis hier, il reste cinquante euros pour finir le mois. Cinq euros par jour. Il est à combien le paquet de Marlboro déjà ? ça craint. Retour au tabac à rouler. Les factures attendront. Les whiskys corrects aussi. Et pour le bonheur, on verra ça l’année prochaine.
Si ça se trouve, elle a un prénom de merde cette fille. J’aimerais bien me la faire quand même. J’aimerais bien vivre une histoire avec elle. Tomber amoureux comme on dit. Quelques semaines, quelques mois. Ne serait-ce que quelques heures, ça me ferait de beaux souvenirs. C’est une petite ville, je la reverrais sans doute un de ces jours. Je la reverrai et il ne se passera rien mais c’est important d’emmagasiner des images agréables, il n’y a rien de plus important. Et puis c’est tellement utile quand on a du mal à s’endormir, quand on a besoin de se détendre.

C’est bête que Laetitia ne puisse pas venir ce soir. C’est une chouette fille, on a toujours plein de trucs à se raconter. Son mec aussi est bien, Jérémy. Il est drôle, il est souriant, mignon, il doit être tendre. Elle a de la chance. Et puis il faut voir les cadeaux qu’il lui offre, un week-end à Venise, un lecteur de DVD, il ne se fout pas de sa gueule. C’est pas lui qui emmènerait sa nana voir un film de merde avec ses potes. Surtout avec un soleil pareil. C’est vrai aussi qu’il a un boulot super bien payé. C’est bête qu’il n’ait jamais essayé de me draguer. Ça aurait pu donner quelque chose de bien.
Sur l’écran des voitures explosent et des types se menacent, ils sont tous beaux et bronzés, musclés aussi. J’ai encore oublié le titre, j’ai à nouveau mal au crâne. Les garçons, ça semble leur plaire. Je suis coincée entre Pat et Pietro. Ce serait rigolo que Pat me pelote un peu, l’air de rien. Ça m’exciterait. C’est un beau mec, et je suis sûre qu’il baise bien. Ça se voit à sa façon de bouger. À sa façon de regarder les gens. Mais je sais qu’il ne fera rien, il ne lèvera pas le petit doigt. Ils sont potes depuis dix ans ces trois-là, je n’ai aucune chance. Steph sort une flasque de whisky de son sac et la fait tourner. Pietro me dit d’en laisser pour les autres alors que je suis en train de la vider consciencieusement. J’obéis, ce n’est pas un endroit pour s’engueuler. Et si ça l’amuse de faire son macho devant ses potes, grand bien lui fasse. Si ça peut le rassurer. Mais ce soir, je prendrai ma revanche, ce soir je vais me bourrer la gueule, prendre tout ce qui se présente, alcool, joint, rail, cachet. Je sais qu’ensuite il en profitera. Quand je suis défoncée, je me laisse faire. J’attends que ça se passe. Quand il a trop bu, il bande mou, et il a beau me la faire sucer, ça ne change pas grand-chose. Je suce, je le caresse, lèche les couilles, je pourrais aussi lui mettre un doigt dans le cul mais il refuse, peut-être qu’il a peur de découvrir qu’il aime ça, je n’en sais rien, toujours est-il que j’ai beau m’escrimer sur son engin, ça durcit à peine alors on finit par se branler chacun de son côté. Et après, je vais me laver les dents.
Pietro pose une main en haut de ma cuisse, je suis en jean, je suis tranquille, il n’ira pas bien loin. Des fois, je ne comprends pas. Avec mon physique, je pourrais me taper à peu près tous les mecs que je veux. C’est super facile à faire, il suffit de les écouter, de leur sourire, il suffit de les trouver drôles et de les suivre quand ils vous invitent boire un dernier verre chez eux, en tout bien tout honneur comme ils disent. Il y a eu une période où je l’ai fait. C’était nul. La plupart du temps, je n’y prenais aucun plaisir. Ils étaient tellement fiers, tellement excités de se taper une des plus belles filles du coin qu’ils éjaculaient en trois minutes maximum. J’attendais le prince charmant ou un truc dans ce goût-là et puis ce connard s’est pointé. Il était gentil, il faisait attention, il m’écoutait, il savait trouver les mots dont j’avais besoin à l’époque, on a décidé de vivre ensemble. Ça paraît tellement loin. On dirait presque de la science-fiction. Ou du roman à l’eau de rose.
Il prend ma main et la pose sur sa braguette. Je le sens qui bande. Il doit prendre ça pour de l’amour. Il y a une fille en train de se faire baiser à l’écran, elle est très belle, toute en courbes, latino, peau cuivrée. Qu’est-ce qu’il croit au juste ? que je vais me mettre à genoux devant lui et le sucer devant ses potes ? je ne sais pas ce qu’il espère et pour tout dire, ça m’intéresse encore moins que ce qui se passe à l’écran.
Au début, c’était bien tous les deux. On apprenait, on découvrait, il y avait des surprises, de l’inconnu, on a vécu de supers moments. Maintenant, c’est toujours pareil. Ça se ressemble d’un jour, d’une semaine l’autre et c’est nul. Et j’ai l’impression qu’il fait de moins en moins d’efforts. Qu’il trouve normal qu’on soit ensemble. Au début, il ne dormait presque pas, il préférait veiller sur mon sommeil. Il était prévenant, attentionné. Il était tout ce qu’une fille a envie qu’un garçon soit. Quand j’en discute avec les copines, je me rends bien compte qu’on est toutes à peu près dans le même cas. Au début c’est tout rose et très vite le gris reprend le dessus. À croire que c’est normal et ça l’est peut-être. Je ne sais pas ce qu’il faudrait faire. Me barrer une semaine. Ou lui faire peur. Il me souffle « viens » à l’oreille. Je me suis faite avoir une fois, je lui demande de me foutre la paix et il a le bon goût de ne pas insister. S’il veut aller se vider les couilles dans les chiottes, il peut très bien le faire tout seul, pour qui il me prend ma parole ? Pat me repasse le whisky, je finis la bouteille.

– Ça t’a plu toi ?
– Bof, j’ai déjà vu mieux.
– Et toi Mélanie ?
– C’était à chier. Pietro fait un sourire à ses potes, un sourire du genre ne vous inquiétez pas les mecs, elle a ses règles et puis, je ne l’ai pas beaucoup laissée dormir la nuit dernière, un sourire comme ça, elle refuse d’y prêter attention.
– On va manger un morceau, j’ai faim.
– Ok, on va au Mac Do. Personne ne répond donc tout le monde est d’accord. C’est pratique, c’est juste à côté. Et à cette heure-ci, il n’y aura personne. Il fait encore plus chaud que tout à l’heure.

Quand on y pense mais la plupart du temps on évite, c’est effrayant les hypermarchés. Ces tonnes de bouffe, ces tonnes de gens et de publicité, ces kilomètres de trucs à vendre, soixante marques de café, quatre-vingts sortes de dentifrices et je passe les céréales, les aliments pour chiens, ces hectares de parking, c’est du délire. Ça n’a pas de sens. Ça ne ressemble à rien. Mais je suis comme tout le monde, c’est moins cher alors je viens là. Je suis sage, je prends mon caddie, je suis les flèches et les consignes, repère les promotions, je jette un œil aux nouveautés, je ne me fais pas remarquer. Toujours la même histoire. Règle numéro deux : la liberté appartient à ceux qui savent se montrer discrets. N’empêche que c’est un endroit effrayant. Mais quand ce n’est pas absolument nécessaire, il est préférable de ne pas penser. Qu’est-ce qu’on fout là ? qu’est-ce que j’attends ? pourquoi je ne vais pas voir ailleurs et pourquoi ceci et pourquoi cela, on n’en sort plus. Et qu’est-ce que ça peut faire s’il y a beaucoup plus de questions que de réponses ? qui ça peut bien déranger…
Things are what they seem/ Make no sens at all.
Bien sûr, je pourrais partir. D’autres l’ont fait et ne le regrettent pas. Quitter cette ville, aller voir ailleurs. Mais je ne me fais pas d’illusion. J’étais pareil à quinze ou à vingt ans. Jamais cru en rien. Même pas en moi. Bouger les choses, changer sa vie, mais qu’est-ce que vous imaginez ? les gens sont partout les mêmes. Les lieux aussi se ressemblent. L’ailleurs a peut-être existé quelques siècles auparavant mais je suis arrivé trop tard, je le sais depuis toujours. Et ça ne me dérange pas vraiment. Partout il faut du fric, partout il faut jouer un rôle, accepter les règles, les habitudes et répéter sans cesse les mêmes schémas, les mêmes trajectoires. Je dois manquer de volonté aussi. Manquer de courage. C’est tellement facile de continuer comme ça. Ça me coûte tellement peu d’efforts. Attendre que ça passe en buvant le plus possible et en me masturbant minimum deux fois par jour. Attendre sans bouger que quelqu’une vienne me prendre par la main, le cœur et le sexe afin de m’emmener plus loin, au bord de l’océan de préférence mais je suis prêt à étudier toutes les propositions, je ne suis pas un garçon exigeant.
J’ai mal calculé mon coup, c’est le jour des familles. J’ai l’air ridicule avec mon petit panier métallique à moitié vide tandis que je slalome entre des caddies bourrées auxquels s’accrochent hilares des grappes de gamins de taille variable. La consommation est une fête familiale et mon mal de crâne revient à vitesse grand V. Whisky premier prix, gel douche premier prix, liquide vaisselle idem, je fais juste une exception pour les pâtes. C’est rigolo, ils mettent toujours les premiers prix tout en bas des rayonnages obligeant ainsi les pauvres à se baisser. Je vais jeter un œil au rayon bouquins, ça fait des siècles que je n’ai rien lu d’intéressant.

SAMEDI SOIR

D’abord lui taper dessus et qu’il ferme sa putain de grande gueule mais qu’il la ferme vraiment, qu’il ne fasse pas semblant, il ne s’agit pas de jouer la comédie, de feindre je ne sais quoi, il s’agit de le faire taire sous les coups parce que c’est la seule solution. Ça ne se fait pas ce qu’il a fait, pour qui il se prend ma parole ? il se croit où ? ça lui apprendra à jouer au con. Insulter les passants, balancer ses cadavres dans la rue, non, ça ne se fait pas. Nous sommes connus dans le quartier. Deux ans qu’on vit ici. Nous sommes appréciés. Les petites vieilles nous disent bonjour quand on va faire le marché en se tenant par la main. On connaît tout le monde et tout le monde nous connaît et ça se passe bien, on n’est pas des sauvages putain. On n’a jamais eu de problème. Quand on fait une fête, on prévient les voisins et on fait un peu attention et c’est normal, c’est le respect. On n’est pas sur une île déserte, il y a des règles, heureusement, sinon ce serait l’anarchie. Sauf que lui il respectait rien du tout et ça m’a énervé. C’est comme si un type venait chier au milieu de ton salon, tu vois ce que je veux dire ? il se pointe chez toi sans dire bonjour, il se défroque et dépose une bouse sur ta moquette avant de se barrer l’air de rien, content de lui. Ou s’il se mettait à traiter ta copine de grosse pute devant tous tes potes. Tu n’apprécierais pas et c’est normal et tu lui dirais de se taire et s’il continuait quand même, tu lui foutrais ton poing dans la gueule et tu aurais raison. Il n’avait pas le droit de faire ce qu’il a fait et c’est pour ça qu’on lui a tapé dessus. Pour qu’il ferme enfin sa gueule. Pour lui faire payer. Pour qu’il comprenne. C’est malheureux mais c’est comme avec les gamins, il en y a qui ne pigent pas tant qu’ils ne se sont pas pris une beigne. Mais ce n’était pas méchant. On lui a parlé d’abord mais il ne nous a pas écouté, il a continué à faire son mariole. On ne pouvait pas le laisser continuer, on a fait ce qu’il fallait. Ensuite je suis allé faire l’amour avec ma copine. C’était la première fois qu’elle me laissait jouir dans sa bouche et j’ai adoré ça. Par contre, ça m’a gêné qu’elle le recrache devant moi. Je comprends qu’elle ne veuille pas l’avaler, c’est dégueulasse après tout, mais elle aurait quand même être plus discrète. Il ne me reste plus qu’à la convaincre de se laisser enculer mais elle a peur d’avoir mal et j’ai beau lui dire que c’est ridicule, qu’il n’y a pas de raison, que vraiment si c’était douloureux, les pédés ne le feraient pas, elle ne veut rien savoir et moi je ne veux pas la forcer, je ne suis pas ce genre de mecs qui se croit tout permis avec leurs femmes. On s’est endormi dans les bras l’un de l’autre. ça fait trois ans qu’on sort ensemble, deux ans que je vis avec elle et je ne m’en lasse pas. Bon il y a parfois de l’eau dans le gaz mais dans l’ensemble, on s’en sort bien. Quand je compare avec les gens autour de nous, je me dis qu’on a de la chance. C’est dans ses bras que je me sens le mieux, dans ses bras, entre ses cuisses, j’adore plus que tout jouir en elle. J’adore quand elle jouit sous moi. Quand elle me dit que je la rends folle avec mes caresses, avec mes baisers. Je peux lui lécher la chatte pendant des heures entières et elle n’en finit pas de gémir et je bande à en avoir mal et je ne connais rien de meilleur au monde. Si j’avais le choix, j’aimerais mourir en lui faisant l’amour. Et à quatre heures du matin, il a recommencé son cirque cet abruti. Il était à la fenêtre et il gueulait sur les voitures dans la rue. Des trucs pas bien, allez tous vous faire mettre bande d’enculés, je vous pisse à la raie et des phrases comme ça. Steph, Pat et Val dormaient au salon, il les a réveillés bien sûr, ce crétin a réveillé tout le monde dans l’immeuble alors j’ai enfilé mes fringues, Mélanie dormait tournée contre le mur, elle était crevée, elle avait bossé toute la semaine ma petite puce, je suis allé au salon, j’étais furax, on s’est regardé tous les quatre, lui il ne voyait rien, il ne se rendait pas compte, il braillait à la fenêtre en rigolant alors on a recommencé sauf qu’on était beaucoup plus énervé que la première fois et on a tapé beaucoup plus fort. On n’a pas fait semblant, c’est sûr. On ne jouait plus. Mélanie s’est pointée les cheveux en vrac et ça m’a énervé encore plus qu’il la réveille alors qu’elle avait besoin de sommeil. Je n’ai pas un poil d’humour quand on s’en prend à ma copine. Je ne suis pas un garçon susceptible, on peut me charrier sans problème mais qu’on dise un mot de travers sur elle et tout de suite, je vois rouge, j’ai les poings qui me démangent. On lui a tapé dessus comme jamais on n’avait tapé sur quelqu’un mais il méritait bien ça. Les filles nous ont demandés d’arrêter mais il était trop tard. Et c’est en se levant vers midi qu’on s’est rendu compte qu’on l’avait tué. Ce connard, en plus de nous gâcher la soirée, venait crever au milieu du salon. Il y a des gens qui ratent tout tout le temps, lui il a même raté sa mort, c’est ridicule mais il a quand même réussi à nous mettre dans la merde pour de bon. Je ne sais pas comment ça va se terminer tout ça. Je sais juste que si je dois être séparé de Mélanie, autant crever. Je ne pourrais plus vivre sans elle. Je ne le supporterais pas. Mais ça, je doute que les flics se sentent vraiment concernés. On verra bien. Et je parie qu’ils me demanderont si je regrette et qu’est-ce qu’ils croient au juste ? je ne regrette rien et j’assume tout ce qu’on a fait. On a fait ce qu’il fallait et c’est tout et s’ils ne comprennent pas, il n’y a rien à expliquer.

Oui on le connaissait bien, on le connaissait depuis toujours. Ce n’était pas vraiment un ami, non, il était trop con pour ça, c’était un gars bizarre quand même, mais on se voyait presque tout le temps. Il faisait partie de la bande. Si tu veux, c’est comme dans un bar de quartier où tu croises les mêmes personnes aux mêmes heures chaque jour et dans le tas, il y a les gens que tu apprécies vraiment et il y a ceux avec qui tu as du mal mais ça ne t’empêche pas de jouer au baby-foot avec eux et de payer ta tournée quand tu perds. Donc c’était logique qu’il soit invité. Mais c’est vrai que ce n’était pas la première fois qu’il déconnait après avoir bu. Je n’ai jamais compris les gens qui se laissent aller comme ça, c’est pénible pour tout le monde. Moi par exemple, j’ai pris une fois un acide et je me suis tapé un mauvais délire pendant une nuit entière, et bien, je ne vais pas m’amuser à en reprendre, ce serait complètement débile. Lui il recommençait à chaque fois, pourtant il avait déjà eu des problèmes. En général, il s’en sortait avec un coquard, une dent cassée, on intervenait avant que ça ne dégénère complètement. Et le lendemain, il ne se rappelait de rien alors on lui racontait l’histoire et cet abruti, ça le faisait marrer, et la semaine suivante ça repartait pour un tour de n’importe quoi n’importe comment. C’est marrant les gens qui n’apprennent rien, les gens qui font toujours les mêmes erreurs. C’est fatiguant aussi. Mais le soir-là, il a déconné, c’est à nous qu’il s’en est pris. Je pense qu’il ne s’en est même pas rendu compte mais ça ne change rien au problème. C’est trop facile de dire, oui mais il avait bu, tu comprends, il n’était pas responsable, moi je ne suis pas du tout d’accord avec ce genre de discours. Chacun est responsable de ses actes quand même. Il a choisi de boire, il a décidé de fumer, après il assume, ça me paraît la moindre des choses. Quand on m’agresse, je me défends et c’est tout. C’est aussi simple que ça. C’est vrai que ça aurait été mieux pour tout le monde qu’il ne meure pas mais à quoi ça sert les regrets ? ce qui est fait, on ne peut pas le changer. Mais ça me ferait bien chier d’aller en taule à cause de ce connard. Et qu’on ne me parle pas du respect dû aux morts, quand un type a joué au con toute sa vie, une fois cané, ça reste un con. Je n’aime pas l’hypocrisie.

Je bois comme un trou, je bois à vitesse grand V, je fais les pires mélanges, j’invente des cocktails répugnants et je suis saoul comme un porc et j’adore ça nom de dieu et je vais continuer à boire et à fumer et à rouler des pétards hyper chargés et j’emmerde la terre entière putain, j’emmerde la terre entière et la terre entière me le rend bien mais c’est de bonne guerre et c’est très bien ainsi et ça me gonfle d’aller à la cuisine mettre mes canettes vides dans la poubelle jaune parce que ces sinistres crétins se sont mis au tri sélectif des déchets comme ils disent dans le journal municipal, non mais je rêve, on dirait des putains de petits bourgeois, et ça vit en couple, et ça va faire son marché le samedi matin, et ça loue des cassettes vidéos le samedi soir, c’est n’importe quoi, ils sont déjà plus vieux que mes parents ces deux-là, ils sont déjà morts dans leur tête, tout juste s’ils ne prennent pas un crédit pour acheter une saloperie de pavillon en banlieue, ils n’ont même pas 50 ans à eux deux et je refuse de comprendre ça, et ça me gonfle d’aller à la cuisine alors je les balance dans la rue mes canettes et ça me fait hurler de rire quand elles éclatent sur le trottoir comme pour un feu d’artifice hardcore, j’aime le bruit et le désordre, j’ai toujours aimé ça, j’aime le chaos, la crasse, les ordures, j’aime tout ce qui dérange et ils ont beau gueuler comme des ânes, fils de pute, me traiter de tous les noms, bâtard de merde, ils peuvent même me cogner si ça les amuse, je m’en fous, je ne sentirai pas les coups, je ne sentirai rien, j’ai envie de foutre le bordel et ce n’est que le début putain, je vais me gêner, moi aussi j’ai le droit de m’amuser, moi aussi je veux rire à en crever, moi aussi j’ai le droit d’être heureux même si mon bonheur ne ressemblera jamais à leur pauvre petit couple de merde tout pourri. Je bois et je suis saoul et je vais continuer à boire et je vous emmerde tous, voilà.

C’était une soirée normale au départ. Mélanie et Pietro faisaient une fête chez eux, elle m’avait invité ainsi que Valérie et Laetitia mais Laetitia n’a pas pu venir parce qu’elle partait en week-end avec son mec, Pietro a invité Steph et Pat, on est allé faire les courses tous ensemble, on a croisé JH au supermarché, on lui a proposé de venir avec nous et voilà. On a bien bouffé, on a bien rigolé, on a pas mal fumé aussi, une soirée normale quoi. Steph n’a pas arrêté de me draguer de toute la soirée mais j’ai l’habitude et ça ne me dérange pas plus que ça. Tant qu’il ne me colle pas trop, ça va, je ne supporte pas les mecs collants, ils m’étouffent. On a déjà couché ensemble Steph et moi mais ce n’était pas terrible. Il a joui super vite et il dormait cinq minutes après, moi j’étais furax dans mon coin et il a fallu que je me branle deux fois d’affilée avant de pouvoir dormir. Par contre, avec Pat, ça me dirait bien, il a des yeux magnifiques, et je suis sûre que c’est un super coup. Je papotais avec Val dans la cuisine quand JH a commencé à faire le con mais on ne s’est pas inquiété plus que ça, il faisait ça à chaque fois. Quand les mecs se sont excités sur lui, on les a rejoints pour leur dire d’y aller mollo mais bon, ils ne nous écoutent pas tout le temps. Et puis les histoires de mecs, ça ne m’intéresse pas beaucoup je dois dire. Si ça les amuse de se foutre sur la gueule, c’est leur problème. Je veux dire, on ne peut pas empêcher deux filles de faire les soldes, pourquoi on empêcherait deux mecs de se taper dessus ? ça doit être dans les gêne. Comme j’habite à côté, je suis rentré me coucher à la maison. Je n’ai pas osé proposé à Pat de venir avec moi et peut-être que j’aurais dû, peut-être que ça se serait terminé autrement toute cette histoire. Parce que quand je suis partie, tout allait bien. JH dormait dans un coin, les autres faisaient tourner des pétards, c’était paisible comme ambiance, détendu. Et quand Mélanie m’a appris la nouvelle au téléphone le lendemain matin, j’ai eu du mal à y croire. Je veux dire, j’y ai cru tout de suite, elle n’est pas du genre à faire des blagues aussi idiotes mais quand même, ça m’a fait un choc. Tout de suite, je leur ai proposé mon aide et je les ai rejoints aussi sec. Parce que l’urgence, c’était de se débarrasser du corps. C’était un type rigolo JH mais que Pat ou un autre se retrouve en taule à cause de lui, non, ce ne serait vraiment pas juste. Ils ne méritent pas ça, ce sont des gars bien.

Lorsque je m’énerve, j’ai toujours beaucoup de mal à me calmer ensuite. Lorsque je commence à frapper sur la gueule de quelqu’un, c’est pareil. En général, je cesse quand mes potes me tombent dessus. Sinon ça peut aller très loin. Tant que je vois le mec bouger, je cogne. Je m’en fous qu’il saigne de partout, je m’en fous qu’il ait du mal à respirer, qu’il me supplie d’arrêter, s’il peut encore bouger, je frappe. Ça a toujours été comme ça. Gamin, je me suis fait virer de je ne sais combien d’écoles à cause de ça. Mon père, ça l’amusait, il était même plutôt fier de moi, je me rappelle, il disait toujours, un homme, ça doit savoir se battre, sinon on ne le respecte pas, quant à ma mère, elle pleurait à chaque fois. Je me suis plutôt calmé avec l’âge. J’ai appris à éviter les ennuis. Et puis dans le coin, les gens me connaissent, ils savent de quoi je suis capable, alors ils ne me cherchent pas, ils me laissent tranquille et ils ont bien raison.

DIMANCHE

Ils frappent et je ne sens rien, je ne sens plus rien du tout. C’est drôle, tout ce que j’ai dans le sang. Il n’y a pas de limites et c’est très bien comme ça. Comme si je voyais la scène sur un écran géant, son THX, dommage que je n’ai pas assez de place pour étaler mes jambes. Ils frappent fort pourtant, ils ne font pas semblant, je les entends respirer comme des chaudières, et je suis persuadé qu’ils y mettent toute leur âme, toute leur énergie, ils frappent comme si leurs vies en dépendaient. Ils frappent et ça me donne plutôt envie de rire mais je crois qu’il y a du sang dans ma bouche. Je crois qu’ils m’ont cassé une dent ou deux ou peut-être davantage. Qu’est-ce que ça peut faire ? qui ça peut bien intéresser ? je n’ai pas mal, je n’ai pas peur, ils se fatigueront avant moi. Il est tard. J’ai envie de boire encore un peu avant de dormir. Si ça les amuse, qu’ils frappent. Si ça leur chante. Je ne suis pas un garçon contrariant.
Les filles nous regardent faire, on dirait qu’elles craignent quelque chose. Qu’elles voudraient hurler mais qu’elles n’osent pas faire de bruit de peur de déranger les voisins. Ou alors elles voudraient un peu cogner elles aussi mais elles n’osent pas demander. Elles sont mignonnes toutes les deux, chacune à sa manière. Mélanie joue dans la catégorie grande plante glaciale mais tellement bien foutue qu’on continuera en toute circonstance à lui manger dans la main. Val est plutôt du genre fille super sympa qui offre son cul comme on offre une tournée générale. Elles n’ont rien à faire ici mais c’est un autre problème. Je me les taperais bien. Elles ont beau être aussi connes l’une que l’autre, je me les taperais bien quand même. C’est Brassens qui chante un truc là-dessus. Enfin connes, je n’en sais rien, je n’ai jamais vraiment osé discuter avec elles. J’en ai eu envie pourtant. Je n’ai jamais franchi le pas.
Ils frappent sans rien dire, on se connaît depuis toujours, on s’est déjà tout raconté, je n’ai plus rien à apprendre d’eux et je sais la réciproque vraie. Je les emmerde. Ils n’auront pas le dernier mot avec moi. Ils n’auront rien, ce serait trop facile et je n’ai aucune raison de leur faciliter la tâche. Ils peuvent frapper jusqu’à se choper des crampes dans les bras, jusqu’à s’en écorcher les phalanges, je ne tenterai pas le moindre geste pour parer leurs coups. S’ils croient me donner une leçon, ils se gourent du tout au tout. J’ai raison d’agir comme je le fais et c’est tout ce qui compte. J’ai envie de boire encore. J’aimerais bien fumer une clope aussi.

Moi je ne voulais pas l’inviter mais Pietro l’a fait quand même et maintenant on est dans la merde, c’est nul. Ça devait arriver de toute façon. C’était pas un mec sain JH. Il était malade, il ne savait pas se contrôler. Les gens comme lui, on devrait les forcer à se soigner. Ou les empêcher de boire. J’ai l’impression que ça amusait les garçons de le voir péter les plombs au moins une fois par semaine. Ils pouvaient lui piquer son fric ou ses fringues, ils pouvaient lui raconter n’importe quoi le lendemain, lui ça le faisait rire et eux pareil. Sauf que maintenant, plus personne ne rigole, ils sont bien avancés. Ils discutent au salon, tout le monde est là, le cadavre aussi, je ne sais pas ce qu’ils vont décider, je ne veux pas le savoir, j’ai envie de vomir, je reste dans la salle de bains, ici je suis à l’abri. Ses parents finiront bien par s’inquiéter. Il y a des gens qui l’ont vu partir avec nous hier au supermarché. On est dans la merde. Je ne l’ai pas touché, je ne risque rien. Je leur ai demandé d’arrêter. J’espère que ça finira bien. Je n’allais pas appeler les flics quand même.

– Passe-moi une clope.
– Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
– J’en sais rien… Ça défile à toute allure dans le crâne de Pietro. Il pense à tous les polars qu’il a lu, aux films, aux faits divers, aux légendes urbaines, il pense à tous les moyens possibles pour se débarrasser d’un corps sans se faire prendre et c’est presque drôle parce que c’est souvent n’importe quoi, genre dissoudre le cadavre dans une cuve d’acide ou le balancer dans une bagnole en feu du haut d’une falaise et ce n’est pas possible, évidemment. Il préfère ne pas regarder les autres. Steph doit attendre tranquillement qu’on lui dise quoi faire. Pat doit tourner en rond en grillant clope sur café sur clope. Quant aux filles… elles doivent se faire leur film dans leur coin, se prendre pour des héroïnes de tragédie, enfin, des trucs de fille… Il essaye de se rappeler. Est-ce que JH a de la famille dans le coin ? est-ce qu’il en parlait ? au bout de combien de temps ça se met à sentir un corps ? Pietro essaye de raisonner froidement et ça ne marche pas.
– On n’a qu’à aller le déposer chez lui, l’enfermer et le laisser pourrir.
– Ouais, et comment on le monte chez lui sans se faire repérer ? on le découpe et on le met dans des sacs poubelles ?
– Tu sais, ses voisins l’ont déjà vu se faire porter chez lui un lendemain de cuite, même s’ils nous voient, ils ne seront pas surpris. Sauf qu’avant, il faut le nettoyer, il est couvert de sang ce con.

Et quand je pense qu’hier soir, ce fumier a osé me gicler dans la bouche, quel porc, j’ai cru que j’allais vomir, il aurait pu me demander mon avis avant quand même. Il s’est bien gardé de le faire, il sait très bien que je l’aurais envoyé bouler. Et juste après, l’air de rien, il a voulu me foutre un doigt dans le cul, il ne doute de rien ce type, qu’est-ce qu’il croit au juste ? qu’il peut tout se permettre avec moi sous prétexte que ça fait trois ans qu’il me baise mal ? c’est n’importe quoi. Les mecs sont tellement prévisibles, c’en est ridicule. Lui comme les autres. Quand il commence à me dire je t’aime et à se montrer tendre avec moi, c’est parce qu’il est fin bourré. Parce qu’il a envie de m’enculer. Où qu’on regarde ensemble un des ses putains de films pornos. Il a quelques cassettes à la maison. Je me fous de sa gueule avec ça. Ça va le branleur ? je lui fais et il a du mal à supporter. Il n’assume pas, même s’il prétend le contraire, même s’il la joue libéré, sans complexe.

On va nous traiter de monstres et ils auront tort. Ça aurait pu arriver à n’importe lequel d’entre vous. Et j’entends déjà vos discours. Les jeunes ceci, les violences cela, et l’abus d’alcool, et le cannabis, et les films pornographiques et puis quoi encore ? les jeux vidéos ? On n’est pas des monstres, on est juste normaux. On a fait comme tout le monde, on a fait ce qui nous semblait le plus juste.

LUNDI

Il fait toujours une chaleur délirante. Vraiment pas un temps pour aller bosser. Encore une semaine et je suis en vacances, avec Pietro on part deux semaines dans le sud, ça nous fera du bien de nous éloigner un peu. Ça nous permettra d’oublier ce qu’il s’est passé. Au moins de prendre du recul. Je me dépêche, je commence dans une demi-heure. Pietro prend sa douche, il ne m’a pas touchée hier soir, je ne l’ai même pas entendu se coucher. Et quand le réveil a sonné, il n’était pas au lit. Si ça se trouve, ça va l’empêcher de dormir. Ça pourrait l’empêcher de vivre aussi, on voit ça dans les films parfois, et à la fin, le mec finit par aller au commissariat pour soulager sa conscience, ce genre de baratin à deux francs.

JH pourrit dans son coin, sur son lit, le soleil frappe à nouveau et ça sent fort dans la pièce, c’est le bordel tout autour, la baignoire est sale, une gamine de 15 ans boit un diabolo menthe à cinquante mètres de là, elle s’allume une clope, elle aimerait bien que quelqu’un de mignon s’approche pour la draguer, ce serait bien, Mélanie travaille tout en regardant l’heure, elle s’ennuie, elle a chaud, elle a hâte de rentrer prendre une douche, et tous ces clients qui défilent et qui ne pensent qu’à une chose, la bourrer par tous les trous, elle se sent sale, poisseuse, Steph empile des cartons, le contremaître s’est encore foutu de sa gueule ce matin mais ce n’est pas grave, c’est un boulot peinard et plutôt bien payé, Pat se demande où il va sortir ce soir, il a envie de draguer, il a envie de baiser, Pietro choisit sur catalogue un nouveau canapé pour le salon, il fait 32 degrés à l’ombre, vivement que ça se rafraîchisse un peu. Quoiqu’il arrive, la vie suit son cours et dans l’ensemble, ce n’est pas très glorieux.

Paris, juin 2002/2003

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