Faire du chiffre ou prendre les armes

à Claire, à Silvia

J’ai été recruté au CNRS car j’avais su faire du chiffre et vendre mon produit. Faire du chiffre signifie pouvoir aligner au bout d’un temps donné x publications dont x’ en anglais, y communications dans des colloques dont y’ dans des colloques dits internationaux et z contacts dans des milieux disciplinaires donnés. Mais le bilan ne saurait suffire, reste à vendre le produit. Un.e bon.ne vendeur ou vendeuse est apte à vendre un anti-acarien pour moquette à une personne dont le plancher est en parquet. Un.e chercheur ou chercheuse au CNRS est capable de vendre un projet sur Genre et gouvernance locale dans les Suds à des personnes travaillant sur Les syndicats patronaux de 1968 à 1973 ou l’Alphabétisation des adolescentes racisées issues dans les quartiers en voie de gentrification. Du chiffre et de la vente.

En tant que chercheur, mon objectif est clair : faire du chiffre. Aligner année après année x publications dont x’ en anglais, y communications et surtout, surtout, z dizaines de milliers d’euros de contrats, peu importe leur origine. Il s’agit pas de faire de la recherche au sens strict, à savoir produire une connaissance inédite – en ce qui me concerne, une connaissance inédite sur le monde social et son ou ses rapport.s à l’espace -, il ne s’agit pas d’innover, de poser de nouvelles questions ou de nouvelles méthodes et pistes permettant de répondre à de vieilles questions. Non. Il s’agit d’enchaîner les appels à projets en utilisant les mots clés adéquats.

Sauf que. Sauf que nous vivons dans un pays en état d’urgence. Insulter un ministre est devenu un délit. Manifester avec une écharpe est impossible. Nous vivons en un temps où le président du CNRS peut lancer un appel à projet dégueulasse et absurde sans être démissionné aussitôt*. Et que doit faire le chercheur ? Suivre son devoir de réserve et obéir aux ordres ? Ou alors arrêter les conneries.

Nous vivons aujourd’hui une situation pré-totalitaire et rester chercheur suppose de continuer à se poser les bonnes questions. Être fonctionnaire suppose-t-il nécessairement obéir à l’État quand celui-ci multiplie les dérives ? Non. La recherche suppose une exigence, une éthique. A l’heure où les projets les plus courus, les fameux projets européens, commandent de renforcer la compétitivité, l’attractivité, d’améliorer encore et toujours la fichue politique néo-libérale contemporaine, car enfin, c’est la mondialisation voyez-vous, il m’apparaît de plus en plus nécessaire de refuser ce système. De ne plus répondre à ces appels. Produire une recherche honnête suppose de s’éloigner et de contester le pouvoir et ses mots d’ordre. Mes connaissances et aptitudes devraient être je l’espère utiles au migrants de Stalingrad, aux black bloc et aux zadistes, aux désobéissant.e.s et aux grévistes de tout bord.

Il n’est peut-être pas encore temps de prendre les armes. Il est temps de cesser d’obéir.

Paris, 14 août et 9 septembre 2016

*Après les attentats de novembre, Alain F envoie un courrier à toutes les unités CNRS annonçant que x millions d’euros sont débloqués pour des projets de recherche sur la radicalisation et la prévention des risques terroristes. Ces projets seront soumis à une évaluation légère et efficace dit-il afin que l’argent soit débloqué au plus vite. Seule contrainte : les résultats sont attendus dès 2016. Plus de 200 projets seront déposés. Pourquoi parler de projet dégueulasse et absurde ? Parce que des chercheurs et chercheuses font un travail de qualité depuis x années sur le sujet. Parce qu’en sciences humaines et sociales, prétendre produire des résultats de qualité en à peine un an est délirant et montre une méconnaissance totale de la recherche. Parce que le manque d’argent dans le milieu académique est tel que des dizaines de personnes sont prêtes à répondre à n’importe quoi pour obtenir quelques milliers d’euros, quitte à présenter un projet idiot sur une thématique qu’elles ne maîtrisent absolument pas. La lettre est disponible ici. Merci à la poignée de chercheurs et chercheuses qui ont osé protester (http://sciences.blogs.liberation.fr/2015/11/20/le-pdg-du-cnrs-veut-une-recherche-post-attentats/). Honte aux autres. Et à Alain F qui est toujours en poste au moment où j’écris ces lignes.

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