faute de mieux

Et si là je remplaçais vulgaire par médiocre, est-ce que ça ne sonnerait pas mieux ? « Assise dans le couloir en compagnie de ses amies vulgaires », « assise dans le couloir en compagnie de ses amies médiocres », ou de ses médiocres amies ? non, amies vulgaires, c’est bien comme ça. « Assise dans le couloir en compagnie de ses amies vulgaires, elle buvait son café en souriant et regardait en ma direction ». Et semblait me regarder ? et me regardait l’air de rien ?… C’est quoi la fin déjà ? Ah oui, la soirée en boîte où il la trouve en train de se faire baiser par derrière dans les chiottes alors qu’elle vomit. Il vaut mieux me regardait l’air de rien alors. Le narrateur croit avoir une chance et jusqu’à la chute, il collectionne les signes et indices donnant de la chair à ses désirs. Il voit ce qu’il a envie de voir. « Assise dans le couloir en compagnie de ses amies vulgaires, elle buvait son café en souriant et me regardait l’air de rien. » Le téléphone, ma mère encore. Elle appelle au moins trois fois par semaine depuis que c’est arrivé et ce n’est pas parce qu’elle appelle plus souvent, beaucoup plus souvent, avant on se parlait tous les mois grand maximum, ce n’est pas parce qu’elle appelle plus souvent donc que j’ai plus de choses à lui raconter. Ce serait plutôt l’inverse. Téléphone. Je lâche le clavier et décroche.
– Allo, c’est moi, comment ça va ?
– On fait aller.
– Et Caro ?
– Pas terrible, elle dort là.
– Toujours rien de neuf ? Elle ne plaisante pas, elle ne connaît pas le deuxième degré : quand elle pose une question, c’est parce qu’elle attend une réponse. Et je ferme les yeux. J’ai envie que cela cesse rapidement. Je ne soupire pas et ma voix n’exprime pas la moindre nuance d’exaspération.
– On te préviendrait tu sais.
– Oui, bien sûr… Ce n’est pas trop dur pour vous deux ? Elle ne plaisante pas bis.
– Je n’ai pas tellement envie d’en parler.
– Si tu as besoin de parler, surtout n’hésite pas, je suis là tu sais. Oui bien sûr. Je sais, j’entends ça tous les deux jours depuis des semaines. Je n’oublie rien. Et j’ai cessé de parler de mes problèmes à ma mère à six ou sept ans et j’en aurais quarante bientôt, qu’est-ce qu’elle raconte et pour qui elle se prend mais ne rien montrer, ne pas réagir, pour elle aussi ce doit être l’enfer et je peux quand même faire un effort, me mettre à sa place deux secondes et donner la réponse qui convient. Je peux faire ça, oui. Je suis capable d’à peu près tout maintenant. Je crois.
– Oui je sais… Et toi, ça va ?
– C’est dur aussi pour moi tu sais. Je ne peux pas m’empêcher d’espérer et en même temps… c’est dur.
– Je sais… Il faut que j’y aille là, je te rappelle, bises.
– Je vous embrasse, courage.
– Merci, à toi aussi. Je garde les yeux fermés quelques secondes. Retrouver le calme. Le silence. Et ma femme qui appelle de la chambre, c’était qui ? ma mère, encore ? oui, encore, et je retourne dans la chambre du petit, j’aimerais avoir fini de réviser cette histoire d’ici la fin de la semaine. Je me donne des délais pour m’obliger à travailler, à finir quelque chose à un moment donné. Je pourrais tout aussi bien y passer deux ou trois ans et ça ne changerait rien. Il y a du café ? Oui. Tu m’en apportes ? Et je ne soupire pas, toutes mes humeurs sont maîtrisées au millimètre, je me relève, verse une tasse à ma femme et lui apporte. Qu’est-ce que tu fais ? J’écris. Ah… écris bien alors. à tout à l’heure. « Assise dans le couloir en compagnie de ses amies vulgaires, elle buvait son café en souriant et regardait en ma direction. Je lui ai souri en allumant une cigarette, mes mains tremblaient doucement. » Que chaque phrase tienne debout, que l’ensemble ait du rythme, et suivre les personnages sans les perdre, sans les juger, j’y arriverai, il suffit de ne pas répondre au téléphone, il suffit de laisser ma femme dormir.

***

J’ai bien conscience de ne pas réagir normalement mais ça voudrait dire quoi de toute façon réagir normalement dans des situations pareilles ? C’est vrai, j’aurais pu chercher sur Google, trouver une association, un groupe de paroles, j’aurais pu accompagner ma femme en picole ou bien aller voir ma toubib et demander des antidépresseurs, des anxiolytiques, et puis de quoi dormir aussi s’il te plaît. Merci. J’aurais pu téléphoner partout tout le temps à tout le monde. Alerter les médias. Montrer sa photo à toute occasion. J’aurais pu parader aux yeux du monde en père exemplaire et digne dans l’adversité. J’aurais pu. C’est comme réfléchir à la profession qu’on exerce. Il y a un âge où l’éventail des choix est large puis il se réduit peu à peu et on se retrouve coincé dans une catégorie qu’on ne désirait pas spécialement. Et parfois en discutant, en réfléchissant, on ne peut s’empêcher de jouer avec les conditionnels : si j’avais fait ci, fait ça, écouté telle personne plutôt que telle autre, si je n’avais pas couché avec elle ce soir-là et serais-je plus heureux aujourd’hui ? est-ce que je m’ennuierais moins dans mon boulot ? dans ma famille ? dans mon couple ? est-ce que j’aurais l’impression d’avoir un peu moins trahi ? et ça ne sert à rien. Je réagis comme je peux. Je reprends mes textes et les améliore comme je peux, du mieux que je peux. Je ne demande pas la compréhension, je cherche juste un espace de tranquillité.

J’avais enterré toutes ces histoires dans un lointain moment de vie et je ne pensais vraiment pas les retrouver un jour. C’est un peu comme les collections de timbres il y a trente ans ou celles de cartes Pokémon aujourd’hui, il y a un moment où l’on passe à autre chose, où cela ne nous amuse plus. Et écrire, ce fut exactement ça. De seize à vint-deux ans, j’ai noirci et raturé des kilomètres de page – je n’avais pas d’ordinateur personnel à l’époque, et l’Amstrad familial ne se prêtait pas vraiment à cet usage. J’ai rangé tout ça dans un carton juste après avoir perdu mon pucelage et je n’y ai plus repensé. Puis mon fils a disparu et il m’a fallu trouver de toute urgence un refuge, un endroit à moi, où nul ne pourrait m’atteindre, me blesser ni même me voir. Ces vieilleries de papier remplissent très bien leur rôle. Ma femme a plongé dans le vin et le sommeil mais les cauchemars la réveillent sans cesse, trempée, le souffle court, ce n’est pas joli à voir alors, sans demander la permission, je me suis mis à dormir dans la chambre du gamin. J’ai viré les peluches et changé la housse de couette – monochrome vert en lieu et place de Garfield.

Je passe le plus clair de mon temps à relire ces textes, à raturer de ci de là, déplacer une virgule, supprimer un verbe ou un adjectif, rien de spectaculaire. Rien non plus qui puisse s’expliquer aisément. Quand ma femme m’a demandé à quel moment je comptais enfin réagir, je n’ai su que répondre. Et à quoi tu joues avec tout ça ? Je ne joue pas, j’essaye de survivre. Connard… Elle prend son manteau et claque la porte. Deux minutes après, elle sonne, a oublié ses clés et sa carte bleue, je reste planté près de la porte le temps qu’elle retrouve tout ça et évidemment, impossible de retrouver sa carte, est-ce que je peux lui prêter vingt euros, elle me les rendrait, oui bien sûr. Je la regarde partir et me retiens pour ne pas pleurer. Vingt euros, ce n’est pas beaucoup pour sombrer aujourd’hui. Bon courage mon cœur, et désolé de ne pas savoir réagir autrement.

***

Elle n’est pas rentrée ce soir-là, ni le lendemain mais je ne me suis pas inquiété. Cela faisait cinq mois qu’Adrien avait disparu, deux nuits ne comptent pas. J’ai repris mes feuilles une fois encore mais certains textes ne pouvaient plus guère être modifiés. J’avais beau chercher, le rythme tenait bon, le vocabulaire aussi et, même si ce n’était qu’un ramassis de fantasmes plutôt banaux et parfois consternants, le texte en lui-même était achevé. Sans doute aurait-il été possible que je commence un nouveau texte au lieu de m’obstiner ainsi sur ces toutes petites choses. Je ne me suis pas posé la question. Écrire est un tic et le jour où l’on s’en débarrasse, pourquoi vouloir le récupérer ? Je ne suis plus un lecteur, c’est à peine si je lis l’horoscope quand Le Parisien me tombe sous la main. Je n’ai aucun respect pour la littérature, la poésie et tout ce genre de choses. Je veux juste pouvoir vivre un peu tranquille et je sais bien que ce n’est plus possible.

Elle avait une sale tête au retour, et l’haleine chargée. Faut que je dorme elle a dit et j’ai hoché la tête pour acquiescer. Dors bien mon cœur. Elle n’a pas répondu, s’est dirigée vers la chambre et a fermé la porte derrière elle. Je suis sorti fumer une cigarette sur le balcon avant de retourner jouer sur l’ordinateur. C’était un mardi. Mon congé maladie s’achevait le jour même et je n’avais pas encore pris de décision. Rester ici ne me servait plus à rien, les textes étaient achevés, et voir ma femme couler à pic sans que je sache quoi faire était pénible. D’un autre côté, je l’imaginais difficilement rester seule à la maison. Le plus simple aurait sans doute été d’en discuter avec elle mais je ne savais pas comment faire. Elle se donnait toute entière à sa douleur et il était absurde de lui demander de la laisser de côté quelques minutes pour évoquer mon éventuelle reprise d’activités. Je ne suis pas plus psychologue que lecteur mais j’ai quelques notions sur ce qui est possible et ce qui ne l’est pas au sein d’un couple.

***

Le réveil a sonné à sept heures trente et à huit heures j’étais dans le métro. Les collègues prenaient le café et ils m’ont accueilli en souriant, m’ont serré dans leurs bras, m’ont demandé si je tenais le choc, et comment allait Caro, et que ça faisait du bien de me revoir. Et qu’ils s’étaient inquiétés et que s’ils pouvaient faire quelque chose. Surtout que je n’hésite pas. Ils étaient de tout cœur avec moi. Ils avaient appris et. Je n’ai pas eu beaucoup d’efforts à faire pour ne rien répondre, ils prenaient toute la place. Je me suis concentré sur les gestes, sur les machines, j’ai laissé le bruit de l’atelier noyer toutes mes pensées et cela a fonctionné correctement. À la cantine, je me suis assis avec mes compagnons de table habituels, ils ont commenté le programme télé de la veille et je n’ai pas eu besoin de parler, je ne demandais pas plus. Elle dormait quand je suis rentré. Je suis allé m’allonger dans la chambre du gosse. J’ai regardé les posters au mur. Les dessins. Le calendrier Lucky Luke retardant de deux mois. J’ai fermé les yeux pour ne pas pleurer. Et je savais que ça ne durerait plus très longtemps notre couple. Survivre à ce genre de choses n’est pas possible quand il n’y a pas d’autre gamin, et quand la biologie féminine interdit d’en faire un neuf. Il n’y a pas de solution pour nous. Des habitudes vidées de sens et la douleur sans cesse. Je ne suis pas un monstre. J’ai pleuré des heures durant et le ferai encore et ça ne changera rien à rien. Je ne veux pas me foutre en l’air. Je ne veux pas lâcher prise. Il y a encore quelques joies dérisoires à tirer de tout ceci. Je n’aime pas me plaindre, je n’aime pas gémir. C’est ce que j’essayais de lui apprendre au môme : tu n’as qu’une vie et elle est courte et il y a des milliards de choses pénibles à faire mais ce n’est pas grave, il faut les faire le mieux possible et même essayer d’y prendre du plaisir.

***

– Tu n’as pas le droit ! Tu ne peux pas faire ça ! Elle criait, les larmes et la morve se mêlaient sur son menton. Elle criait entre deux sanglots. Tu ne peux pas me laisser seule !
– C’est fini nous deux. Il n’y a plus de projet, il n’y a plus de désir, il n’y a plus d’envie, il vaut mieux arrêter. On se fait du mal, ça ne sert à rien.
– Tu n’as pas le droit… Bien sûr que j’ai le droit. Je pars si je le souhaite. Je vais vivre ailleurs et me taper des gamines de 20 ans au ventre plat si je le souhaite et si elles sont partantes. Je n’ai pas à demander l’autorisation. Je suis un grand garçon et je sais où je vais. Tu n’as pas le droit, connasse, regarde-toi dans une glace, pourquoi voudrais-tu que je reste ?… mais je ne dis rien de tout ça évidemment, je la serre tant bien que mal dans mes bras et j’attends qu’elle se calme. J’attends que l’idée fasse son chemin. Toi aussi tu t’en rendras compte qu’il n’y a plus rien à attendre de tout ça. Tu es un peu lente à cause de l’alcool, de la douleur, mais toi aussi tu comprendras j’en suis sûr. C’est une question de temps. Jamais on ne s’était crié dessus avant. Oh bien sûr, on s’engueulait un peu à l’occasion mais pas au point de crier. Les cris, les drames, j’aurais tant aimé pouvoir les tenir à distance encore un peu. Tout ce cinéma grotesque…

***

Lorsque j’ai annoncé aux potes du boulot que je divorçais et que j’avais besoin qu’on me dépanne pour dormir, il y a eu un drôle de silence. Pat m’a proposé une chambre d’ami le temps que je trouve autre chose mais quelque chose ne collait pas. C’est Franck qui est venu m’en parler alors que je prenais ma pause clope. Comment tu peux faire ça à Caro, après ce qui vous est arrivé ? Il se frottait les mains sales l’une contre l’autre, un peu gêné quand même. Les autres avaient dû insister pour l’envoyer me parler. Il y a des choses qui se font et d’autres qui ne se font pas. Tromper sa femme bourré ou la taper de temps en temps dans le même état, oui ça arrive à tout le monde. ça peut se comprendre. Mais divorcer après avoir perdu un gamin, non, là c’est tout l’honneur de la classe ouvrière qui est en jeu, il faut réagir, il faut se mobiliser. Je l’ai regardé sans sourire, sans hostilité non plus. Je l’aurais volontiers frappé. Comment je peux faire ça ? Comment je pourrais faire autre chose ? Il me regarde, il attend. Il ne partira pas tant que je n’aurai pas répondu, c’est un têtu le Franck.
– Je ne peux pas l’aider.
– Oui mais laisse-lui le temps, tu imagines ce qu’elle traverse ?
– Je fais plus qu’imaginer tu sais, je traverse la même chose.
– Oui d’accord, c’est pas ce que j’ai voulu dire.
– Je n’ai pas le choix : soit je deviens cinglé, soit je me barre.
– Promets-moi d’y réfléchir encore, ok ? S’il-te-plaît. C’est quelqu’un de bien ta femme, elle a besoin de toi.
– Je sais bien… Ok, je vais y réfléchir. Je fais juste un break d’une semaine chez Pat et après on verra, d’accord ?
– Merci… J’écrase ma clope. Je ferme les yeux quelques secondes au soleil puis retourne à l’atelier, Franck sur mes talons. Les autres nous surveillent en douce, il leur fait un geste de la main, c’est bon, je gère, et ça repart comme avant. Et je sais ce qui m’attend. Si je pars pour de bon, certains ne voudront plus m’adresser la parole. Je ne serai plus le bienvenue aux barbecues l’été et aux soirées tarot les autres saisons. C’est le prix à payer.

***

Je revois Caro tous les deux ou trois mois. Elle va mieux, elle voit un psychologue tous les quinze jours, elle a repris le boulot, arrêté le pinard. Parfois elle demande si je compte revenir un jour et je réponds que j’ai besoin d’un peu de temps encore. Elle fait des efforts, elle s’habille, elle cherche à être de nouveau séduisante. Je ne sais pas si j’ai envie d’y retourner. Je me suis tapé quelques filles ces derniers mois. Des plus jeunes, moins abîmées. Je ne leur raconte rien de ma vie, j’essaye de les faire rire pour coucher avec ensuite et ça ne peut pas aller plus loin. J’ai un studio minable et le moins d’affaires possibles. Au boulot, ils ne disent rien mais n’en pensent pas moins. Je ne sais pas ce qu’il faut faire. Je ne sais pas ce qui est le mieux, ce qui est le moins pire. La vie continue faute de mieux. C’est une habitude tenace et j’en reste prisonnier. J’ai écris trois poèmes pour mon gamin. Il m’a fallu des heures de travail pour arriver à quelque chose qui tienne la route. Quelque chose de tendre et de juste. Trois petits poèmes de rien du tout, c’est tout ce que j’ai pu faire. Je les ai mis avec les vieux textes, dans le carton. Et je ne compte pas le rouvrir de si tôt.

Octobre 2014 & janvier 2015
Paris – Rouen – Rennes

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