Hors d’atteinte (roman)

incontinence : (XII : lat. incontinencia)
1. vx ou littér. : défaut de continence, absence de retenue à l’égard des plaisirs de la chair.
2. absence de retenue (en matière de langage).
3. méd (1752) émission involontaire de matières fécales ou d’urine. ”
Petit Robert, édition 1986.

1.
La première fois, c’était en sortant du cinéma. CGR place Saint Louis, salle 5. Trente balles la place du lundi au vendredi 18 heures. Quarante sinon. Comptez vingt bonnes minutes de pubs et dix de bandes-annonces avant le film, les unes aussi bruyantes que les autres. Juste le temps d’avaler son seau de pop-corn, son demi-litre de soda noyé en glaçons mais là j’ai oublié le tarif, je n’aime pas les sucreries. Et mes dents ne tiennent déjà plus la route.
La première fois Sarah voulait voir cette ânerie, cette caricature de film, même l’affiche puait l’arnaque, la supercherie, mais ça l’amusait Sarah, ça l’excitait même, c’est pour rire disait-elle, pour le fun, ça fait du bien un bon gros navet de temps en temps argumentait-elle, un chouette film tout pourri, vérolé du début à la fin, un truc qui ne ressemble à rien, ça lave la tête disait-elle, ça repose les méninges et moi je n’avais rien contre, et surtout je voulais lui faire plaisir, évidemment. Je ne pensais qu’à cela alors. Lui faire plaisir je veux dire, pas me reposer les méninges.
Je refusais de penser à quoi que ce soit d’autre. La politique, les impôts locaux et indirects, Georges W. Bush, l’insécurité, Loft Story, le prix des clopes, l’Intifada, Amélie Poulain, le nouveau Madonna, l’euro qui s’amène et les élections derrière mais rien à secouer et laissez-moi vivre au jour le jour à ses côtés. Laissez-moi respirer son odeur en toute circonstance. Deviner ses états d’âme, l’évolution de son cycle menstruel. Et traitez-moi d’inconscient si ça vous amuse. Si ça vous occupe. Si ça vous. Les journées sont faites pour être meublées, la télévision ne peut pas tout faire. Ou traitez-moi d’asocial. De ce que vous voudrez, je m’en fiche.
Je vivais alors dans un monde rétréci (1 m 63), un monde à ses mesures (85-70-95, j’ai toujours eu un faible pour les formes plantureuses, les gros culs, ceux qu’on saisit à pleines mains, toutes phalanges dehors, et ça suffit à peine, la langue est alors bienvenue, le nez, qu’importe, tandis que les poitrines opulentes m’indiffèrent assez). Je vivais sur une autre planète.
Planète Sarah. J’ai oublié depuis le nombre exact d’années-lumière. Le nom de la galaxie, sa localisation.
Je ne pensais qu’à toi.
Et j’avais raison, parfaitement. N’en déplaise à certaines ou certains et bien que certaines ou certains soient des ami(e)s de longue date, des ami(e)s à toute épreuve, inoxydables ou peu s’en faut, dans l’histoire, j’avais raison de A à Z au début. Sur toute la ligne, qu’importe si elle s’est brisée depuis. La ligne, et l’histoire aussi. Ce qu’il faut bien appeler une relation amoureuse. Cette manie, l’étiquetage. Telle femme, telle case. Telle définition. Rubrique positif tant, rubrique négatif tant et plus. Appelons-la l’amour de, la femme de ma vie.
Et je ne dramatise pas.
Lui faire plaisir, la faire rire, la toucher, au propre, au figuré, la toucher jour et nuit, la faire jouir et recommencer sans cesse, souriant, enthousiaste, les dents lavées de préférence, et pas seulement les dents, les aisselles et la bite et le reste et lui apporter tout ce que j’étais capable d’apporter et plus encore. Comme un programme politique en somme. Campagne électorale, ce genre de choses dont on nous parle à la radio et ailleurs. Sauf que moi, je les tiendrai mes promesses. Haut la main. Cette fille, cette femme, cet amour et j’en néglige, je voulais minimum lui décrocher la Lune, lui capturer une étoile filante. Et pas une de ces étoiles minables comme on en trouve au supermarché du coin, emballage plastique et code barre, promotion, la quatrième gratuite, livraison à domicile à partir de 500 francs d’achat, non, loin de moi cette idée vulgaire, triviale, loin de moi ces bassesses ordinaires, Sarah méritait une étoile filante d’exception. Le genre inouï, inoubliable. Immortelle peut-être.
Je voulais lui plaire autant qu’elle me plaisait et c’était un sacré défi, et je ne m’en sortais pas trop mal malgré mon manque flagrant d’expérience en la matière.
J’avais déjà couché avant, je ne suis pas totalement handicapé, ni timide à cent pour cent, mais c’était ma première vraie fille, ma première amoureuse réciproque et durable. Un peu comme dans les livres pour gamin, les contes de fées, et j’étais le prince charmant, l’homme de ses rêves, drôle de casting.

2.
En attendant la Lune et les étoiles filantes et les marmots qui sait, je lui offrais des pop-corn, un Fanta orange et une place pour Tomb Raider (Simon West, USA, 2001, je n’ai pas noté le studio, et pas non plus le producteur, je ne remplis pas toujours mes fiches correctement, complètement, estimant et sans doute à tort que parfois cela n’en vaut pas la peine).
Dans la salle 5, nous étions les plus vieux haut la main. Nous donnions l’impression d’être deux pions du collège voisin accompagnant leurs classes. Ou les parents débordés d’une famille vraiment trop nombreuse. Nous n’étions tout simplement pas à notre place. En décalage. Mais que les gosses s’emmerdent autant que moi m’a rassuré, de même que leurs mimiques écœurées à la sortie, putain c’était trop nul comme film, c’était naze, des critiques en herbe, un rien lapidaires sans doute, leurs arguments manquaient de profondeur mais le film aussi alors quoi.
Je venais de passer deux heures à la regarder regardant l’écran et Angelina Jolie dont la plastique rebondie constituait pourtant l’intérêt majeur – et le seul m’a-t-il semblé – du film, Angelina Jolie donc pouvait aller se rhabiller, laisser son tee-shirt et ses mèches brunes au vestiaire, elle ne faisait pas le poids dix secondes. Sauf peut-être les lèvres, l’inférieure surtout. C’est important les lèvres. C’est peut-être même plus important que le cul à mes yeux… Les lèvres, et les yeux, la voix aussi, la démarche, la façon de tenir sa cigarette, enfin tout, je suis incapable de regarder une femme en pièces détachées.
Et sur la toile, ils pouvaient bien faire exploser ce qu’ils voulaient, et le plus salement, le plus bruyamment possible, avec des ralentis dans tous les sens, et des placements de caméra ridicules, inefficaces, pan le robot libidineux, boum la baie vitrée et le manoir pseudo anglais pseudo XVIII, mais qu’est-ce qu’on rigole chez ces gens-là, qu’est-ce qu’on a le sens du spectacle, ah ils sont trop forts ces américains du nord, et badaboum le temple khmer en carton-pâte, consternants les décors, dignes d’une sitcom française, ils auraient tout de même pu faire un effort, et pan le vilain méchant au regard d’acier et à la mâchoire pareille – j’ai raté les pectoraux, je n’étais pas concentré, mais nous pouvons les supposer de la même matière brute -, ils auraient aussi pu faire exploser le cinéma, piéger chaque rangée de fauteuils, je ne me laissais pas distraire pour si peu, je regardais ma petite amie.
Ma compagne, ma concubine.
Ma meuf.
Ce ne sont pas les termes que j’utilisais, je disais Sarah, ou la femme de ma vie, ou la mère de mes enfants à venir, et je n’exagérais rien du tout, je faisais un constat juste, une observation rigoureuse, objective, scientifique, lucide et froide. J’aime bien les adjectifs.
Je la regardais et le film aurait pu durer une ou deux heures de plus, ça ne m’aurait absolument pas dérangé vous savez. Rendu sourd à la limite. Parce que la musique aussi, je l’ai trouvée navrante.
Il y a des jours comme ça, on ferait mieux de les consacrer à la littérature, ou au shopping, ou à n’importe quoi plutôt que céder à l’appel des multiplexes conditionnés. Mais pour lui faire plaisir, je ne reculais alors devant aucun sacrifice. Et si elle m’avait demandé d’y retourner à la séance suivante, si elle avait exprimé le désir quelque peu saugrenu de visionner ce bidule une deuxième et j’espère seconde fois, bien sûr que je l’aurais accompagnée, et souriant encore, motivé, rasé de frais.

3.
J’étais fou amoureux et le suis encore d’une fille belle et passionnée, Sarah, Sarah L., une bien jolie période et je n’en vivrai plus de semblable et je m’en veux terriblement d’avoir négligé les détails, de ne pas avoir tenu un journal rigoureux de nos faits et gestes. Combien de rapports sexuels ? combien de sodomies ? de fellations ? de cunnilingus ? combien d’orgasmes t’ai-je donnés, combien d’orgasmes m’as-tu offerts ? combien de concerts, de films, de voyages ? combien de retours, de restaurants et de cuites ? combien de fêtes ? combien d’engueulades idiotes ? de bouderies sans motif valable et de réconciliations érotiques ? pornographiques le plus souvent ? combien de ci ? combien de ça ? je ne le saurai jamais et ça me navre, ça m’attriste aujourd’hui.
Je te voudrais encore à mes côtés ma toute belle, mon adorée, je nous voudrais toujours ensemble, et je voudrais aussi pouvoir chiffrer notre histoire, évaluer son poids. Mais quand nous vivions ensemble, quand nous respirions côte à côte, je n’avais nul besoin de tous ces chiffres. À l’eau la comptabilité.
Fin 1999, juin 2001. Dix-huit petits mois, à peine le temps pour deux grossesses, presque rien en réalité, une espèce de parenthèse, d’à-côté. Fin 1999, juin 2001, mais qu’est-ce que c’était bon. Qu’est-ce que c’était agréable. Le paradis sur Terre en somme. Et la pomme fut croquée tant de fois avant la chute, par devant, par derrière, sur les bords, dedans/dehors, et les sens à vif, le plaisir pour seule exigence.
À toute heure je devais me pincer pour y croire et n’y croyais toujours qu’à moitié. Mais non mon garçon, tu ne rêves pas, tu ne te fais pas des films, c’est réel tout ça, c’est ta vie plus la sienne, vos deux vies maillées, il y a des preuves, il y a des témoins, des justificatifs, des déclarations sur l’honneur, vous êtes ensemble, vous êtes amoureux et c’est trop de bonheur tout ça, trop de joie, et il n’y a pas de raison pour que ça cesse dans l’immédiat.
Fin 1999, juin 2001.
Oh oui, une des plus jolies périodes de ma petite vie.
Je me méfie pourtant, et à juste titre. Je suis paranoïaque et j’ai mes raisons. Les gens qui idéalisent un passé fantôme par peur de se coltiner l’aujourd’hui, l’affaissement des corps et des idéaux, les abdos épaissis, les rêves enterrés, ni fleur ni couronne, et le quotidien devenu au fil des ans de plus en plus lourd, marécageux, le quotidien devenu piège, les gens comme ça se comptent par milliers, et il est fort possible que moi aussi je fasse partie du lot commun. C’est possible oui. L’hypothèse ne me choque pas. Mais qui ça pourrait bien déranger mes mensonges ? elle n’est plus là pour rectifier mes erreurs, mes approximations. Elle n’est plus là, et pourquoi je m’amuserais à mentir aujourd’hui ? ça me donnerait quoi comme avantage ? comme privilège ? je n’ai pas exactement le beau rôle dans l’histoire, bien au contraire.
Le prince charmant a méchamment salopé le boulot si vous voulez tout savoir.
Le prince charmant n’était pas à la hauteur et je suis d’accord, ça manque d’originalité dans l’ensemble. Il faudrait apprendre à ne pas croire. Viser la précision au quotidien.

4.
C’était de la folie furieuse en somme. Je dormais maximum trois heures par nuit et je trouvais le temps de faire de beaux rêves, érotiques souvent, je me levais avec le sourire et la pêche, je plaisantais sans arrêt, je bandais du matin au soir et du soir au matin, l’impression de vivre à 200%, 300 à l’heure, et je n’exagère pas, je rayonnais.
Le nouveau soleil du quartier, je ne me prenais pas exactement pour de la merde.
Mes vieux potes alcooliques ne me reconnaissaient plus. Les pauvres, ils n’y comprenaient rien alors ils racontaient n’importe quoi. La salope s’était emparée de mon âme, au passage la garce avait modifié ma personnalité. Faut toujours se méfier des gonzesses, je vous le dis moi, elles sont pas comme nous, elles veulent nous changer, toutes, tout le temps, c’est évident, les femmes c’est des hyènes, d’accord faut les respecter, les écouter, les comprendre, se mettre à leur place et tout le toutim mais surtout, surtout, il faut s’en méfier comme de la peste. Et je plaisante pas, si tu te laisses embobiner, t’es cuit, t’es foutu. T’es bon pour les chaînes. Oh tu peux te moquer, tu peux faire ton mariole, je sais ce que je dis mon petit gars, suffit d’ouvrir les yeux, de regarder dans la bonne direction, c’est pourtant clair leur affaire. Elles sont loin d’être connes les filles, elles savent très bien ce qu’elles font. Elles connaissent leurs armes sur le bout des doigts. Leurs parfums, leurs sourires, leurs petites culottes, leurs nombrils piercés, leurs regards en coin, leurs soupirs qui tombent tous à l’heure idéale, mais c’est des pièges tout ça, des pièges à mâles, et le pire, c’est que ça marche. Neuf fois sur dix ça marche. Et ça fait des éternités que ça dure. Même les plus forts se font avoir s’ils se laissent aller. Et après, c’est mort. Vas-y, marre-toi, fous-toi de ma gueule, n’empêche qu’il faudra pas venir pleurer après, on t’aura prévenu.
Quand ils étaient lancés mes petits camarades, ça pouvait durer des heures, des nuits entières, les filles ceci, les femmes cela, et je suis pas macho mais quand même, méfie-toi, et, quel que soit mon taux d’alcoolémie, j’étais infichu de les prendre au sérieux plus de dix secondes. Forcément ça les agaçait. Ils me trouvaient pénible tant je riais fort et souvent. Putain, qu’est-ce que t’as à sourire comme un gland, arrête ton cirque, t’es lourd, on voit toutes tes caries, tu sais que tu as besoin d’un détartrage, paye-nous plutôt un verre, ou va retrouver ta conne de greluche mais mets-la en veilleuse bordel, un peu de pudeur quoi et patati et patata, ils en devenaient agressifs presque, hargneux. Ils étaient surtout ridicules.
Je les emmerdais, j’étais heureux et fier de l’être.
Et c’était tout sauf une greluche cette fille.
J’attendais Sarah depuis des siècles, je la fantasmais depuis mes treize ans. Je n’en pouvais plus de l’attendre, d’espérer pour rien, pour personne, j’avais fini – honte à moi – par douter de son existence et, l’ayant enfin trouvée, reconnue, apprivoisée, je n’étais pas du genre à cacher ma joie, à jouer les modestes, les gagne-petit. Je laissais l’humilité et la discrétion aux menteurs. J’avais trop longtemps étalé mes croûtes et mes cicatrices et mes états d’âme tous pourris, j’avais pendant des années assuré le spectacle avec mes cuites répétitives, assommantes, scandaleuses parfois (strip-tease, chaises éparpillées, réveil en cellule et j’en oublie, on me donnait les détails le lendemain, ça amusait tout le monde et moi le premier, j’offrais une nouvelle tournée…), maintenant j’exhibais mon bronzage impeccable, mes pectoraux, ma séance de piscine quotidienne, mes cinq à dix rapports hebdomadaires et tant pis pour les jalousies mâles ou femelles, et au diable les médisances de quartier, les relents aigris.

5.
J’étais hors d’atteinte, j’étais avec elle…

6.
Nous deux ça durait depuis dix-huit mois et des brouettes.
Huit mois à se découvrir et à parler et à rire et à baiser comme des fous, tantôt chez moi tantôt chez elle. Nous avions explosé nos budgets téléphone, nous nous étions mutuellement offerts un portable histoire de se parler, de s’entendre plus souvent, épier le souffle de l’autre, deviner son visage, ses expressions. Nous nous appelions pour un rien. Une bricole, un mot tendre, une question futile ou essentielle ou les deux à la fois. J’ai envie de toi, qu’est-ce que tu fais en ce moment, on va où ce soir, on dort où cette nuit, chez toi, chez moi, et si on se payait une nuit à l’hôtel, non, pas un Formule 1, un vrai hôtel, avec le petit-déjeuner servi dans la chambre à l’heure de notre choix et un couvre-lit rouge vif, un couvre-lit immense, j’ai envie de toi, j’ai envie de te lécher, de te caresser partout, t’as bouffé quoi à midi, quand est-ce que tu as tes règles, j’ai envie de boire ton sang, je viens de lire un super bouquin, c’est l’histoire d’une femme etc. etc.
Huit mois pour s’apprivoiser, huit mois pour laisser grandir la force nous attirant dans les bras l’un de l’autre et je fais mon grand dadais romantique si je veux.
Et dix mois que nous partagions amoureux le même appartement. Une grande chambre, un grand salon avec une terrasse, et une cuisine plus étroite encore que la salle de bains – il fallait faire gaffe aux gestes brusques quand nous prenions notre douche et notre pied ensemble. Nous ne nous séparions que pour aller chier et bosser. Et lorsqu’elle rendait visite à ses parents, je ne les supportais pas. Tandis qu’elle s’entendait très bien avec ma mère. Un peu trop bien même, dès qu’elles étaient ensemble, elles se foutaient de ma gueule, elles ne pouvaient pas s’en empêcher. Gentiment certes, mais mon féminisme en prenait un coup alors.
Ma mère, après les banalités d’usage, vous allez bien ? y’avait pas trop de monde sur la route ? vous repartez quand ? ça se passe bien le boulot ? et de préférence au moment de l’apéro, elle se tournait vers Sarah et lui lançait un radieux “ je ne sais pas si tu as remarqué mais Laurent souvent il ceci il cela ” et d’étaler au grand jour un de mes défauts les plus flagrants ou les mieux gardés et Sarah éclatait de rire avant d’abonder en son sens, c’était nul et mesquin, c’était minable. Parfois elles arrivaient même à me couper l’appétit et je me réfugiais à la cuisine histoire de me taper la vaisselle. Je veillais surtout à ne rien casser, tout dérapage aurait aggravé mon cas, alourdi ma peine, mais quitte à s’agacer, autant se rendre utile, jouer le bon fils à sa maman. Un vrai rôle de composition.
Oh il m’en a fait voir de toutes les couleurs, des vertes et des pas mûres, ça n’a pas été facile tous les jours, je peux te l’assurer, c’est qu’il a son caractère l’animal, tu n’es pas de mon avis ? mais ça va mieux depuis qu’il est avec toi, et heureusement, je le trouve plus calme, plus apaisé, comme s’il s’était enfin décidé à devenir adulte, mais tu ne cèdes pas à tous ses caprices j’espère ? ” Ben voyons, Sarah déguisée en dresseuse de fauve maintenant, super sexy avec son fouet et son bustier léopard, mais elle en a pas marre de raconter des conneries la vieille, elle a rien de mieux à foutre de ses journées ma parole, c’est dingue ça, elle doit les préparer des semaines à l’avance ses speechs, les peaufiner à la virgule près, maman tu fais chier et je sais, et nous le savons tous les deux, ça ne date pas d’hier mais quand même tu fais chier souvent, et le pire c’est que tu en joues, tu en rajoutes, plus c’est gros mieux c’est, et tu ne laisses rien au hasard, pas ton genre, oh non, et en plus je me laisse faire, je subis, je voûte les épaules et je marmonne dans mon coin en attendant la fin du spectacle, comme à chaque fois. C’était pareil il y a quinze, dix, cinq ans et il y a peu de raison que ça change dans un avenir proche non ? tu me préviendrais si c’était le cas, tu m’enverrais un télégramme, un fax, quelque chose…
Je les entendais rire les mains dans la mousse orange chaude et il m’arrivait de sourire en me disant, et oui mon garçon, la vie est belle, la vie vaut le coup d’être vécue au moins une minute par jour, parfois deux, et elles ont beau rire les carnes, rire aux larmes, elles ont beau se moquer, aérer leurs bridges et leurs plombages, toutes les deux je les aime et ça fait chaud au cœur, ça fait chaud partout, et ça efface toutes les merdes qu’il a fallu traverser le ventre creux, les poings serrés, les larmes au bord des yeux et je n’ai aucun à priori contre les clichés usés jusque la trame. J’éprouverais plutôt une certaine tendresse à leur égard, une forme de respect. Je lavais, essuyais, rangeais, étalais les torchons, passais le chiffon à poussière si besoin mais c’était rarement le cas, je rinçais l’évier comme si ma vie en dépendait, un vrai petit homme d’intérieur le Laurent, l’amant fée du logis, efficace et discret, exemplaire, elles riaient à cinq mètres, nous ressemblions enfin à une famille normale.
Un ange passait, j’étais bien.

7.
the fruit of love was in the future
around the corner and over the hill
don’t want to have to lose you baby
don’t want to have to take you back
you know I’ll never lose you baby
you know I’ll always help you baby ”

Neil Young, Mirror Ball, Reprise, 1995.

Et je me demande bien pourquoi cet ahuri de canadien a osé laisser tomber ce bon vieux Crazy Horse pour cet album dont la pochette est par ailleurs d’une laideur redoutable. Quel besoin avait-il d’engager ces crétins de Pearl Jam ? Comme s’il avait besoin d’une quelconque crédibilité grunge le loner. Il les enterrera tous haut la main. Il les a déjà enterrés des dizaines de fois. Et c’est pas fini. À moins qu’ils ne lui aient proposé de jouer gratuitement. Ou encore, c’était pour leur donner une leçon à ces andouilles chevelues.
Si j’en ai un jour l’occasion mais il y a peu de chance, je lui poserai la question. Il répondra à côté, comme d’habitude. Il marmonnera une banalité sans issue.
Mais surtout j’aimerais savoir chanter comme lui, et j’aimerais savoir jouer de la guitare comme lui, posséder ne serait ce qu’un quart de son énergie, de son talent, et à la place, je griffonne à l’encre noire sur un cahier Clairefontaine 288 pages, 17x22cm, couverture cartonnée rouge, et je rature dans tous les sens, toutes les marges, j’arrache des pages ou des cheveux, je n’arrête jamais de raturer et dans l’appartement ses albums tournent en boucle et je rêve, je rêve que cette énergie s’introduise dans mes phrases jusqu’à les tordre, jusqu’à les fracasser les unes contre les autres et qu’il n’en reste qu’un bloc de métal incandescent… mais les rêves, j’en ai peur, ça ne sert jamais à grand-chose excepté quand je rêve de Sarah mais c’est hélas de plus en plus rare. C’est même devenu exceptionnel.

8.
Avant Sarah, il n’y a eu personne pendant plus de trois ans. Personne qui compte hors d’une nuit saoule et ratée. Quelques prénoms traînent encore dans mes agendas de l’époque. Notés pour mémoire. Pour l’anecdote. Il est possible que je me sois cru amoureux une ou deux fois. Que je me sois fait mon petit cinéma à base de phrases créées de toutes pièces et de masturbations rapides, décevantes peut-être. Peut-être pas.
Avant ces trois ans, il y eut une femme un poil plus âgée que ma mère. Je ne l’aimais pas mais quelle importance ? elle m’hébergeait, belle petite baraque, grand jardin, elle finançait mes études de branleur plus mes drogues. Je ne me plaignais pas, j’estimais même avoir beaucoup de chance. Je la baisais en moyenne deux fois par semaine et ça lui convenait, elle n’était pas très portée là-dessus.ça l’ennuyait un brin pour tout dire. Elle refusait de se laisser aller, de perdre le contrôle. Les effets secondaires de la ménopause peut-être. Peut-être pas.
Moi je m’en foutais, j’étais défoncé à chaque fois. Alcool, coke, speed, et vive le rock’n’roll. En français, rock’n’roll, ça se traduit par n’importe quoi n’importe comment.Ç’aurait été une vache, une bonne grosse laitière, je me la serais tapée pareil, et désolé si la comparaison manque d’élégance. En levrette, fermer les yeux, imaginer Nastassa Kinski, PJ Harvey ou n’importe quelle starlette pornoïde à la place et, tant bien que mal, cracher mon sperme avant de me repoudrer le nez. Tout pour le réflexe et rien pour le plaisir mais ça passait le temps, ça occupait les nuits et ça froissait les draps, c’était parfait.
Je ne l’aimais pas, elle ne m’aimait pas non plus mais ça devait la rassurer de se taper un jeune. J’étais un gigolo sans envergure et j’en prenais un maximum.
Puis j’avais enfin réussi à décrocher mon diplôme, arrêté certaines drogues – arrêté de les prendre matin et soir je veux dire -, trouvé un poste bien rémunéré, j’avais déménagé et rayé cette vieille de ma vie. Sans doute attendait-elle plus de gratitude de ma part, au minimum une lettre de remerciement, un cadeau d’adieu, mais j’ai toujours été négligent question correspondance ou anniversaire. J’évite d’y repenser le plus souvent. Pas de quoi être fier en somme. Je ne suis pas fier, ça s’est passé comme ça c’est tout. Et si c’était à refaire, je ne changerais rien je crois. J’aimais trop les drogues et le confort, la facilité, le fric aussi.
Durant toute cette période, ma mère n’a pas une seule fois daigné m’adresser la parole et je la comprenais tout à fait. Enfin libre et seul, je me suis lancé à la recherche de celle qui un jour peut-être deviendrait ma femme, ma compagne, la mère de mes enfants et tutti quanti. J’avais grandi avec l’idée idiote que, quelque part sur Terre, une femme était faite pour moi, et pour moi seul. Il y a une vieille chanson rigolote des Dogs là-dessus “when I was a young boy / my mama said to me / there’s just one girl in the world for you / and she probably lives in Tahiti / or maybe she lives in the Bahamas / where the Caribbean sea is blue / weeping in the tropical moon at night / ‘cause nobody told about you.” (A million way of killing time, New Rose, 1989).
Cette chanson j’y croyais dur comme fer, il fallait juste que je trouve la fille.
Un sacré boulot. Comme un genre de punition à perpétuité. Une roulette russe étalée sur au mieux quelques petites dizaines d’années. Et il n’y a pas de demi-mesure. Aucun lot de consolation, ce serait trop facile. Tu la trouves ou tu perds tout avant de crever seul et malheureux comme un chien. Tu la trouves et tu la laisses s’échapper, c’est possible aussi. Tu ne la trouves pas et tu n’as plus qu’à te foutre en l’air, ou te traîner jusqu’à la fin.
C’est que la Terre est grande mine de rien, et les villes aussi.
Ce fut long et laborieux. Souvent pénible. Harassant. Ce fut un échec quasi complet. Je manquais de méthode. De motivation. De confiance surtout. Dans la famille, il n’y a guère que ma mère qui sache ce qu’est la confiance. Ça ne l’a pourtant pas empêché de rater sa vie. Je doutais beaucoup plus que la moyenne, j’osais beaucoup moins. Je me croyais incapable, indigne même. Je détestais croiser mon reflet dans les vitrines de nos villes, dans les miroirs de nos magasins.
Et Sarah en fin de parcours comme une récompense, des arriérés de bonheur. Mais il n’y aura jamais d’enfants et tant mieux, la vie est dégueulasse.

9.
Entre la vieille et Sarah, trois ans. Trois ans à dormir seul ou presque. Les filles dont on ne connaît pas nécessairement le prénom. On ne prend pas non plus le petit-déjeuner en leur compagnie. Pas qu’on doute de leur aptitude à préparer un café correct, juste on n’a rien à leur raconter. Trois ans à me masturber matin et soir et nuit devant des pornos ridicules et bruyants mais je coupais le son le plus souvent. Trois ans à me nourrir de pâtes, de cacahouètes, de sucreries, de pizzas surgelées et de frites idem. Junk food forever et vive la culture de masse.
Je pleurais un soir sur deux, l’autre je biberonnais du gin devant la télé. Quand le gin m’écœurait, je passais à la vodka. Ou à la bière, ou les deux. Je vomissais à l’occasion. Ou j’avais mal au crâne. Des crampes dans mon sommeil. Je renversais mon verre, j’insultais les voisins et les lampadaires et la création dans son ensemble, la création ne bronchait pas alors que les voisins, ça leur arrivait. Je me calmais très vite, ne souhaitant pas avoir d’ennui avec la force publique. Je regardais un épisode des Envahisseurs sans deviner le dénouement au bout de cinq minutes, ça passait le temps, ça meublait le rien.
Quand j’en avais marre de la télé, je me réécoutais Neil Young au casque. “I’ve been lookin’ for a lover / but I haven’t met her yet” (Zuma, Warner, 1975).
Et quand j’en avais assez de me morfondre dans ma piaule, j’allais boire au troquet d’en face. Un bar de quartier qui ne la ramène pas. Décor à deux doigts du glauque, chiottes à la turque, faïence ébréchée, miroirs sales mais personne n’a envie de s’y regarder, ils servent juste à surveiller entrées et sorties, cinq mecs pour une fille, ce genre de bar-là. Je connaissais tous les habitués et certains, au fil des cuites et des confidences toutes deux tardives, certains sont devenus des amis. Les frères qui m’avaient tant manqué gamin. Nous étions tous à peu près lamentables mais on s’en foutait comme du décor. On jouait aux cartes, aux échecs ou au Scrabble, on regardait passer les filles, on en baisait parfois, on se racontait tout le lendemain, on se refilait les bons plans. Celle-là est nulle, même allongée on voit qu’elle a du bide, et des boutons, celle-là suce vachement bien mais refuse de se laisser enculer, de pauvres conversations de pauvres mecs, et en être conscient ne change rien à l’affaire ni à notre bêtise mais on était mieux ensemble que séparés, on se croyait plus forts ainsi. Plus vivants.
Trois années complètes sur le même schéma.
Les mêmes gens aux mêmes endroits aux mêmes heures et on se raconte les mêmes histoires, toujours, et ça recommence d’une semaine l’autre, on dirait l’éternité en pire. C’est long trois ans. Mille et une nuits et au-delà.
C’était plus pénible encore l’hiver et les rues désertes, comme pour une guerre, un bombardement ou un exode, le froid pluvieux, les amis malades, les corps invisibles, et la nuit noire programmée pour 18 heures. Trois hivers comme ça. De la déprime à ne plus savoir qu’en faire, des gueules de bois en pagaille. J’ai souvent cru mourir à l’époque. J’ai souvent voulu me laisser couler. Bye bye et bonne route aux survivants, moi j’en ai assez, débrouillez-vous sans moi, merci. Je ne sais pas pourquoi je me suis accroché à une vie qui me dégoûtait de plus en plus chaque jour, chaque cuite, chaque réveil difficile, et je passe les otites, les abcès dentaires. Pour mes amis, pour ma mère. Par habitude. Pour faire chier le monde. Pour lutter encore, tant bien que mal. Pour continuer à boire et à fumer et à rire et à jouer aux cartes et à regarder les filles marcher dans les rues au printemps, à l’été.
Et j’espérais La rencontrer un jour. Celle qui d’un simple sourire, d’un geste de la main, saurait balayer mes doutes et mes peurs et toute la merde que je trimbalais sur mes épaules. J’espérais La rencontrer mais je fréquentais les mêmes lieux, tout le temps, et j’adressais la parole aux mêmes gens, toujours. Alors il ne se passait rien.
Il ne pouvait rien se passer.

10.
En octobre, j’avais changé de boulot sur un coup de tête et je l’avais enfin rencontrée. Et j’avais su la retenir, la séduire. Bizarre d’ailleurs. Je ne comprends pas. Et je ne lui ai jamais posé la question. Peut-être était-ce son côté infirmière frustrée qui l’avait balancée dans mes bras. Ou alors mon côté beau ténébreux au bord du naufrage. L’aura de ceux qui n’ont rien à perdre et le savent très bien, ils se permettent même d’en jouer les salauds.
Je n’étais pourtant pas au mieux de ma forme, et je reste poli. Et je reste très en deçà de la réalité. Trop de nuits blanches, d’alcools et de cigarettes, trop de bouffes minables aussi, trop de gris et pas assez de couleurs, pas assez de chaleur, Lexomyl systématique pour dormir, des programmes télévisés navrants, et à haute dose c’est tellement meilleur. Quitte à se faire bouffer le cerveau, autant plonger pour de bon. Gerber la retenue, la prudence. “It’s better to burn than to fade away”. Je commençais même à engraisser, à prendre du bide, et les cernes indélébiles sous les yeux, j’avais tout du paumé déglingué, pathétique.
Et avant elle, avant Sarah, quand une fille m’attirait, me plaisait, quand je devinais dans ses yeux une quelconque trace de tendresse ou de curiosité amicale, je l’évitais, je la fuyais. Il aurait fallu me payer pour que je lui adresse la parole, ou simplement un sourire. Et me payer très cher, en liquide. Petites coupures. Une fille m’attirait, je la rayais de mon horizon et je retournais vers mes vidéos pornos où les choses étaient tellement plus faciles et confortables. Je n’y risquais rien, ni perte ni déception. Un vague dégoût peut-être, je le chassais au gin, et il s’envolait parmi la fumée de cigarette blonde, il s’envolait à toute vitesse. Je ne voulais pas souffrir, je ne voulais pas me faire humilier. J’étais un zéro, pourquoi faire perdre son temps à une charmante jeune fille, ce serait dégueulasse de ma part, ce serait une faute, je n’ai pas le droit de faire ça. Je jouais l’altruiste, le minable qui choisit de bien se comporter, cette fille mérite mieux que moi et elle le trouvera un de ces jours et tous ces discours bidons, tous ces prétextes, ces faux fuyants. J’étais juste un lâche bon à se taper des queues. Et si c’était à refaire, là j’essayerais de me montrer moins nul. Ce ne serait sans doute pas très difficile, mais je me méfie des conditionnels autant que des flics ou de l’armée.
J’attendais qu’il se passe quelque chose dans ma vie. Quelque chose de tendre et de sexuel à la fois. De l’émotion avec du poil autour plus des seins et si possible un gros cul. Gros mais ferme, merci. Et des tonnes de plaisir partagé. Rien que de très banal en somme. J’attendais et je buvais pour abréger l’attente, embellir les rues. Tenir à distance la dureté du monde. Sa médiocrité et la mienne réunies.
J’en parlais avec Jimmy au cours de nos longues nuits de picole. Rien n’est plus beau qu’une amitié placée sous le signe de l’alcool, rien n’est plus authentique. Vous connaissez la série Friends ? Ben, ça a beau être souvent drôle, c’est du pipeau. Les énormités qu’ils sortent à tout bout du champ au Central Perk, on ne peut les dire qu’ivre mort. Lorsqu’on a effacé la honte et la pudeur.
L’alcool, je ne m’y perdais pas. Au contraire, je me maintenais sur le fil. Je résistais.
Certaines personnes ne comprenaient pas, ou refusaient de comprendre – ma mère au premier chef. Pourquoi tu bois ? elle demandait. Qu’est-ce que ça t’apporte ? Tu ne vois pas que tu te détruis, que tu fous ta vie en l’air, c’est un poison l’alcool. Un poison mortel. Tu n’as pas le droit de te laisser aller. Pauvre fille, comment peut-on ne pas boire ? j’avais envie de répondre mais je me taisais, j’essayais de dévier la conversation, je ne réussissais pas à chaque fois.
Ça ne s’explique pas l’alcool, c’est comme toutes les drogues. Ça se vit ou on méprise mais il n’y a pas de position intermédiaire, compréhensive. L’empathie aux orties.
Je buvais pour oser plus, pour me sentir moins seul. Effacer tant bien que mal et de façon temporaire la lourdeur du corps. Par habitude également, les drogues sont aussi répétitives qu’un emploi de bureau. Ça fonctionnait vaille que vaille mais ça tournait quelque peu en rond tout ça. Ça ne menait nul part si ce n’est au bar le plus proche, ou vautré sur mon lit, et toujours la bouteille à portée de main. La bouteille, les clopes, le cendrier, la télécommande aussi. Le téléphone, on ne sait jamais. Paré à toutes les éventualités.
Oui, ça tournait en rond. Ma vie faisait du surplace déprimé. Jusqu’à l’arrivée miraculeuse de la petite et mignonne Sarah.

11.
C’était une chouette fille. Dynamique, rigolote, portée sur les fêtes et le cul, pas le genre à se prendre la tête pour y couper les cheveux en quatre, surtout pas, mon opposée solaire. Une brune bien entendu. Je n’ai rien contre les blondes mais je trouve les brunes plus sexe, c’est tout. Plus attirantes. Avec elle, j’avais rajeuni de dix ans. Non, je m’exprime mal. Je ne rajeunissais pas, je découvrais ce qu’être jeune signifiait. Vivre pour l’instant et le vivre bien, sans la moindre crainte. Parce qu’à quinze ou vingt ans, j’étais tout sauf jeune. Le plus souvent, j’avais l’impression d’être mort, mais un mort bancal, un mort infichu de se sentir à l’aise dans sa peau de cadavre. Un mort honteux en quelque sorte.
Avec elle, je devenais curieux, enthousiaste. Je découvrais des plaisirs ordinaires, se promener dans les rues pour y lécher un maximum de vitrines, faire une marche en forêt sous la pluie, aller à la piscine, au restaurant, acheter des fleurs, faire la grasse matinée accompagné, ramener des croissants à la maison, ou des chocolatines, et j’en oublie vingt mille de plaisirs, vingt mille et des poussières. Vivre devenait une joie, vivre devenait une jouissance, et je frôlais parfois la régression. J’ai été jusqu’à écrire en son honneur une espèce de poème pré-pubère où j’avais réussi à placer sur douze petites lignes les mots fleur, oiseau, rivière, amour, ciel bleu et j’en passe quelques-uns du même tonneau (tes yeux, tes lèvres, éclat, soleil, bonheur). Le tout formait un amas rose et gras interdit aux diabétiques. Je ne lui ai pas donné, j’ai eu le bon goût de le jeter avant. Après l’avoir soigneusement déchiré. Être amoureux d’accord, et plutôt deux fois qu’une, mais est-il bien utile de se compromettre ? de se vautrer tout sourire dehors dans le ridicule ? Ça s’appelait “ à toi ” mais nous étions très loin de Léo Ferré (Poètes, vos papiers !, Barclay, 1969). Ou même de Neil Young. Et pourtant les paroles de Neil Young dans le registre mièvre, elles se posent là. “I sing this song because I love the men, I know some of you won’t understand” (Harvest, Reprise, 1972) et autres “I’m in love with your daughter, I like the way she walk, I like the way she talk” (Ragged glory, Reprise, 1990). Né anglophone, jamais je n’aurais pu faire de ce type un de mes héros.
C’était une chouette fille et je passais le plus clair de mon temps avec elle.
Mes potes ronchonnaient, ils trouvaient que je les laissais tomber et c’était un peu le cas j’avoue. Le bar, nous y allions ensemble pour l’apéro et les dernières nouvelles du quartier, un tel est en vacances, une telle vient de se faire larguer, lui vient de trouver du boulot, ça lui plaît, il a la pêche, puis nous levions le camp. Si ce n’était pas pour sortir, c’était pour aller baiser. Depuis son arrivée dans ma vie, je n’avais pas fait la fermeture une seule fois. Les copains râlaient, je ne voulais plus faire le quatrième pour une belote. Et je ne racontais plus d’anecdotes sur ma vie sexuelle. Je rentrais dans le rang. Je devenais la caricature du mec amoureux en route vers le mariage option gosse et le pire, ça me plaisait.
Un esprit sain dans un corps sain et désirable plus tout le cirque et j’assumais, j’assumais complètement. Je fumais moins, je ne buvais plus beaucoup, plus jamais seul en tout cas, plus jamais en destruction, j’allais tous les jours faire mes cinq cents mètres crawl et autant en brasse, je redevenais un genre d’être vivant et ça se voyait. Ça se voyait de très loin. Jusqu’à ma mère qui, pour la première fois de ma vie adulte, avouait être fière de moi. Mais ça, je n’étais pas certain de le prendre pour un compliment. Ça m’inquiétait plutôt. Sa vie amoureuse était un désastre absolu, une bérézina de première grandeur, et elle se permettait de juger la mienne, la vieille ne reculait devant rien. Ça faisait partie de son charme à la noix.
Ma petite maman… évidemment qu’on s’aimait bien. Je comprenais ses questions, ses angoisses. J’essayais de me mettre à sa place. C’est quoi ce grand dadais qui aurait dû faire une belle carrière et qui la sabote ? c’est qui cet âne incapable de vivre une histoire d’amour avec enfants et maison à la clé ? Elle avait le droit de se ronger les sangs, je ne le conteste pas. Mais tout ce qui allait autour bordel. Les remarques obligées. Tu fumes trop. Tu devrais soigner ta présentation. Tu as pris rendez-vous chez le dentiste ? et chez le coiffeur ? Tu as l’air fatigué, il y a quelque chose qui ne va pas ? mais lâche-moi les baskets ! Je fais au mieux et parfois ça ressemble au pire c’est sûr mais en quoi ça te regarde ? c’est ma vie, je me débrouille. Je suis un grand garçon maintenant.
Elle n’avait jamais rien compris à mes choix, jamais rien voulu comprendre. Ou je ne savais pas m’expliquer. Ou un subtil mélange des deux. Alors on se téléphonait une fois par mois et on étirait notre conversation polie sur un quart d’heure en prenant soin d’éviter les sujets qui fâchent. T’as vu tel film, telle émission ? Le boulot, ça va ? Quoi de neuf sinon ? Bonne soirée, tchao. On s’envoyait des cartes aux anniversaires aussi. Petits mots et petits cadeaux. On sauvegardait les apparences sans y dépenser trop d’énergie.
Et quand je demandais à Sarah ce qu’elle pouvait bien trouver à ma mère, elle répondait “ c’est une femme géniale, et elle te comprend mieux que personne ”. J’en doutais sévère, je gardais mes doutes pour ma pomme. Ça me semblait un sujet de discorde plus que futile.

12.
Plus je la connaissais et plus je l’aimais Sarah.
Plus nous baisions et plus j’avais envie d’elle, plus j’avais envie de la serrer contre moi, de lui parler, de la deviner, de l’entendre, de la chatouiller derrière l’oreille, de lui caresser l’intérieur des cuisses, doucement, des heures entières, d’une aube à la prochaine et recommencer jusqu’à épuisement, la saturer de plaisir. Envie de la faire rire et jouir. De lui rendre la vie belle, intense au quotidien. Effacer les heures d’attente ou d’ennui, les heures molles, les journées grises, gommer le médiocre et l’accessoire, l’utilitaire. Rayer de la carte tout ce qui dégrade, tout ce qui use et salit. Les regards obscènes, les blagues ignobles. J’en avais envie et j’en étais capable, jamais je n’aurais cru cela possible. Moi, un petit gars comme il y en a des millions et plus encore mais je n’ai pas sous la main les résultats du dernier recensement global. Un mec pas trop moche, pas trop mal dans sa peau malgré une batterie de casseroles fournie et c’est à peu près tout, et pourtant, je savais donner, je savais la rendre heureuse.
Et jamais cela n’aurait dû s’arrêter. C’est mon côté midinette, romance couleur pastel.
Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants et vécurent heureux dans une grande et jolie demeure sauf que vous vous êtes trompés d’adresse mes chéris alors virez-moi ces chandelles, pliez vos dentelles, rangez les violons. Et n’oubliez pas le piano, merci. Jamais pu sacqué le piano de toute façon. Pareil pour les violons. J’ai mal aux dents rien que d’y penser.Mon côté midinette putain, l’impression que c’était il y a quelques années, ou quelques siècles. L’impression que je parle de quelqu’un d’autre, d’une autre vie. Ce n’est pas possible. Tout avoir et tout perdre et se retrouver nu en plein vent. Sûrement il y a quelque chose qui m’échappe. La vie et le sens qu’on lui donne, qu’on essaye tant bien que mal de lui donner. Et on se vautre dans le décor. On a l’air malin tiens. C’était ma vie pourtant. C’était la nôtre. C’était une vie ordinaire et belle. Peut-être devrais-je me concentrer davantage sur le côté ordinaire, cela atténuerait la douleur. Mais je n’ai pas le droit de tricher trop. Une pointe de maquillage, une fine couche de fond de teint suffiront.

13.
“Down by the river, I shot my lady”, Neil Young, Everybody knows this is nowhere, Reprise, 1969 et dans le livret du compact, ils sont chiens, ils ne donnent que les paroles de Cowgirl in the sand, c’est nul. Pas que ce soit très compliqué comme vocabulaire mais tout de même, il y a quelques mots, j’hésite, j’invente mes propres phrases, ça sonne pareil, et il n’y a plus personne autour pour rectifier.
Corriger le tir.
I shot my lady, j’en ai eu très souvent envie et parfois l’envie revient comme une démangeaison, comme une cicatrice. Qu’elle saigne. Qu’elle ait mal. Qu’elle ne comprenne plus rien, juste la douleur et le monde s’écroulant. Qu’elle ne sache même plus comment on fait pour pleurer. Qu’elle ne trouve plus les mots. Chacun son tour en somme. Il faudra bien que je me venge, sangloter ne peut suffire.

14.
Mon nouveau boulot se situait en banlieue nord, au sixième étage d’un immeuble de bureau. Elle travaillait alors dans l’immeuble d’en face et nous avions les mêmes horaires d’embauche. Nous nous sommes remarqués l’un l’autre, nous avons commencé à nous dire bonjour, à nous sourire, nous commentions la météo aussi, nous devenions des voisins. Je fantasmais dans mon coin, élaborant des scénarii improbables, je consommais du Kleenex à haute dose, j’attendais qu’elle fasse le premier pas. J’imaginais des répliques aptes à la faire tomber dans mes bras. Des répliques que je n’osais pas prononcer en sa présence évidemment. J’avais envie de la séduire et je ne savais pas par où commencer, qu’est-ce qu’on dit dans ces cas-là déjà ? par où on commence ? comment on procède ? elle m’intimidait.
Elle ne portait pas d’alliance mais je refusais de la croire célibataire comme je refusais de croire aux miracles. Une fille de cette qualité, tous les mecs bien devaient se l’arracher. Ils avaient réinventé le duel en son honneur, j’étais placé perdant à facile cinquante contre un.
Un mardi matin – c’était en février 2000 et sans doute ai-je noté la date exacte dans mon agenda noir – que je fumais avant de rejoindre le hall, ascenseur gauche, sixième droite, troisième bureau, elle m’a proposé de déjeuner en sa compagnie. Elle connaissait une brasserie potable dans le coin, elle en avait assez de la cantine. Prétexte à la noix. “ Vers treize heures, ça te va ? ” C’est la première fois qu’elle me tutoyait. Qu’elle m’invitait aussi. J’ai bredouillé quelque chose qui devait ressembler à oui tout en recrachant la fumée pour étouffer une quinte de toux naissante. Ça me paraissait trop facile, trop évident.
Je n’ai à peu près aucun souvenir de ce déjeuner si ce n’est que nous avons partagé l’addition, je me rappelle simplement que sur le coup, je me suis jugé minable, ridicule, pitoyable. À chier. Le mec coincé, pénible et tout sauf drôle, le type qui n’en décroche pas une. Elle n’a pas dû penser la même chose vu qu’elle m’a invité à une soirée le vendredi suivant.
– Une soirée chez des amis à moi, viens, ce sera super sympa, et elle savait dire ça avec le sourire, et sans la moindre arrière-pensée, cette fille était fantastique, comme un ange envoyé sur Terre. Aller dans une soirée peuplée d’inconnus et d’une fille adorable ? j’étais parti pour souffrir un maximum – je suis nul, je ne parle pas comme il faut, je ne suis pas fringué comme il faut, je ne suis pas du tout le type qu’il lui faut, qu’est-ce que je fous là bordel ? en plus je vais rater mon feuilleton – ou pour me payer un coma éthylique – peut-être une fois saoul arriverais-je à me décoincer, à rire, à danser avec elle, pourvu que je ne sois pas malade, mais qu’est-ce que je fous là aussi ? qu’est-ce qui m’a pris ? alors boire et se donner du courage avant d’oser lui parler, d’oser lui dire que quand je suis avec elle, la lourdeur du monde s’efface -, et j’ai bien entendu accepté son offre.
Je n’avais pas le choix d’ailleurs.
Et elle le savait très bien. C’était une petite maligne dans son genre. Une petite futée.
Le soir même, j’ai appelé Jimmy. Je l’ai prévenu que j’allais faire une connerie monstrueuse, monumentale, j’allais tomber amoureux comme le roi des glands. J’allais placer ma vie et mes petites humeurs entre les mains d’une tierce personne. J’allais me rendre dépendant. Et je préparais ma camisole avec un sourire d’une niaiserie sans nom. Il m’a posé les questions d’usage. Non, tu ne la connais pas. Brune, pas très grande. Je sais pas, vingt-cinq, dans ces eaux-là. A priori non. J’en sais rien, je lui ai pas demandé. Il s’est avoué déçu par la maigreur de mes renseignements. Il m’a aussi souhaité bonne chance. La chance n’a rien à faire là-dedans, ai-je conclu péremptoire. Pas de doute, je me montrais très sûr de moi au téléphone.
Mais vendredi matin ce fut l’horreur. Comment me fringuer ? Il faisait frais le soir donc un pull et une veste mais laquelle ? Jean ou pas ? Slip ou caleçon ? J’étais ridicule et le savais, ça m’amusait plutôt. Encore un peu, j’allais chez le coiffeur avant d’acheter un nouveau déodorant.
Les amis en question, des gens sympas effectivement, jouaient les parisiens. Ils parlaient expos, restaurants, pièces de théâtre, performances, ils étaient infichus de prononcer une phrase sans nom propre. Respect par contre pour la bouffe et le choix des vins, ils m’ont bluffé. J’étais trop nerveux pour parvenir à l’ivresse et j’avais du mal à articuler trois mots d’affilée mais elle m’a pris en main – c’est une image, pas l’évocation d’une branlette furtive – et ça s’est plutôt bien passé.
Nous avons baisé cette nuit-là. Chez elle. Un deux pièces coincé entre la gare et le fleuve. Cunnilingus puis missionnaire, une recette qui a fait ses preuves. Il y a tellement d’informations à assimiler les premières fois, inutile de se compliquer la tâche en jouant les acrobates. Je n’ai pas su jouir sous latex.
Nous avons baisé cette nuit-là, puis toutes les nuits suivantes. Tantôt chez l’une, tantôt chez l’autre. En variant positions et lieux. Elle appréciait beaucoup la levrette, “ tu vas plus au fond comme ça ” disait-elle avec un sourire, “ et j’aime ça ”. “ Moi aussi j’aime ça ” j’ai répondu. “ J’aime tout avec toi ”, j’ai ajouté, et je ne flattais pas, je n’exagérais pas non plus. Elle n’a rien dit, elle a juste souri en caressant mon sexe, en me regardant dans les yeux, il y dansait des paillettes dorées.
Puis j’ai cessé d’avoir peur et j’ai décidé que moi aussi j’avais le droit d’être heureux à l’occasion. Et quoiqu’il ait pu arriver par la suite, je lui en serai toujours reconnaissant. Et c’est typiquement le genre de banalité mièvre que je ne peux m’empêcher d’écrire quand je repense à notre histoire mignonne.

15.
C’était pareil à l’athlétisme gamin. Je faisais de bons départs puis ma motivation s’effilochait avec la distance. Quelle importance arriver le premier ? qu’est-ce que ça change au fond ? je ne comprenais pas, il me manquait des éléments alors on me doublait sans peine et l’entraîneur regardait son chrono consterné, il ne savait pas quoi dire, et j’étais supposé me sentir coupable mais non, je pensais à autre chose, je voyageais dans l’ailleurs. Et m’y sentais bien.

16.
Un an et demi de bonheur pur et dur comme le diamant sur trente-cinq années d’existence sans grand relief – ni succès triomphant ni galère insurmontable, la vie moyenne d’un garçon moyen – mais aujourd’hui putain, où sont-ils passés nos sourires ? nos baises ? nos regards ? nos silences complices ? nos voyages ? nos éclats de rire ? est-ce que j’ai rêvé dites-moi ? est-ce que j’ai tout inventé ? je sais bien que non mais j’aurais tellement besoin d’être rassuré. Sauf qu’il n’y a plus personne pour le faire.
De cette histoire il ne reste qu’une poignée de photos toutes accrochées au mur et je les connais par cœur, toutes, jusque dans les plus minuscules détails, j’en ai mal aux yeux à force de les regarder, de m’y perdre. Conjonctives irritées. Aujourd’hui je passe mes journées à chialer, à haïr, à revivre le passé en serrant dents et poings, je m’enferme à la maison, barricade toutes les issues, je picole devant la télé, gerbe le trop plein parfois, tu parles d’une occupation, je dors mal, les cachets n’aident pas et pas non plus l’alcool ou histoires naturelles, rien ne me peut m’aider et je sursaute au moindre bruit, je fais des bonds dans mon lit sale.
J’ai peur de mon ombre et de celles des voisins.
J’ai peur sans arrêt, sans répit, sans motif valable, et je ne savais pas qu’il était possible de vivre une telle peur vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mes cauchemars ont la dent dure, vraiment. Aujourd’hui je me lave un jour sur trois, j’ai souvent froid, j’ai beau me couvrir, trois pulls, ma veste en cuir, chauffer au maximum j’ai froid, j’en claque des dents, je me gratte les cuisses au sang, la verge, le rectum, je m’en casse les ongles tellement je gratte, le sang perle à travers mes jeans, je n’écoute même plus de musique et je suis souvent tenté de me plaindre.
Tenté de gémir.
Puis je regarde autour de moi et je décide que, tout compte fait, j’ai un bol monstrueux. Pense aux mongoliens camarade, pense aux myopathes. Pense aux Bosniaques hommes, femmes et enfants de 1995. Pense aux gamines thaïlandaises, aujourd’hui et hier et demain pareil, accroupies bouche pleine devant les gras occidentaux – shorts et bananes de rigueur. Pense à mon cul bordel, peut-être ai-je eu de la chance mais le prix à payer putain ! le prix à payer me tuera. Il a bien commencé déjà.

17.
La première fois, il y avait du soleil, nous étions allés à la séance de 16 heures au CGR Saint-Louis, Tomb Raider, et j’ai senti que je ne tiendrais pas, que je ne pourrais pas tenir jusqu’à la maison. Nous habitions à côté pourtant. Trois cents mètres à tout casser. On était samedi, un quartier commerçant, boutiques de fringues, terrasses de café, beaucoup de jeunes gens assis ou en mouvement, tous l’air plutôt content, ravi du week-end, je ne pouvais pas me permettre de sortir ma queue en pleine rue. Il fallait juste se dépêcher. Sarah voulait une robe légère, elle s’attardait devant les vitrines alors j’ai prétexté un coup de fil urgent, elle m’a proposé son portable. “ Non, c’est Jimmy qui doit m’appeler.” “ Ah… ” Je ne sais pas si elle m’a cru mais je n’étais pas en état d’être convaincant, j’avais la vessie à deux doigts d’exploser. “ Tu me rejoins, faut vraiment que je me grouille.” “ Ok, à tout de suite.” Je n’ai pas pris la peine de l’embrasser, je courais déjà.
Ma vie aurait été en danger, je n’aurais pas couru plus vite. Je me serais sans doute senti moins ridicule.
J’ai grimpé les escaliers quatre à quatre. J’étais devant ma porte, clés à la main, quand j’ai senti qu’il était trop tard. Ça m’a fait un bien fou, ça m’a donné envie de pleurer. Ou de cogner quelqu’un. Je me suis traité de tous les noms, j’en ai créé quelques-uns pour l’occasion.
Et Sarah qui n’allait pas tarder à rentrer, avec ou sans robe d’été, il fallait que je fasse vite encore, que j’efface les traces, que je gomme les odeurs. J’ai balancé les fringues mouillées au fond de la machine, j’ai pris une douche éclair et j’ai enfilé un short, elle rentrait déjà. Elle n’avait pas trouvé son bonheur, j’avais dissimulé l’incident.
– Il voulait quoi Jimmy ?
– Il a de la coke, il nous en met de côté.
– Génial, elle a fait et elle m’a sauté au cou. M’a dit je t’aime en me caressant les cheveux. C’était son délire du moment. Pas le fait de m’aimer, l’envie de passer un week-end entier à baiser comme des fous défoncés comme des dingues. Juste pour le fun elle disait et ça me tentait aussi. Je l’ai embrassée du mieux que j’ai pu mais je n’avais pas exactement la tête à ça. Pisser dans mon froc, je n’en revenais toujours pas. À mon âge. C’était n’importe quoi et j’imaginais le dialogue. T’as fait quoi aujourd’hui ? Rien de spécial, je suis allé au cinoche avec ma puce, le film était à chier, on est rentré, je me suis pissé dessus, la routine, normal, et toi ? J’ai essayé de trouver une explication sensée. J’avais bu quatre ou cinq cafés dans la matinée, je ne dormais pas beaucoup, je travaillais comme une brute, je passais la moitié de mon temps en érection, il y avait sûrement une raison, une sorte de faiblesse c’était, juste un accident, la fatigue, pas de quoi s’inquiéter. Et puis ça aurait pu être pire. Ça aurait pu m’arriver dans la rue, au milieu du film, ça aurait pu m’arriver devant Sarah, dans la foule, j’avais presque de la chance.
Elle est restée pendue à mon cou, mains et langue se promenant jusqu’à ce que je bande, ça n’a pas pris très longtemps. Elle a mouillé vite aussi.
Après nous avons baisé sur le rebord de l’évier et c’était bien. Une chouette journée dans l’ensemble.

18.
Ça aurait pu être pire. L’argument des lâches et des crétins finis. L’argument qui ne tient pas la route dix secondes. Pas le plus bête du monde, il ne mérite aucune espèce de record. Tout juste si on peut le considérer comme un argument.
Ça aurait pu.
Bannir le conditionnel et les si. Et si ma tante en avait. Paris en bouteille. Toute autre capitale, mégapole. Et si je m’étais chié dessus, ça aurait été pire aussi, ouais, pire que tout. Et si je m’étais fait renverser par une bagnole en allant acheter nos clopes. Et si je m’étais retrouvé tétra, fauteuil électrique, commande au menton, des escarres au cul et des couches vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Assisté jusqu’au transit, exonération manuelle, sondage toutes les trois heures.
Ça aurait pu être pire. Évidemment mais si tu n’as rien à dire, ne dis rien disait je ne sais plus qui de la famille, la famille… Ni excuse ni prétexte. Rien qui vaille la peine. Se recentrer sur l’essentiel. Poser la brique au bon endroit, que les fondations tiennent le choc. Il est temps de faire attention, l’heure du relâchement est achevée maintenant. Resserrer les boulons, les vis, tout ce qui peut l’être. Je n’aime pas ma vie quand je ne la contrôle plus. Je n’aime pas vivre seul. Je n’aime pas ce que je suis devenu mais quelle importance ? Que chaque parole soit juste. Le moindre adjectif, la moindre virgule. Et ces putains d’adverbes.
Reprendre le cours de l’histoire. Reprendre le fil. Comme si je ne connaissais pas déjà la suite. Comme si mon histoire valait quelque chose. Comme si “ je ” valait quelque chose. Y croire. Faire semblant d’y croire et s’y accrocher coûte que coûte. Tant bien que mal. Chaque être humain est unique paraît-il, rires dans l’assistance. Ironie, moqueries, j’en passe, des meilleures, des moins bonnes, je ne finis pas d’en passer.
Ça aurait pu être pire mais ça suffisait largement pour l’heure.

19.
La première fois je revenais du cinéma et il n’y eut ni témoin ni conséquence, et assez vite j’oubliais.

20.
Le lendemain, j’ai croisé Jimmy au bar. Il semblait à cran, mal dans ses baskets. Il fumait clope sur clope et ne laissait pas à ses pintes le temps de se réchauffer dans l’air ambiant. À peine 18 heures et beaucoup plus tard sur son visage. Jimmy n’était pas le dealer du coin, c’était en gros et pour simplifier l’homme de ma vie. On se connaissait depuis toujours, depuis la primaire, on avait voyagé, déliré, déprimé et failli baiser ensemble, une nuit alcoolisée en Espagne, Andalousie. À défaut, on avait été amoureux des mêmes filles. Des brunes, des filles bizarres. Hors norme. Même aujourd’hui, on prenait nos vacances ensemble. On était infichu de passer une semaine sans se voir, deux jours sans se téléphoner. On ne cherchait pas d’explication, on vivait l’un pour l’autre. S’il avait été femme, je l’aurais épousé depuis longtemps, et je sais la réciproque vraie. Si nos aventures gynécologiques respectives étaient souvent lamentables, ça tenait aussi à l’intensité de notre relation. Trouver sa place entre nous deux n’était pas facile, Sarah en savait quelque chose. Elle m’en avait parlé déjà. Elle ne nous reprochait rien, elle faisait un constat à peine teinté d’une ombre de jalousie.
– Tu vois, avec vous j’ai l’impression d’être une idiote, je comprends au maximum une phrase sur trois. Vous faites sans cesse référence à tel ou tel truc dont vous seuls connaissez l’histoire et ça s’enchaîne à toute vitesse, c’est pire qu’un film d’action américain, alors on n’a pas le temps de poser la moindre question et je reste plantée comme une conne. Vous parleriez une langue étrangère, ce serait pareil. Par la force des choses, vous excluez les gens autour de vous. On vous écoute, on n’ose pas intervenir, on se dit que vous êtes très bien tous les deux, que vous avez plein de choses à vous raconter, que vous n’avez besoin de personne et puis on se casse. Et on ne peut pas s’empêcher de vous en vouloir d’être si bien à l’écart de nous. Quand vous êtes tous les deux, le monde extérieur devient transparent. Quand tu es avec lui, moi je n’existe plus. Je compte pour du beurre. Et quelque part, ça me fait chier, tu comprends ce que je veux dire ?
– T’inquiète pas, il t’apprécie beaucoup avais-je répondu. Et je ne mentais pas. Et heureusement. S’il m’avait fallu choisir entre elle et Jimmy, elle n’aurait pas eu l’ombre d’une chance. Nous le savions tous les trois. Et ça fonctionnait tranquille. Quand elle allait passer une soirée avec ses copines, je filais chez Jim. Et inversement.
Lui se dépatouillait à l’époque dans une histoire compliquée. Enfin, compliquée… Une mignonne jeune mère de famille blonde, une vraie blonde, qui voulait demander le divorce pour lui, pour le rejoindre, vivre à ses côtés sept jours sur sept, le genre à la vie à la mort et le meilleur et le pire, mais lui ne voulait pas ça, au contraire. Un adultère occasionnel lui semblait largement suffisant. Un coup à l’occasion, quand le mari est en sortie ou en déplacement.
Il aimait la tendresse et le cul, il aimait séduire, mais le prétendu grand amour et les chaînes qui l’accompagnent, il refusait de toutes ses forces. Il aimait trop sa liberté. Son indépendance, et je comprenais très bien. Elle exigeait sans cesse des explications, il a fini par lâcher le morceau. Il s’était fait pourrir d’injures. Il ne lui avait pourtant rien promis. Elle prenait les hommes pour ce qu’ils ne sont pas, des gens sérieux. Ordure, macho, dégueulasse, tu as profité de moi, tu t’es moqué de moi, tu me mènes en bateau depuis le début, tu m’as baisée jusqu’au trognon, comme une pute, ah tu peux être fier de toi, j’aurais aimé ne t’avoir jamais rencontré, et, en fille intelligente, en femme d’expérience, elle alternait franche colère, mauvaise foi et suppliques larmoyantes, je t’aime Jim, laisse-moi t’aimer Jim, je ne prendrai pas de place Jim, je ne te forcerai pas la main Jim, aie confiance en notre amour Jim, je t’en prie Jim, bla-bla-bla Jim, et rappelle-toi Jim et ceci Jim cela Jim et un jour mon prince viendra, sinistre petite conne, c’est vraiment trop triste tout ce qui t’arrive.
Aucun intérêt.
Et lui se débattait entre l’attrait évident qu’elle suscitait chez lui – “ c’est un des cinq meilleurs coups de ma vie, elle est géniale au pieu. Et puis c’est une fille bien, c’est une femme géniale. Elle attire la lumière, elle mérite le meilleur. Et elle a un sacré cran. Et je m’entends super bien avec son gamin. ” disait-il – et sa volonté farouche de rester autonome, plus ou moins seul, tranquille. Et j’avais beau l’adorer comme un frère, un père ou un amant, ou un savant dosage des trois, je trouvais qu’il n’assurait pas un cachou dans l’histoire. Il aurait dû jouer l’ordure plus franchement, il aurait dû se faire haïr au lieu de l’épargner encore. Par respect pour elle. Pour lui faciliter la tâche. Comme ça, elle aurait pu décider une bonne fois qu’elle était trop bien pour lui, et c’était réglé leur affaire.
On s’est fait la bise, je nous ai commandé deux pintes en allumant ma clope plus la sienne et s’il voulait en parler, pas de souci, j’étais à sa disposition. Même si je n’avais aucun conseil à donner.
– Ça va ma puce ?
– Elle fait le chantage à la tentative de suicide maintenant, on aura tout vu.
– Corde, arme à feu, médicaments, noyade, huitième étage ?
– Aux dernières nouvelles, médicaments.
– Alors elle ne le fera pas. Au pire elle va faire une tentative bidon, un truc d’adolescente attardée, elle va provoquer une jolie pagaille dans sa famille puis son mari va la couver gentiment quelques semaines et tout rentrera dans l’ordre conjugal et maternel. Elle aura même le droit de se prendre pour une héroïne de feuilleton. En fait, c’est plutôt bon signe, ça prouve qu’elle commence à fatiguer la petite.
– Ouais, c’est possible. Moi aussi je fatigue, il est grand temps qu’elle me lâche.
– Au fait, tu peux me trouver de la coke ?
– Tes vieux démons se réveillent ?
– Mais non, c’est juste pour se taper un délire avec Sarah.
– Ça a l’air de durer votre histoire, c’est cool. Je vais finir par être jaloux tu sais. Vous faites un beau couple tous les deux, je suis fier de vous. – Je trouvais la formule ridicule et vraie, un beau couple. – Je devrais trouver ça sans problème, tu en veux combien ?
– Un gramme.
– Ça roule.
On a pris quelques bières, on a joué une partie d’échecs, il m’a comme d’habitude exterminé, il connaissait les ouvertures sur le bout des doigts. On a parlé de nos amours respectives et de nos projets, de nos désirs, de nos peurs et dégoûts, de tout ce qui nous maintenait en vie, on a beaucoup ri et parlé mais je n’ai pas su lui raconter mon accident de la veille. Je devais être en train d’effacer. Et ce n’était pas non plus l’événement de l’année.

21.
Nous venions de le faire, nous respirions bruyamment. Il faisait une chaleur de fou. Comme une erreur de latitude. Canicule et pic d’ozone, les vieilles asthmatiques tombaient comme des mouches avant de se noyer dans l’asphalte liquide, un bien joli spectacle que nous observions depuis la fenêtre en évitant tout geste superflu. Nous venions de perdre facile trois litres de flotte chacun, les draps bons pour la machine.
Juste après un rapport, elle aimait à poser la main en coquille sur mon sexe, les ongles caressant les bourses, ça l’amusait de sentir ma verge se rétracter. “ Tout ça pour ça ”, elle pouffait. “ Oh ça va la tarte aux poils ”, je répondais le plus souvent. Enculé de ta mère, grosse pouffe, p’tite bite, et nous nous embrassions en un sourire avant d’échanger une poignée de phrases tendres et anodines. Nous ne parlions pas pendant l’amour, nous gémissions seulement.
Nous venions de le faire et sa main a décollé de mon sexe minuscule et gluant pour décrocher le téléphone, Jimmy avait la coke, il passait dans cinq minutes, nous nous sommes refringués en vitesse. Dommage, je me serais bien tapé une sieste. Ou une douche froide.
– Vous baisez par cette chaleur, mais vous êtes cinglés ma parole ! vous êtes complètement malades, c’est plus de l’amour, c’est de la rage. Sarah a piqué un fard, sa rougeur m’a excité.
– Ça se voit tant que ça ?
– Que vous êtes cinglés ?
– Non, qu’on vient de baiser.
– Ben ouais ça se voit, tu me prends pour un débile ou quoi ? évidemment que ça se voit. Tiens, voilà un gramme, je l’ai goûtée, elle est bien. Vous avez un truc prévu pour ce soir ? il y a Akosh qui donne un concert surprise sur les quais.
– On y va ensemble ?
– Je passe vous prendre à 21h30. Et vous aurez même le droit de m’offrir une ligne, à plus.
J’ai rangé la coke dans la salle de bains, nous avons viré nos fringues et nous avons repris les choses et notre conversation là où nous les avions laissées, sauf que je bandais à nouveau.

22.
J’avais oublié que la coke accentuait violemment ma paranoïa alors Akosh S. Unit pouvait bien jouer tout ce qu’il voulait en grave ou en aigu, en ethnique ou en free, ça ne me faisait ni chaud ni froid ni rien. Je ne pouvais pas détacher mon regard du mec en train de danser juste derrière Sarah, un grand black, musclé, mignon comme tout, et un putain de sourire, une publicité vivante pour dentifrice, il dansait très bien l’ordure, il ne transpirait même pas, il la frôlait à chaque instant et elle faisait semblant de ne rien voir, de ne rien sentir mais je suis certain qu’elle prenait son pied, elle ne pouvait pas faire autrement. Tant mieux pour elle mais je ne supportais pas.
Ils m’ont donné la gerbe, je me suis frayé un chemin vers le bar. Les consommations étaient hors de prix. Au comptoir, impossible de dégoter un tabouret. Jimmy y draguait une petite asiatique, c’était une soirée mélange racial.
Et les deux autres dansaient là-bas et trois pintes n’y changeaient rien et la musique plus la foule me fatiguaient, me fatiguaient vraiment. J’imaginais Sarah se faisant défoncer par ce black dans les chiottes, sur le parking. Se faisant baiser comme une reine, tout soupir dehors. Lui donnant son téléphone ensuite. Je bandais à en avoir mal, je me sentais triste à en crever. Jimmy n’en avait rien à battre de mes problèmes, il s’usait les yeux sur le décolleté pourtant peu fourni de la demoiselle. Les amis s’évaporent dès qu’on a besoin d’eux en général, les amis ont toujours mieux à faire.
Sarah est venue me retrouver, en sueur. Elle m’a embrassé, m’a caressé les fesses, j’ai suivi le mouvement, lui ai rendu la pareille, elle sentait l’animal humide. L’autre l’avait chauffée et c’est moi qui allais en profiter, ça ne me satisfaisait pourtant qu’à moitié. Bête jalousie. Jugeant l’endroit peu convenable pour une scène de ménage, j’ai attendu. Lui ai commandé un verre qu’elle a bu d’un trait. Elle m’a pris la main et m’a emmené aux premiers rangs pour le rappel. Comme par enchantement le black s’est aussitôt retrouvé derrière elle. Elle m’embrassait et me souriait et me susurrait des gentillesses à l’oreille tandis qu’il lui frôlait le cul à chaque mouvement, qu’il soufflait dans son cou à chaque respiration, elle semblait mûre pour une double pénétration, c’était répugnant, obscène. Elle prenait son pied alors je suis resté jusqu’à la fin. J’en ai chié jusqu’au bout, brave garçon. Je me répétais en boucle, reste calme gamin, c’est rien de grave, rien de dramatique, elle t’aime, elle s’amuse, elle a raison, il n’y a pas de danger, fais pas le con, relax, essaye de t’amuser avec elle au lieu de tirer la tronche. Mais une fois les deux rappels terminés, quand le black a voulu nous offrir un verre, je l’ai envoyé balader poliment. J’étais naze, je voulais rentrer. Jimmy flirtant toujours avec acharnement, nous avons pris un taxi.
– Ça t’a plu ? elle m’a demandé au retour.
– Ouais ça m’a plu. Y’avait un peu trop de monde à mon goût mais ça m’a plu oui. Et toi ? Elle avait bien sûr adoré. Quelle surprise vraiment, quelle révélation. Ma petite pute chérie, comme je t’aime… Et quand la vérité n’a aucun intérêt, mieux vaut mentir je pensais dans ma petite tête malade.
Nous avons passé le dimanche au pieu, roulant sous la couette, nous enfilant des rails, zappant à la recherche d’un programme léger, des images avec du soleil dedans, et des animaux rigolos de préférence. Elle a tenu à ce que je la prenne en levrette, à ce que je la sodomise dans la foulée, sans lubrifiant a-t-elle précisé. Juste ta salive. Peut-être était-ce pour fermer les yeux, imaginer le beau black à ma place, le beau black avec sa grosse bite et ses putains de mouvements fluides, rapides. J’avais envie de lui faire mal, de l’entendre crier. La frapper pourquoi pas. Je me suis contenté de lui donner du plaisir et tant pis si je n’ai pas su en recevoir. J’ai tout avoué dans la soirée, elle n’a pas paru surprise.
– Ça se voyait que t’étais jaloux, ça se voyait à cent mètres.
– Et tu as continué quand même ?
– On n’est pas sur Terre pour se faire chier, tu es au courant ? Hier tu faisais la gueule, moi j’avais envie de m’amuser. Il était mignon, il dansait bien, il me frôlait aux bons endroits aux bons moments, qu’est-ce que tu veux que je te dise ? évidemment que je l’ai laissé continuer. Et ça m’a plu. Mais c’est toi que j’aime. C’est avec toi que j’ai envie de prendre mon pied.
– Et si je n’avais pas été là, tu aurais passé la nuit chez lui ?
– Oui peut-être, je n’en sais rien. J’ai passé la nuit avec toi, c’est ce qui compte non ?
– Oui, tu as sûrement raison, et j’ai changé de sujet. En fait, je préférais ne pas savoir. Ne pas trop en apprendre. J’étais jaloux et j’avais tort mais je ne pouvais pas m’en empêcher et surtout, surtout je ne voulais pas de détails. Je voulais que ça reste simple. Nous ne nous étions jamais rien promis de toute façon. Notre fidélité ne devait rien aux principes, et tout au bonheur que nous savions prendre l’un de l’autre.

23.
La deuxième fois, c’était beaucoup plus gênant, c’était en plein air, et surtout il y avait des témoins. Sarah, plus un couple d’amis. Pas les amis du siècle mais quand même, des gens rigolos, nous délirions bien ensemble. Le genre avec qui on va au restaurant les yeux fermés. Par contre nous ne les suivions pas en boîte après. Trois témoins donc, plus ces milliers de crétins anonymes qui comme nous avaient eu l’idée de passer une après-midi à la plage. Nous manquions cruellement d’originalité en plein mois d’août.
Et moi je manquais d’à-propos sur toute la ligne.
À n’importe quel autre moment de la journée, j’aurais pu me tirer d’affaire sans trop de casse. Sur la plage, en deux enjambées j’étais dans les vagues et tranquille, soulagé, incontinent lambda. Au restau idem, j’avais repéré les chiottes dès notre entrée. Pas que j’aie redouté quelque chose avant. Non, c’était juste au cas où. C’était comme mettre sa ceinture en bagnole, comme un réflexe.
Nous avions pris une seule voiture, la leur.
Il faisait 30° à l’ombre, il y avait un monde fou. C’était la croix et la bannière pour se garer. Nous nous sommes retrouvés à huit cents mètres de la plage des cavaliers. Y’avait de chouettes vagues, plein de jolis corps bronzés, des branleurs jouant à surfer, nous avons passé une journée de rêves à peu de chose près. J’adorais les lèvres salées de Sarah. Les gouttières blanches formées au soleil après quelques brasses au milieu des vagues. Je les léchais une à une jusqu’à ce que mon érection devienne trop visible, je m’étalais alors à plat ventre à ses côtés. Le sable chaud ne calmait rien, il dissimulait seulement. Une journée de rêves durs et humides, des rêves pour adultes.
– Hum… pourquoi tu t’arrêtes ? c’est tellement agréable, elle minaudait.
– Si je continue, on se retrouve au poste ma grande.
– Attentat à la pudeur ?
– Minimum ouais.
– Dommage soupirait-elle en me caressant le dos et j’étais le plus heureux des hommes, le plus chanceux, le plus gâté, le plus ce que vous voudrez. Et j’en étais conscient. Nous regardions les gens alentour. Nous profitions du spectacle des corps, toutes ces belles mécaniques en marche ou au repos mais vivantes à chaque fois. Nous jouions à si on devait le faire à trois, ce serait avec lui, ce serait avec elle, et si je devais te tromper, juste pour te rendre jalouse.
Nos chauffeurs nous ont une nouvelle fois parlé de leurs expériences échangistes. Ils savaient que je n’accepterais jamais mais ça les amusait de me provoquer, ça les faisait hurler de rire. Et à chaque fois, je ne réfléchissais pas un quart de seconde, je fonçais tête baissée dans le panneau. C’était très simple, je répondais, si je voyais un type poser la main sur Sarah, et je ne parle pas du reste, je lui éclatais la tête, je l’envoyais à l’hôpital et dans le meilleur des cas, il en ressortait en fauteuil, point barre. Vous avez d’autres questions ?
– Mais si moi j’ai envie qu’il me touche, elle m’a demandé d’un ton garce. Petite conne, ça t’amuse de jouer la salope ? qu’est-ce que tu veux prouver au juste ? C’était de la provocation pure et simple, c’était nul de sa part, je ne sais même pas pourquoi je me suis cru obligé de répondre.
– Tu me largues d’abord, c’est tout simple. Le couple libéré du cul a haussé les épaules tout en levant quatre yeux au ciel et je passais sans doute pour le dernier des primates. Un genre d’homme des cavernes, possessif et hargneux. Attaché à sa femme comme l’alcoolique de base à son pinard du même tonneau. Le jaloux quoi, le mec pas drôle. Vincent craquait sur Sarah depuis x temps et Émilie n’avait rien contre une partie de jambes en l’air en ma compagnie et désolé mes petits chéris, je vous aime bien, ce n’est pas le problème, vous êtes gentils, vous êtes charmants mais ça ne devait jamais se faire, et ils le regrettaient, ils le regrettaient sincèrement.
Il était dix-neuf heures. Le gros de la foule nous avait laissés tomber sans prévenir. La mer, le sable chaud, les seins nus et les vendeurs de chouchou à la criée d’accord, mais il ne faudrait tout de même pas rater le journal télévisé et laisser le monde tourner sans spectateurs assis, consentants. Non, il ne faudrait pas.
Nous ne débordions pas d’enthousiasme pour attendre le coucher de soleil mais nous n’avions pas très envie non plus de décoller direction l’autoroute avant de retrouver nos appartements sans huile solaire, sans parasols multicolores, nous ne savions plus quelle voie choisir alors nous avons tiré ça à pile ou face. Une pièce de cinq qui vole, retombe, pile et on dégage puisque c’est la vie, puisque c’est le destin. Nous avons rejoint la caisse en papotant cinéma. Dès que nous ne parlions pas de cul, nous tombions souvent d’accord.
Et là, je n’ai même pas eu le temps de réagir. J’ai à peine senti l’envie, le besoin.
Un instant je marchais tranquille au sec et cinq secondes plus tard j’avais une flaque tiédasse s’étendant du nombril à mi cuisses. Le soleil éclairait tout ça à merveille. C’était génial. On aurait dû attendre qu’il soit couché ce connard je me suis dit. J’aurais mieux fait de rester devant la télé une bière fraîche et des chips à portée de main je me suis dit. Putain de bordel de merde qu’est-ce qui m’arrive ? j’ai ajouté. Il ne m’arrivait rien de tragique, juste je me pissais dessus, et ça se voyait, et Sarah le voyait, et j’avais honte. J’avais honte et ne pouvais plus regarder qui que ce soit en face.
Le retour s’est fait vitres grandes ouvertes mais quand même, il y avait l’odeur. J’ai gardé ma serviette étalée sur mes jambes pendant tout le trajet. Je n’ai rien dit, ils n’ont pas posé de questions. Nous avons écouté la radio puis une cassette de Thiéfaine (Routes 88, Sony France). Ils semblaient aussi embarrassés que moi mais leur pitié, je n’en voulais pas, et pas non plus leur tact, leur délicatesse et que sais-je encore, leur compassion, jamais de la vie, je voulais qu’ils m’ignorent comme je les ignorais et tant pis si je puais et eux non. Tant pis s’ils étaient normaux et moi de moins en moins. Je voulais me taire et je voulais me cacher, je voulais rentrer chez moi, à l’abri et au sec, mais nous avons eu droit aux bouchons dominicaux et j’ai détesté tous ces gens et leurs bagnoles, j’aurais volontiers dégagé la route au lance-flammes sauf qu’il me manquait le matériel adéquat.
J’ai fait comme tout le monde, j’ai attendu.
« Bourlinguer / Errer / Ere humanum est ».
Lorsqu’ils nous ont largués devant l’immeuble, j’ai juste dit désolé. C’est rien ils ont répondu, et ils mentaient bien entendu, c’est rien, tu parles, pour moi c’était grave et pour eux hilarant, et je savais que d’ici quarante-huit heures, tout le quartier serait au courant de mes exploits balnéaires, dis, tu connais la dernière ? et je savais qu’ils riraient comme des brutes en se racontant l’anecdote, ils en riraient à se pisser dessus justement, le gag de l’année, c’est pas possible, je te crois pas, allez raconte encore, et je savais que mes anciens potes de bar ne me regarderaient plus de la même façon désormais, il y aurait les sourires en biais, les allusions pas franches, les blagues voilées, il y aurait un méchant tas d’obstacles entre eux et moi et je savais que ma vie d’avant était finie, c’est tout, bonne pour la poubelle, et quand j’ai senti Sarah à deux doigts d’aborder le sujet, j’ai prétendu que ce n’était vraiment, mais vraiment pas le moment.
– C’est tout simple, si tu poses une seule question, je me barre, c’est clair ?
– Tu veux un whisky ? C’était une question intelligente alors je suis resté, et j’ai répondu oui.

24.
Au bar, il n’y avait personne excepté Daniel en train de trier les factures. Une fois par trimestre, il traversait une grave période de doute. Marre de son boulot, des horaires, marre des clients, marre de griller ses deux paquets par jour, marre des taxes et de la compta, marre de picoler tous les soirs aussi. Je supposais sa femme d’y être pour beaucoup. Mais imaginer ce bar sans Daniel derrière le comptoir, c’était impossible. Malgré son caractère de cochon, c’est lui et lui seul qui nous faisait tenir tous ensemble. On s’est fait la bise, je lui ai commandé une pinte et me suis casé contre la baie vitrée avec le Sud-Ouest du jour. Les mots croisés étaient faits, mon horoscope lamentable, je me suis rabattu sur les faits divers mais ils manquaient de chair aujourd’hui, juste de médiocres histoires de vols et d’agressions. Sarah passait la nuit chez sa sœur, Jimmy était à Madrid pour son boulot, je me retrouvais abandonné, vulnérable. Ça faisait des mois que je n’avais pas passé une soirée en célibataire, j’avais perdu mes habitudes, mes réflexes. Comment ça réagit un corps quand il n’est pas soutenu par un autre corps ? comment ça se déplace esseulé ? je tâtonnais, désespérant de trouver le moindre indice.
Une heure plus tard, j’attaquais ma troisième pinte, Daniel s’envoyait une pizza calzone et il n’y avait toujours personne dans ce rade miteux alors qu’il me fallait du monde autour, j’avais envie de boire bordel, de gueuler, de danser aussi avant de disputer une bonne partie de coinche, j’avais besoin de me noyer, de m’oublier dans les autres. Pas le bon endroit au bon moment, dommage. Le père Daniel m’a donné les dernières nouvelles du quartier. Son crétin de fils venait de larguer sa nana et depuis il ne dessoûlait pas, Stéphy déprimait, Jef s’était remis avec Sido, Fifi partait deux mois au Népal, et toi qu’est-ce que tu deviens ?
– Toujours avec Sarah.
– Elle est chouette cette fille.
– Ouais, j’ai du bol, et c’était à hurler de rire de nous guetter dans le miroir, nous avions l’air aussi déprimé l’un que l’autre, nous nous tenions avachis dans nos clopes et nos bières, ouais, j’avais du bol et ça ne se voyait pas beaucoup, ça ne se voyait pas du tout.
Si j’avais su.
Si j’avais pu prévoir, anticiper l’histoire. J’aurais appelé partout, j’aurais rameuté tout le monde. On aurait fait une nouba du tonnerre, les murs en auraient tremblé. On aurait eu droit à notre énième visite policière. On se serait offert des tournées de cucaracha. On aurait dansé sur les tables, on aurait fracassé une poignée de chaises, une tripotée de verres, on aurait ri comme jamais. On aurait été heureux ensemble une dernière fois… Car ce bar de losers où je m’emmerdais mais à qui je devais tant depuis x années, je ne devais plus y mettre les pieds par la suite.
Ma dernière cuite ici et c’était sinistre, désert.
Ça s’est animé vers 20 heures, les potes ont déboulé peu à peu mais ces abrutis, au lieu de s’affronter aux cartes, se sont dirigés vers l’arrière-salle pour un tournoi de baby-foot. Les fumiers ! ils le savaient pourtant que je n’aimais pas ça, que j’étais nul. Je ne savais même pas bloquer une balle. Et ça me faisait mal au dos. Seul Stéphy a accepté ma compagnie, il m’a donc raconté ses malheurs, son boulot qui l’emmerdait, son frère qui venait de se tuer en moto, son ras-le-bol des nuits solitaires. Pauvre chéri, j’essayais de le provoquer, de le faire réagir, j’avais envie de rire mais c’était peine perdue alors je l’ai laissé avec son blues et j’ai harcelé Daniel jusqu’à ce qu’il me passe Porcherie en live. J’étais saoul. Ivre mort. J’en voulais encore. Je voulais que ça dure toujours. J’étais chez moi, à l’abri. Il ne pouvait rien m’arriver ici. Et j’y étais plus libre que partout ailleurs. J’ai renversé un verre et Daniel m’a engueulé. Pardon m’sieur, je le referai plus, j’vous jure et il m’a traité de crétin béarnais, je ne mentais pourtant pas, mais comment aurions-nous pu le deviner ?
J’ai fini la nuit à la rhumerie voisine alors que le rhum d’habitude, j’évite. Ça me rend fou. Ça me fait oublier. Je ne sais plus où je vis, je ne sais plus qui je suis et ça m’amuse au plus haut point. J’ai bu jusqu’à l’épuisement de mes finances puis je me suis traîné jusqu’à l’appart et quand Sarah est enfin réapparue dans ma vie, je n’étais même pas là pour en profiter ou l’accueillir dignement, je ronflais, posé en travers sur le lit comme un sac de linge sale.
Sale, pas rasé, et une haleine de cow-boy martiniquais.

25.
La troisième fois, j’ai voulu, j’ai désiré plus que tout mourir, je me suis vu foudroyé. Anéanti. J’étais à deux doigts de prier. Ai voulu, désiré. Crever la gueule ouverte puis disparaître, oh oui disparaître. Comme m’enfoncer en un trou. Un joli trou noir où personne jamais n’aurait l’idée saugrenue de vouloir un jour me repêcher, ce genre de trou-là, un trou solitaire, définitif, un trou dont on ne revient pas, un lieu où personne ne va. Et ce n’est absolument pas une figure de style, d’ailleurs je n’aime pas les figures de style, la coquetterie et le mensonge, les artifices, je n’aime pas non plus les masques, le carnaval ou les fêtes foraines, déjà enfant je n’aimais pas ça.
J’ai compris que j’étais dans la merde pour de bon et pour longtemps, des années sans doute, des années sûrement. J’ai compris qu’il faudrait que j’en parle, que je me documente, que je consulte, que je demande de l’aide, que je trouve des solutions bordel, ça ne pouvait plus durer, ça ne devait plus se reproduire, il me fallait réagir maintenant. J’ai compris que ma petite vie calme d’amoureux salarié allait changer comme jamais auparavant, et sans doute pas pour le meilleur. J’ai compris environ un millier de choses dans la même seconde et le même jet d’urine tiède mais ça ne m’avançait guère, niveau révélation je me classais dans la catégorie poids plumes.
Option dilettante.
Et pareil en ce qui concerne les poèmes en prose.

26.
Il était sept heures et je partais au boulot tranquille. Il faisait bon, j’ai décidé d’y aller à pied. Cinq cents mètres plus loin, je faisais demi-tour, j’avais les cuisses trempées. Je pleurais aussi. Pleurais en silence. La rage me brûlait les yeux, la pisse s’occupait de ma peau, une bonne répartition des rôles, chapeau bas. Ça finirait par m’achever ces conneries. Ça finirait par me détruire. Heureusement les rues étaient désertes. Les éboueurs juste, et quelques bagnoles égarées. Mais le témoin le plus compromettant, le témoin essentiel jouait à domicile.
Et si je me cachais dans une ruelle ? si je me planquais ? elle partait au taf d’ici une demi-heure, mais je risquais de me faire surprendre par un passant, un inconnu ou un voisin. C’est seulement à l’intérieur que je trouverai la sécurité. Que je serai à l’abri. Et avec un peu de chance, Sarah m’aiderait. Trouverait les mots adéquats, les formules rassurantes. Plus que jamais, j’avais besoin d’elle.
Elle prenait son petit déjeuner quand je suis rentré. Peignoir jaune vif, biscottes, confiture – abricot, fruits rouges – et thé au miel – Earl Grey, sachet mousseline, miel d’acacia. Elle prenait un thé avec ses tartines, un café avec la première clope de la journée. Un brin de musique rapide, violente. Tantôt Pixies, Surfer Rosa (4AD, 1988), tantôt Bérurier Noir, La bataille de Pali-Kao (Last Call, 1998). J’en ai besoin, ça me file la pêche pour la journée disait-elle. Plusieurs fois, j’avais tenté Weld (Reprise, 1991) mais Neil Young ne l’inspirait pas des masses, il est trop mou ton canadien, c’est un vrai somnifère disait-elle. Je l’aimais assez pour lui pardonner semblable ineptie. Puis c’était chiottes, douche et fringues. Une pointe de maquillage. Principalement du fond de teint histoire de camoufler les cernes. Un dernier coup d’œil au miroir et direction boulot.
Je me suis planté face à elle, je faisais la gueule, elle voyait pourquoi, et sa tartine flottait entre bol et bouche, indécise. J’aurais eu une bite de cheval plantée au milieu du front, elle ne m’aurait pas regardé autrement. Et sa tartine aurait flotté pareil. Et j’aurais eu envie de chialer pareil. De chialer et de réduire en miettes tout ce qui se trouvait à portée de main. Jusqu’à son visage mignon adoré.
– Je prends une douche, tu me gardes du café.
– Ok, elle a fait. C’était une matinée ridicule, nos dialogues se devaient d’être à la hauteur. Je me suis savonné jusqu’à ce que mes jambes virent à l’écarlate. Malgré mes efforts, j’avais toujours l’impression de puer, le déodorant a pris une méchante claque. Je suis revenu en peignoir, noir le mien. Me suis assis face à elle. Je n’osais ni la regarder ni rompre cette saloperie de silence armé. Nous avons allumé notre clope au même moment, moi briquet, elle allumette, j’ai toujours trouvé ça classe un fumeur craquant son allumette avant d’inhaler, un beau geste, même si ça pollue de souffre la première taffe, Marlboro longue et rouge pour moi, Marlboro light, taille standard de son côté, j’ai remué le sucre, je ne savais pas par où commencer.
– Ça fait trois fois que ça m’arrive en deux mois, je ne sais plus quoi faire.
– Faudrait que tu vois un médecin.
– Ouais, tu as raison. Elle a reposé sa tasse et elle a éclaté de rire. Comme ça, sans retenue. J’ai eu l’impression qu’elle me poignardait, qu’elle me crachait son rire à la gueule. C’était pire qu’une trahison, plus violent qu’une injure. Elle me chiait dessus et j’étais trop faible pour me défendre, elle me dégoûtait comme personne n’avait été capable de le faire auparavant. Elle a même cru utile d’en rajouter.
– Excuse-moi mais tu verrais ta tête. Ma tête était aussi malade que le reste, je n’ai pas réagi. Je me suis laissé faire. Un garçon faible et ça ne m’amuse pas plus aujourd’hui qu’hier. La tasse de café a repris sa trajectoire antérieure. J’ai téléphoné à mon boulot pour leur expliquer que je ne viendrais pas aujourd’hui, non, rien de grave, problème familial, bonne journée, à demain.
– Tu comptes faire quoi de ta journée ? elle m’a demandé. Elle continuait à sourire. À siroter son café, à tirer sur sa clope comme si de rien n’était. Soit elle ne comprenait pas tout, soit elle se foutait de ma gueule complet. J’optais pour la seconde option. Et parfois ça fait mal au bide d’avoir raison. Mal à hurler mais je la fermais. Docile. Je me sentais inférieur, presque indigne, alors je lui laissais l’avantage et le choix des armes. Si elle voulait m’attacher, me piétiner, me vomir dans la bouche ou autres, c’était le moment idéal. Vas-y ma puce, fais comme chez toi. Quoi que tu décides, j’obéirai. Je t’assure.
– Réfléchir.
– Oh, je vois. Elle jouait l’ironie maintenant. C’est tellement à la mode l’ironie. C’est tellement facile, pourquoi se priver ? Elle caricaturait les pires blondes et elle le savait très bien. Sans doute je ne méritais pas mieux. Mais moi j’avais besoin qu’elle me rassure, qu’elle me prenne par la main, qu’elle m’accompagne, j’avais besoin de sa protection et de son aide et elle, elle ricanait bêtement. J’ai souhaité l’espace d’une seconde la frapper au visage. Coup de poing sec en pleine mâchoire. Frapper jusqu’à entendre les os se fendre, se fissurer. Mais de ça non plus je n’étais pas capable. Elle avait de la chance et ne s’en rendait même pas compte.
– Et tu crois vraiment que c’est en réfléchissant comme tu dis que ça va s’arranger ton problème ?
– Putain Sarah merde, arrête avec ça. Si tu crois que c’est facile.
– Oh moi je crois rien, mais faut que j’aille bosser. Réfléchis bien. Je ne l’ai pas rejointe sous la douche, je ne suis pas allé la chatouiller pendant qu’elle s’habillait, je ne lui ai pas souhaitée une bonne journée tandis qu’elle refermait la porte d’entrée, je suis resté à la fenêtre à fumer mes clopes les unes derrière les autres. Immobile, attentif, surveillant le degré d’humidité de mon sexe. La vie de la rue constituait une bien maigre distraction. J’ai vidé le paquet puis je suis sorti acheter une cartouche. Le tabac était à cinquante mètres, ça ne me paraissait pas un trop grand risque.
Quand même je fus soulagé, il n’y avait personne. Et le buraliste ne s’est pas senti obligé de partager ses considérations météorologiques.

27.
Et après la troisième, j’ai cessé de compter. À quoi bon ? À quoi ça servirait ? À qui ? C’est bon pour les nazes compter. Ceux qui s’ennuient. Qui tournent en rond. Ceux qui ont besoin de toujours s’occuper afin de masquer la monotonie crasse de leur existence. C’est bon pour les comptables compter. Les hommes en gris cravatés, les femmes en tailleur bon marché. Agenda épais, ordinateur et téléphone tous deux portables. Il faut être organisé. Savoir chaque minute où on en est. C’est important. C’est primordial. Sinon c’est le bordel assuré. Et le bordel, c’est l’ennemi. C’est l’anarchie. Il ne faut surtout pas.
Rien qui me ressemble.
On se rassure comme on peut. Chacun sa manière. Moi comme les autres, je ne me fais pas d’illusion. Je ne me crois pas différent ou supérieur. Je n’ai jamais été doué pour me mentir.
Après la troisième, j’ai cessé de compter, et ça a changé de forme. Je n’avais plus à lutter contre une envie impérieuse, le sphincter s’était relâché une fois pour toutes, efficacité zéro, ça mouillait à mesure, ça débutait par un vague sentiment d’humidité, un truc tout juste perceptible, et ça se terminait par une flaque au cul et un pantalon bon pour la machine alors vous imaginez l’allure du caleçon. Au moins ça n’atteignait plus les chaussettes. Tu parles d’un réconfort. On se rassure comme on peut (bis).
Les mêmes formules et les mêmes mots et les mêmes lessives reviennent à intervalle fixe. On construit ses propres repères dans le temps. On se protège, on se barricade, on fait comme si, on joue notre vie.
Je m’habillais de noir pour limiter autant que faire ce peut les dégâts visuels. Je limitais mes sorties au strict nécessaire. Journaux, cigarettes. Et avec Sarah, j’essayais de la jouer fine, de peaufiner mes stratégies. Pour elle, c’était une situation simple. Tu as un problème de santé, tu vas consulter, tu repars avec une ordonnance et tout va bien, c’est arrangé. Pour moi, c’était la honte ultime et je ne voulais pas en entendre parler. Ni en parler à qui que ce soit. Et puis les médecins, je me suis toujours méfié. Déjà gamin. Ils font les beaux mais tellement d’erreurs, mieux vaut se documenter d’abord. Savoir où l’on met les pieds.
Je n’étais pas pressé. Le temps jouait pourtant dans le camp adverse, celui des biens portants. Le camp des Sarah.
La diversion informatique a donné d’excellents résultats deux semaines durant. Je visitais les sites médicaux et ceux des laboratoires, lisais les statuts des associations, je recoupais, classais, triais les informations. Un bon dossier, clair et complet. Découpage thématique en quatre blocs : anatomie – pathologie, traitements, appareillages, associations ; chacun des blocs classé par ordre alphabétique. Le tout clôturé par deux index : noms propres et noms communs. Sans oublier une bibliographie franco-anglaise. Beau travail. Je l’ai gardé. Peut-être devrai-je le proposer à un éditeur spécialisé. Peut-être que ça pourrait servir à quelqu’un mais je m’en moque. C’est le symbole parfait de ce que je suis devenu et je le déteste et je le garderai jusqu’au bout quoi qu’il m’en coûte.
En quinze jours, je suis devenu un spécialiste réticent de la question. Les différentes formes d’incontinence. Les différentes solutions. Mon vocabulaire a connu un développement spectaculaire quoique dans un domaine restreint et peu utile pour briller en société. Et je ne croyais pas un traître mot de tout ce que je lisais. Les toubibs prétendaient détenir les solutions, les laboratoires prétendaient fabriquer du top matériel, les pisseux se prétendaient des gens ordinaires, vivants comme tout le monde, aimant, travaillant et que sais-je encore. Ils mentaient aussi mal les uns que les autres. Ils trichaient, et je n’avais aucune envie de rejoindre leurs rangs.
Sarah était contente, je me prenais en main, j’assumais, j’avançais, je me tenais droit, je ne mettais pas les coudes sur la table. Chaque soir en rentrant du boulot, elle jetait un œil sur le résultat de mes recherches. Elle me soutenait à fond. Elle était presque fière de moi la petite chérie. Elle ne se doutait de rien. Elle ne comprenait rien. Déjà nous n’étions plus vraiment ensemble, nous ne formions plus vraiment un couple. Les détails minuscules sont appelés à grossir, à s’agglomérer. Les phrases qui nous échappent. Les regards que nous oublions de contrôler. Tout se paye et contrairement à Sarah, je ne pouvais pas l’oublier. Me contentais de retarder l’échéance. Je ne me racontais pas d’histoires. Tant pis pour nous et tant pis pour notre amour.
– Tu vois, comme ça, on ne pourra pas me raconter n’importe quoi, je lui disais. Je saurai quelles questions poser, je ne me ferai pas avoir.
– Je t’aime, elle répondait. On va s’en sortir, tu verras. Je ne verrai rien du tout je pensais dans ma petite tête mais je gardais ça pour moi. Je ne partageais plus que le mensonge.
Jimmy passait souvent nous voir en coup de vent. Il était trop occupé par sa jeune mère de famille blonde pour se montrer très attentif à mon état et ça tombait bien. Devoir lui mentir m’aurait gêné je pense. Mentir à Sarah d’accord, mensonge et couple sont bien assortis et ce depuis des millénaires, depuis que l’humain s’est persuadé on ne sait pourquoi qu’il faut vivre à deux, parce que c’est plus facile, parce que ça rassure, parce que je ne sais plus quoi encore, mais mentir à un ami, je préférais éviter.
– On s’est remis ensemble.
– Elle ne s’est pas suicidée alors ?
– Ben non t’es bête. Je l’adore cette femme, elle est géniale. Et un chouette sourire niais de se greffer sur son visage hilare. Il était à jeun pourtant. N’avait pas fumé non plus.
– Quand est-ce qu’elle vient vivre chez toi ?
– On n’en a pas parlé.
– Et son mari, il en dit quoi ?
– Il n’est pas encore au courant. Vingt secondes de silence réprobateur avant la sentence.
– Super, c’est super.
– Ben quoi ? demande-t-il, sincèrement étonné. Ben quoi, réfléchis banane. Redescends dix secondes sur Terre, si tu en es capable mais vu ta tête, c’est pas gagné. Elle pue la gamelle ton histoire. Pardon, votre histoire. Elle pue, c’est une véritable infection. Le couple adultère bordel, on se croyait dans un boulevard des années cinquante. Réfléchis quoi, fais un effort.
– Ben si dans un mois tu viens pleurnicher ici, ou te plaindre, ou juste râler, dis-toi bien qu’on va se foutre de ta gueule, et tu l’auras sacrement mérité.
– En fait t’es jaloux, lance-t-il, digne et sûr de son coup. Encore un gentil garçon. Si seulement les filles savaient à quel point les hommes peuvent être cruches.
– Crétin… C’était sympa ce qui lui arrivait. C’était le bordel aussi. Ça n’aurait pas été drôle sinon, ça aurait manqué de piment. Une femme était en train de le faire changer, de l’emprisonner dans ses filets, et il s’en rendait compte, et il y prenait du plaisir, et il avait raison. Sarah pariait pour un mariage dans l’année, moi j’étais plus sceptique mais je n’osais aucun pronostic. Avant qu’ils ne s’échappent, on croit connaître ses amis. On a l’impression de les connaître sur le bout des doigts. On devine leurs réactions, leurs pensées, leurs colères, on anticipe leurs joies et gestes. Neuf fois sur dix, on ne se trompe pas. Mais les femmes, mais l’amour, mais les trente ans passés, mais on finira tous par se ranger, et c’est normal. Vivre seul, c’est tellement dur, tellement violent, c’est impossible d’être tous les jours à la hauteur.
Sauf que c’est pire en couple.

28.
Les gens qui vous parlent et vous souhaitez qu’ils se taisent. Ce n’est ni le moment ni l’endroit. Vous ne voulez pas écouter. Mais en face, ils continuent sans se rendre compte. La compagne. La mère. N’importe qui d’autre. Ils vous parlent et feraient à mon avis mieux de se taire car ce qu’ils racontent ne m’intéresse pas.
Je n’ai plus de temps à perdre maintenant ou demain.
Sarah parlait depuis un bon moment déjà. Je finirai par détester sa voix, ses intonations. Jusqu’à ses lèvres et ses petites dents blanches. Je finirai par changer de pièce dès qu’elle fera mine d’ouvrir sa jolie bouche à pipe. Elle parlait médecins et traitement, option chirurgicale, appareillage et rééducation. Sarah parlait, Sarah ne pouvait plus cesser de parler, Sarah avait beaucoup de choses à dire, des choses sensées souvent, intelligentes, des conseils à donner, et moi, je ne répondais jamais.
Je n’avais rien à répondre, elle avait raison sur toute la ligne. Nous le savions tous les deux et ça ne changeait rien. Ça ne pouvait rien changer. Il était trop tard, nous étions déjà trop éloignés l’un de l’autre. Et ça crevait les yeux, pourquoi ne le voyait-elle pas ?
Sarah parlait et je serrais les dents, vidais mon verre, je lui proposais une bière. Je ne voulais ni en parler ni en entendre parler. Je voulais qu’elle me lâche. Qu’elle se taise. Qu’elle me laisse tranquille. Casse-toi putain. Fous-moi la paix. Je sais que je suis mal barré. Que ça ne peut plus durer. Je suis parfaitement au courant. Mais tu sais, un malade a besoin de calme et de repos. Un malade souhaite entendre parler d’autre chose que de sa santé. Cinéma ou musique, histoires de cœur, histoires de sexe, ragots, anecdotes de travail et que sais-je encore. Le malade contemporain connaît son problème sur le bout des doigts alors pourquoi faudrait-il en rajouter ? pourquoi les questions ? pourquoi toujours les mêmes questions ? mais que cherchait-elle à la fin ? pourquoi t’obstinais-tu ainsi mon adorée ?
Sarah épuisa à peu près toutes les métaphores possibles : la panne automobile et le garagiste, les clés perdues et le serrurier, le vol et l’appel aux flics – là j’ai contesté, jamais je ne ferais appel à ces gens-là, plutôt crever, plutôt me pendre. Elle a haussé les épaules. Je la décourageais, elle ne savait plus comment faire la pauvre chérie. Comment réagir. Elle qualifiait ma conduite de puérile. La politique de l’autruche, ça n’apporte rien de bon disait-elle. À chaque problème sa solution elle ajoutait, et autres faut regarder la réalité en face tu sais. Fuir est inutile. Je ne t’ai rien demandé mon amour. Rien du tout. Tu peux même me traiter de lâche si ça t’amuse. Ou me faire du chantage. Tu es libre, comme moi. Nous sommes libres chacun de notre côté. C’est super.
Cette réalité-là me répugnait trop pour que je l’affronte. Que je la regarde en face. C’était trop dégueulasse. Alors l’autruche, alors j’emmerde les solutions et Sarah parle et Sarah je ne l’écoute plus, je ne veux plus l’écouter, je n’en peux plus de l’entendre blablater, j’ai mieux à faire, je me tâte l’entrejambes tous les quarts d’heure et si besoin est, j’interviens à l’eau et au savon, c’est tout, c’est bien assez.

29.
Allô Laurent, comment ça va ? Salut maman, la pêche, tranquille. Et Sarah ? Tranquille aussi, pas grand-chose de neuf. Quand est-ce que vous descendez ? Je sais pas, on a plein de boulot en ce moment. Sarah lance un nouveau projet dans sa boîte, moi c’est pareil, ça risque d’être dur dans l’immédiat. Et toi, quoi de neuf ? La retraite dans six mois, ça commence à m’angoisser mais bon, j’évite d’y penser, je verrai le moment venu. Tu pourras monter nous voir plus souvent. Tu sais, je n’aime pas déranger. Tu racontes n’importe quoi. Tu me passes Sarah ? Ok, à bientôt maman, et j’appelle Sarah qui accoure aussitôt, et je lui passe le combiné, et elle part pour une heure de conversation entrelardée d’éclats de rire.
Je joue sur l’ordinateur. Free Cell, 96% de réussite sur 107 parties, je fais gaffe. Je me concentre. Surtout ne pas griller les étapes, foncer sans réfléchir.
Je me dis que c’est étrange tout de même. Les gens changent. On ne s’en rend pas compte. On est occupé ailleurs. Et un beau jour, on se retrouve surpris. On cherche à se rappeler les signes, les attitudes. Puis une fois le résultat connu, tout apparaît cohérent. La cohérence se trouve ou se fabrique de toute pièce mais toujours elle réconforte. Besoin de logique en nos vies, besoin d’amour et d’argent et de santé et d’avoir des nouvelles de la famille, tout le cirque quoi. Et je me dis que c’est étrange sans toutefois m’appesantir. Avant que je ne vive en couple, ma mère au téléphone, dès les premiers mots savait si j’allais bien ou mal, et souvent elle devinait pourquoi. Elle me connaissait par cœur. Elle posait les bonnes questions, appuyait aux bons endroits. Elle avait du flair et de l’instinct. Une mère à qui je ne savais pas mentir, dissimuler.
C’est fini maintenant. C’est mort. C’est du passé et ça ne sert à rien d’y penser.
Elle prend plus de plaisir avec Sarah. Elles se racontent des histoires de femme je pense. Moi elle ne fait pas gaffe. Et je ne suis pas jaloux, bien au contraire. Je ne me sens pas trahi, j’ai bien d’autres soucis. Je m’emmerde, je déprime, je tourne en rond, je regarde la télévision, je ne travaille plus, je fais le ménage et les lessives, la vaisselle, la cuisine, je fume beaucoup trop, je feuillette des magazines, j’ai envie de crever souvent et je me pisse dessus encore plus souvent et Sarah ne tardera plus à perdre patience, je le sais, nous le savons tous les deux, et ma vie va tomber en miettes, voler en éclats, il y en aura plein les murs et j’aurai l’air malin, j’aurai mal comme jamais, mais ma mère ne se doute de rien et c’est parfait, elle ne m’ennuie pas avec ça.

30.
Je ne l’avais jamais vu comme ça le père Jim. Lui d’habitude si fringuant, quasi branleur, tête haute, sûr de lui et de son charme. Pour un peu, il se serait pris à rougir. À mimer le collégien avant son premier rendez-vous amoureux au jardin public. Enfin il nous présentait la miss Claire – la bombe sexuelle à l’enfant adorable et au mariage brisé. Il nous invitait même à dîner en sa compagnie. Je n’avais pas eu le cœur à refuser, et puis j’étais curieux. Rencontrer une jolie femme est toujours agréable. Pour pallier mes déficiences éventuelles, j’avais chipé une poignée de serviettes hygiéniques à Sarah.
Il est passé nous voir la veille au soir, il était inquiet comme tout, rigolo et attendrissant à la fois. Il nous a demandé d’éviter certains sujets. De ne pas la mettre mal à l’aise. D’être gentil ceci cela, Sarah et moi avions eu beaucoup de mal à garder notre sérieux.
– Et ben, ça a l’air méchamment important pour lui.
– Je te l’ai dit, ils finiront par se marier.
– On pourrait le faire en même temps.
– Quoi ?! L’expression de son visage à cet instant précis. Comme si je venais de la mordre, ou de la gifler. Elle ne l’a sans doute pas fait exprès mais le résultat est le même. Et on le sait tous, c’est le résultat qui compte. Ça fait partie des règles élémentaires.
– Une idée en l’air. Elle n’a pas réagi. N’a rien répondu. Et je ne savais pas pourquoi j’avais prononcé ces mots. Demander sa main, l’emmener devant Monsieur le Maire. Moi qui me prétendais à l’écart, je désirais faire comme tout le monde. Rentrer dans le rang. Avec elle la bague au doigt. Sauf qu’il était un peu tard. Ou alors il fallait que je me fasse soigner. Que j’accepte mon état. Il était trop tard donc.
Je me suis fait des films une bonne partie de la nuit. Je n’avais jamais eu l’occasion d’assister à un mariage alors j’inventais les détails, les formules, les étapes de la cérémonie. Je dressais la liste des invités. Organisais la fête. M’occupais de la musique et des alcools. Les témoins seraient Claire et Jimmy, et ils se marieraient dans la foulée, et nous deviendrions leurs témoins. J’en ai même rêvé.
Au réveil, elle m’a demandé si j’étais sérieux.
– Je crois que oui.
– Il faudra que je réfléchisse. Mais il faudra d’abord que tu te consultes un spécialiste.
– Je sais, c’est prévu. Je mentais et elle le savait je crois. N’empêche que la veille j’étais sérieux, j’étais on ne peut plus sérieux.
C’est vrai qu’elle était craquante la miss Claire. Craquante et à croquer. Une vraie blonde rebondie aux bons endroits avec un rire épatant et des éclats terribles dans le regard, érotiques souvent. Le genre à provoquer une épidémie de torticolis et d’érections chez tous les mâles hétérosexuels dans un rayon de cinquante mètres. Une belle femme. Elle ne donnait pourtant pas l’impression d’en jouer. D’en rajouter. Fringuée sobre, à peine maquillée, zéro bijou. Jimmy la regardait comme on regarde une œuvre d’art, un tableau de maître. Cette lumière, cette qualité, on ose à peine y toucher. Elle pouvait lui demander ce qu’elle voulait, il se serait précipité.
Entre elle et Sarah, ça n’a pas accroché du tout. Claire n’avait pas le temps de lire, d’aller au cinéma ou au concert, elle avait un gosse et un mari à la maison, un amant à l’extérieur et elle faisait un boulot à la con. Alors Sarah et ses potes artistes et ses références culturelles par poignées, Claire s’en foutait un peu.
Moi j’étais sous le charme, attentif. M’accrochais aux détails. Un sourire, une mèche de cheveux.
Quant à Jimmy, il s’est décontracté à la troisième bouteille de vin. Plus nous buvions et plus nous riions fort, les clients autour faisaient la gueule. Je leur ai proposé le digestif à la maison et les regards noirs de Sarah n’y ont rien changé. Le taxi a mis plus de temps que prévu pour attendre sa destination, bouchons, feux rouges, mon jean était humide. J’ai dû me renverser du cognac dessus, ça faisait un bon prétexte pour en changer. Sauf que la miss Claire a voulu me donner un coup de main. Serviable en plus que d’être séduisante, je n’en demandais pas tant.
– Je le passe sous l’eau si tu veux, sinon ça va tacher.
– T’inquiète pas, ça ira. Sarah levait les yeux au ciel, j’ai refusé d’y prêter attention.
À mon retour dans le salon, Jimmy préparait des rails. Trois seulement.
– Coke ?
– Regarde la couleur abruti.
– Héro ! Trop de bonheur ! j’ai gueulé. Claire a fait la grimace. Encore une qui lisait les gros titres et les croyait. L’enfer de la drogue et moi Christiane F. 13 ans et l’herbe verte et les chemins de Katmandou et flash et Fanny de bulle en bulle et retour à Brooklyn et il n’y a pas de drogué heureux et quoi d’autre encore ? combien d’autres mensonges ? le poids de la propagande, et les intérêts mafieux d’obédiences diverses.
Plus la nuit avançait et plus elle approchait la perfection. Claire s’était portée volontaire pour faire des cocktails, je l’ai rejointe dans la cuisine, et que je te frôle par devant, par derrière, lentement, et que je te murmure des bêtises à l’oreille et que je sens son souffle dans mon cou, son parfum, et que j’effleure le grain de sa peau et nom de dieu que c’était agréable, émouvant. La vie qui revient, je bandais à en avoir mal. On a joué le flirt un bon, un très bon quart d’heure. Sarah et Jimmy s’étaient lancés dans un grand débat pour ou contre les Doors, on pouvait se peloter comme on voulait. Ce regard bordel. Ces étincelles. Les paillettes, leurs couleurs. Comme des promesses de baises sauvages et tendres, illimitées. Et les deux autres qui s’étripaient à coups d’arguments bidons – ouais ses paroles sont ultra prétentieuses, attends c’est toi qui aimes les vieux Dylan alors qu’est-ce que tu me racontes -, ils ne comprenaient rien. Il aurait suffi d’un signe de leur part pour que ça vire à la partie carrée.
Rien de tout ça.
– Et vous vous en pensez quoi ? Jimmy a osé demander. Claire aimait bien, ils ont de belles chansons, il chante bien. Moi j’ai haussé les épaules. Fais des rails putain, au lieu de me gonfler avec tes cadavres.
À quatre heures, ils ont mis les voiles. Jimmy nous a laissé 1/2 G d’héroïne. La miss Claire avait trop bu, ses lèvres ont brièvement dérapé sur ma bouche alors qu’elle me souhaitait une bonne nuit. Sarah l’a vue mais je m’en foutais et quand, la porte refermée, elle a pris son attitude “ mon bonhomme ça peut plus durer faut qu’on cause parce que j’ai des choses à dire et tu vas m’écouter ”, je l’ai plaquée contre le mur en arrachant ses fringues. Je voulais maintenant tout de suite et je m’en foutais de son avis, fallait que je la prenne.
Nous avons joui tous les deux, mais pas en même temps.
C’était notre première baise depuis des lustres et j’avais presque oublié à quel point ce pouvait être précieux avec elle.
À six heures du mat, nous ne dormions toujours pas. Nous étions dans les bras l’un de l’autre, silencieux. Un vieux Springsteen (Nebraska, CBS, 1982) en fond tout juste sonore. Je ne pensais à rien de spécial, je regardais ma vie et ce qu’elle devenait ces derniers temps. Pas terrible dans l’ensemble. Rien de brillant. Ça n’empêchait pourtant pas les bons moments, comme cette soirée magique. Alors à quoi bon s’en faire ? Les problèmes ont l’importance qu’on leur donne. Moi je m’en fous donc ce n’est pas grave. Et Sarah a le droit de penser différemment, c’est son affaire.

31.
Elle voulait qu’on en parle, qu’on en parle sérieusement. Comme si j’allais blaguer sur le sujet, bourrique. Elle voulait que nous prenions une décision après avoir pesé le pour et le contre. Les plus, les moins et l’addition s’il vous plaît. Elle se la jouait diplomate à l’ONU, la brave fille quoi.
Ça faisait deux semaines que je n’avais pas mis les pieds dehors, il faisait un temps superbe pourtant. Comme un été indien, du bronzage en rab et les terrasses prolongées. Mon anniversaire approchait. Elle m’offrirait quoi ? des couches ? des pantalons jetables ? ou elle serait partie avant ? partie pour de bon et pour un autre, un type normal. J’avais envoyé ma lettre de démission. Ma boîte avait laissé une dizaine de messages sur le répondeur, eux aussi voulaient m’en parler mais je n’avais pas rappelé. Pas le courage. Rien à leur dire. Ils s’étaient lassés. Ils me remplaceront sans peine. M’oublieront vite et ils ont raison, les employeurs ont toujours raison.
Je passais mes longues, mes interminables journées à lire, à réfléchir. À faire semblant. À laver et relaver mes fringues. Je n’osais plus descendre chercher le courrier. Je regardais par la fenêtre, je pleurais le moins souvent possible. J’essayais en tout cas. Elle faisait les courses, elle s’occupait du monde extérieur. Les amis demandaient de mes nouvelles, elle répondait que j’étais débordé de boulot. Que j’étais crevé. Que ça allait passer. Elle avait du mal à trouver des excuses convaincantes et je ne l’aidais pas beaucoup. Elle voulait en parler, il fallait en finir.
– Il faut que tu réagisses, ça ne peut pas continuer comme ça. Je n’avais rien à répondre, je n’ai rien répondu. Je l’ai laissée continuer. Ça faisait plus d’une semaine qu’elle essayait de les placer ses phrases à la con, je n’allais pas lui gâcher son putain de plaisir. Et je n’ai pas une seule seconde l’impression de me montrer grossier. Je l’écoutais comme on écoute la météo marine alors qu’on vit en Ardèche. Ou en Creuse. Et qu’on n’a pas l’ombre d’un marin dans ses relations. Il y a sûrement des solutions mais ce n’est pas en restant enfermé du matin au soir que tu vas les trouver. Tu tournes en rond, tu ne vas nul part. Et moi, je ne supporte plus de te voir comme ça. Je vais craquer si tu ne te remues pas. Elle n’avait pas besoin de continuer. Elle n’avait même pas besoin d’ouvrir sa gueule, je comprenais trop bien ce qu’elle voulait dire. Ou tu vas voir un toubib ou je te largue. Je te laisse mariner dans ta pisse.
Et toutes ses phrases débiles pour s’inquiéter de mon état de santé, c’était du pipeau, du flan. C’était la façade pour paraître présentable car ça ne se fait pas de dire à quelqu’un qu’on a prétendu aimer, tu n’es plus assez bien pour moi, tu pues, tu n’es pas présentable, je me casse. Surtout en prétextant une maladie du partenaire.
Non, ça ne se fait pas.
Mais se pisser dessus en public, ça ne se fait pas non plus alors je n’osais rien lui reprocher. J’acceptais en silence. J’espérais qu’elle ne me remplacerait pas trop vite. Qu’elle penserait souvent à moi. Qu’elle regretterait notre vie ensemble. J’attendais que ça se termine. J’attendais son ultimatum. Et la chute, je n’ai rien compris. J’avais prévu un truc saignant. J’en ai parlé à ta mère, elle arrive demain par exemple. Ou je viens de trouver un appart, je déménage. Mais non, le truc qui n’a rien à voir.
– Samedi prochain, c’est l’anniversaire de ma sœur, j’aimerais qu’on y aille ensemble.
– Je viendrais. Elle s’est approché de moi, m’a passé sa main dans les cheveux, m’a embrassé, elle sentait bon, elle avait encore ce privilège. Je me suis laissé faire, je ne pensais pas plus à ses baisers qu’à sa sœur. Je n’étais plus digne de sa tendresse et elle le savait comme moi. Nous jouions la comédie sans trop d’effort, sans fausses notes. Un an de vie commune et deux ans de baise intensive, ça ne s’achève pas d’un coup sec. Il faut que les langues se mêlent encore. Les langues et le reste, si les deux partenaires en sont capables. Il faut y aller doucement donc. Elle commençait juste le travail, et je la laissais faire. Je la laisserais faire jusqu’au bout.
Je ne possédais même plus le contrôle de mon corps, comment aurais-je pu prétendre avoir des droits sur le sien ? Elle était trop vivante pour rester longtemps célibataire, ou abstinente. Et moi je ne comptais déjà plus beaucoup. J’étais planté dans le décor presque par erreur, un anachronisme. Elle ira en baiser d’autres. Je serai forcément au courant. Ce sera des mecs que je connais peut-être. Ce sera dégueulasse. L’anniversaire de sa sœur. N’importe quoi. Je n’en ai jamais rien eu à foutre de sa sœur. Elle est mignonne ok, et je la sauterais avec plaisir mais ça reste une grosse conne.
À défaut de s’habituer à mon état, elle m’a quitté. Elle a baissé les bras, je la déteste. Elle n’avait pas le droit. C’était facile, j’étais à terre. Plus bas que tous. C’était très triste.
Elle part et je perds tout.
Elle part et ma vie ne sert plus à rien. Plus à personne. C’est nul. C’est comme ça et on n’y peut rien changer alors pourquoi se plaindre ? pourquoi gémir ? c’est inutile. Une coquille vide en pleine décharge. Elle part et bien sûr je la comprends. J’aurais fait pareil à sa place. Évidemment. Respect, je la déteste, je l’aime, elle a raison.
Ça n’empêche pas la douleur, la colère, le dégoût, les reproches, elle a raison et ça n’empêche rien du tout. Et puis on s’y fait. On s’habitue. On se dit que c’est comme ça, que c’est la vie et c’est moche d’accord mais ça va passer. On se dit faut faire avec. On se dit qu’on le savait dès le départ. Juste une étape. Un passage obligé. Ça console peu. Ça ne console rien du tout mais on ne peut pas s’en empêcher, il faut qu’on se dise des trucs et des machins, ça aide à se sentir encore un peu vivant.
À défaut de s’habituer elle m’a quitté.
Je l’aimerai toujours.
Pas plus que moi elle n’avait le choix et je lui en veux quand même. Je ne peux pas plus m’empêcher de lui en vouloir que de pisser dans mon froc.
Je ne suis plus assez bien pour elle, c’est tout. Ça arrive tous les jours et partout, inutile d’en faire un fromage. Je ne suis plus digne de la toucher. D’être touché par elle. Et c’est normal. Il n’y a rien de plus normal tu sais, comment pourrais-je lui en vouloir ? Elle est jeune, elle rencontrera quelqu’un d’autre. Elle aimera à nouveau. Elle aura des enfants peut-être. Elle sera heureuse, tant mieux.
Et je t’interdis de la juger. Sale conne, pour qui tu te prends ? Ne raconte pas d’histoire. Toutes tes protestations sont ridicules, scandaleuses même. Inutile de la jouer petite sainte, bouche en cœur, la pitié ne peut pas fonctionner dans un couple. La pitié c’est déjà dégueulasse dans la vie quotidienne alors dans un couple, plutôt crever. Se foutre en l’air. Rien n’est pire que la pitié. Écoute-moi, je vais t’expliquer. Imagine la scène deux minutes.
Allonge-toi. Ferme les yeux. Respire doucement. Mais non ce n’est pas de l’hypnose putain, c’est de la mise en situation. Tu dors à côté de ton mec. Vous avez baisé avant et c’était bien. Pas l’orgasme du siècle mais bien quand même. La vie vaut le coup d’être vécue après tout. Vous dormez l’un contre l’autre. Vos odeurs se mêlent et il n’y a rien de meilleur. Il ne ronfle pas, il ne pète pas, il ne te donne pas de coups de pied, il ne pique pas les couvertures, c’est peut-être l’homme de ta vie, celui qui effacera tous les nuls, toutes les ordures, c’est peut-être lui avec qui tu aimeras vieillir. En tout cas tu te surprends souvent à le penser. Tu ne l’avoues pas à tes copines parce que parler de l’homme de sa vie a un côté désuet très net. N’empêche, tu y penses. Parfois tu en rêves, tu te réveilles humide alors, et là tu le caresses jusqu’à ce qu’il bande, jusqu’à ce qu’il te prenne.
Tu lui tournes le dos et il se tient encastré contre toi. Tu es bien, tu dors bien. Tu te sens belle. Désirée. Tu trouves que tu as de la chance. Tu as du mal à te rappeler comment c’était les nuits avant lui. Tu fais de beaux rêves. Des rêves plein de soleil et de tendresse, des rêves de voyage à deux. Et demain matin, le réveil ne sonne pas, demain c’est dimanche et c’est le bonheur absolu. Il ira te chercher des croissants, il préparera le café, il t’enlacera au réveil avant de te pénétrer en douceur. S’il fait beau, sans doute irez-vous à la plage. S’il pleut, journée flemme, couette, télé, câlins. C’est une nuit géniale. Sauf que non.
Sauf que pas du tout.
Le scénario dérape en avalant les croissants et les caresses matinales. Le scénario n’a que faire de tes désirs ma belle.
À quatre heures de la nuit, tu te réveilles à moitié. Une drôle d’impression. Le drap est humide, ta cuisse mouillée. Tu balances un doigt à tout hasard, presque un geste réflexe, tu renifles. Ça sent la pisse. Et l’autre, tu le secoues méchamment. Tu es tout à fait réveillée maintenant. Attends, c’est quoi ce délire ? C’est rien ma puce, je pisse au lit. C’est juste que je suis un peu fatigué en ce moment. Je bois trop de café aussi, rien de grave. Il te tourne le dos, il est déjà sur le point de se rendormir. Et toi tu l’écoutes et tu n’en reviens pas. On ne te l’avait jamais faite celle-là, et pourtant les mecs tu connais bien. Tu croyais bien connaître. Tu t’es plantée. CE PORC TE PISSE DESSUS et il ose dire c’est pas grave mais c’est de la folie furieuse. Tu élimines la possibilité cauchemar, c’est trop nul pour en être un. C’est trop… terre à terre. Tu files à la salle de bain. Tu te nettoies en vitesse, récupères tes fringues et tes affaires. Tu n’oublies pas de claquer la porte en sortant. Lui ne réagit pas. Il ne dit rien. Comme s’il ne comprenait pas l’histoire. À moins qu’il s’en foute. Mais toi tu parleras. Tu vas t’en occuper de sa réputation. Elle était flatteuse et tu le savais avant de sortir avec lui. Tendre, endurant, un mec qui prend du plaisir à en donner, un bon coup pour résumer. Faut le dire vite. Tu vas la réduire en charpie sa réputation à deux balles.
Et tu as raison.
Il aurait dû t’en parler avant. T’expliquer. Te demander de l’aide. Ça lui apprendra à jouer l’abruti. Et ta fureur ne se calme pas, bien au contraire. Tu voudrais crier en pleine rue, gueuler ton dégoût. C’est peut-être la pire nuit de ta vie.
C’est bon, tu peux rouvrir les yeux, te relever, reprendre tes activités habituelles mais je pense que tu as compris le message maintenant. Oui c’est vrai, elle est trop bien pour moi. Trop performante pour moi qui ne le suis plus du tout. À aucun niveau. Je suis un minable, je ne vaux rien. Je ne peux décemment pas lui en vouloir, je ferais pareil à sa place. Et toutes, vous feriez la même chose. Et à toutes, je vous donnerais raison. Évidemment. Mais ne croyez pas que vos départs me rendent joyeux.
En vous perdant, je perds la plus belle part de ma vie. La seule encore digne d’intérêt.
Si je savais faire mais ce n’est pas le cas, je vous écrirais un poème, une chanson. Je vous offrirais quelque chose de tendre en souvenir. Ce serait tout de même plus classe qu’une odeur de pisse sur vos peaux. Ce serait plus classe mais je n’en suis pas capable et j’espère que vous me pardonnerez. Et plus ça va, plus je vire sentimental.
Il faudra bien que je réagisse un jour ou l’autre.
Plutôt l’autre.

32.
Coup de fil, 18 heures, Jimmy à l’autre bout. Les blagues habituelles et les questions d’usage dont les réponses importent peu mais il me donne le bonjour de la miss Claire puis un silence. Un silence qui ne ressemble à rien de connu entre nous. Un silence dont je devine trop bien l’origine. Quelque chose dans l’inquiétude pas franche. Un genre de pitié aussi. Ça se glisse entre les mots, ça se faufile d’une phrase à l’autre, c’est répugnant, c’est pire qu’une invasion de cafards et les exterminateurs se sont faits la malle. Emportant les meubles et l’argenterie. Vingt-cinq ans d’amitié pour en arriver là, c’est ridicule. Ce devrait être interdit.
– Laurent, je voulais te dire… Un autre silence. C’est maintenant que je dois raccrocher. L’envoyer paître pour de bon. Si je le laisse commencer, je suis foutu. Grillé. L’amitié piège. L’amitié blesse bien plus profondément que cette blague que nous appelons amour par habitude ou paresse. Je sais ce qu’il va dire, dans quel ordre il va le dire, quel sera le ton de sa voix, je sais tout ça par cœur et je suis pourtant incapable de raccrocher. J’ai besoin d’espérer encore. Je me cramponne à son souffle et je devrais avoir honte. C’est maintenant ou jamais. Lui dire que je l’aime, qu’il me manquera. Que je lui souhaite tout le bonheur possible. Que j’ai eu une chance folle de le rencontrer. Mais que je préférerais ne plus le voir maintenant. Je ne suis plus assez bien pour toi, je m’éloigne, c’est la vie, c’est comme ça, je t’ai aimé comme un frère ma puce, tu vas me manquer, et je ne dis rien. J’attends, je laisse venir.
– Je suis au courant pour ce qui t’arrive. Mais c’est pas en restant enfermé chez toi que ça va s’arranger. – Je passe les points de suspension, je néglige les hésitations également. Ça ne suffira pas à pallier l’indigence de son discours mais au moins la présentation en sera sobre. – Sarah est venue me voir pour m’en parler. Elle m’a dit qu’elle n’arrivait plus à rien. Tu es mon meilleur ami tu sais. Et les amis c’est important tout le temps, que ça aille bien ou que ça aille mal. Il faut que tu nous laisses t’aider.
Un nouveau silence.
Un silence, un autre.
Je pouvais voir son visage. Le mouvement de ses lèvres. Je le devinais cherchant une deuxième cigarette blonde. Ce n’était pas drôle, ça manquait terriblement de surprise. Ça manquait de chaleur et de rire. Ça manquait de tellement de choses, à quoi bon lister. Il jouait mal et nous perdions notre temps. Et moi, je peinais à trouver les bonnes répliques. Je me laissais affaiblir et parasiter par sa compassion molle. Sa tirade méritait une répartie violente, sèche. Un truc du genre, Jimmy, je peux te demander un service ? Oublie-moi. N’appelle pas. Ne passe pas me voir. Ne demande pas de mes nouvelles à Sarah, baise-là à la place. Ça fait un mois que je ne l’ai pas tirée, elle doit être en manque, tchao.
Et ce n’est bien entendu pas ce que j’ai su répondre. Seuls mes sphincters savaient se montrer spontanés maintenant.
– J’ai besoin de temps. Il faut que je retrouve des repères, ça m’a complètement chamboulé cette histoire. Je comprends que pour vous aussi ce soit difficile, je vous demande juste d’être patient. Ne t’inquiète pas, je ne me laisserai pas aller. Je t’embrasse Jimmy, merci d’avoir appelé. Tchao.
– Je te rappellerai, à la prochaine. Après avoir raccroché, j’ai branché le répondeur, suis allé vérifier que ma porte était bien fermée à clé, les deux verrous en place, et la sonnette neutralisée. Tout était ok. Il fallait que je change de pantalon, c’est tout.
Il fallait qu’ils me laissent tranquille aussi.
Et qu’ils aillent tous se faire mettre, j’avais besoin de réfléchir seul.

33.
C’était si simple avec elle, l’évidence même. Un chemin tout de courbes. Les journées s’enchaînant aux nuits sans le moindre heurt et nous souriions de toutes nos dents, complices mais ce n’est pas vrai, je mens.
Je déforme.
Elle serait là, elle éclaterait de rire avant de reprendre chaque scène une à une, elle me couperait sans cesse la parole mais elle serait là, je raconterais différemment. Et je ne connaîtrais pas la fin de l’histoire avant tout le monde.
C’était si simple avec elle mon cul ! ce n’est simple et limpide que dans mes souvenirs. Mes reconstructions. Je décore, j’enjolive. Que tout soit parfait surtout, c’est du roman. Que tout soit à sa place. En ordre d’une bataille déjà perdue mais bon, la guerre le sera aussi et ça n’excuse rien. Virez-moi cette poussière bordel, réglez-moi les projecteurs. Tout doit être impeccable, impeccablement rangé dans mon petit crâne.
Mais la vie à deux…
La vie est comme elle est, chiante souvent, et je reste poli, et j’enfonce des portes ouvertes, le corps n’est pas toujours à la hauteur, les dialogues non plus, la vie c’est un brouillon, du premier jet mais plus tard, on la raconte, on la met en scène. On choisit les mots, on transforme le décor. Le quotidien n’a jamais été facile tous les jours. Lorsqu’elle était malade. Lorsque j’étais déprimé. Lorsque l’inverse. Les problèmes d’argent, les désirs à sens unique. Et bien sûr qu’on s’est engueulé, nous étions un couple comme les autres. Aussi chiant que les autres.
Quand je vois un couple, je change de trottoir disait Léo, et je suis d’accord, et je réagis de la même façon.
Pour plaire à l’autre, pour vivre à ses côtés le moins mal possible, chacun rogne ses ailes, ses exigences, chacun abdique la part la plus intéressante de sa personnalité, la part la plus dangereuse. Alors l’eau tiède. Le conformisme. Alors tout ce qui nous entoure, les canapés, les télécommandes, les portables et j’en oublie un maximum. Bien sûr qu’on s’engueulait. Pour de mauvaises raisons, pour des prétextes bidons. La vaisselle pas faite, le programme télé. On se faisait la gueule ou on se menaçait. Je ne la frappais pas, j’en avais pourtant envie. Utiliser contre elle la force, ne serait ce qu’une fois. Histoire de savoir ce qu’on ressent dans ces cas-là. Le dégoût sans doute. Le dégoût de soi et le mépris de l’autre, ce doit être riche comme situation, et je regrette de ne pas l’avoir expérimentée. Sincèrement. Je retenais mes gestes, maîtrisais mes pulsions, et elle faisait pareil, et souvent nous perdions notre temps ensemble, nous ne progressions pas, nous n’apprenions rien.
Je sais, c’est plus ou moins le cas pour tout le monde. Et alors, parce que c’est nul pour tout le monde, il faudrait l’admettre ? s’en contenter ? mais ce serait pire que tout, ce serait le plus médiocre des renoncements.

34.
Elle me téléphonait régulièrement, elle passait me voir au moins une fois par semaine. C’était difficile pour nous deux. On sonnait faux, on était mal accordé. J’aurais aimé revenir en arrière. Elle aurait préféré être ailleurs. On était sur la même longueur d’onde quelque part. Son départ la culpabilisait et moi je m’en voulais de lui avoir fait perdre son temps. De lui avoir fait croire je ne sais quoi sur l’amour, l’avenir, la vie à deux, et toutes ces foutaises.
À chaque fois, elle m’amenait de la documentation sur l’incontinence, les traitements, les appareillages, à sa façon elle essayait de m’aider. Elle ne parlait que maladie et moi, je n’osais pas lui poser de questions sur sa vie. Ça va ton boulot ? Tu as rencontré quelqu’un ? Il est comment ton nouvel appart ? Je ne souhaitais pas non plus me plaindre, raconter les factures impayées, le loyer et les repas en retard, les cuites à répétition.
L’ennui de toutes ces journées sans elle.
Et les nuits beaucoup plus longues encore.
Je comprenais mal pourquoi elle s’obstinait. Il n’y avait plus de sexe ni d’attirance, il ne pouvait plus y avoir d’amour. Peut-être voulait-elle me persuader que c’était une fille bien mais je le savais déjà. Je ne désirais plus que la solitude. Qu’on me laisse tranquille. Qu’on me laisse mariner dans ma pisse. Je leur faisais confiance à tous, ils sauraient très bien vivre sans moi. Et ils vivraient mieux sans doute.
Elle comme les autres.
Elle plus que tous les autres.

35.
Ce que j’aimerais croire en un quelconque Dieu – je majuscule par respect des conventions. Celui des jaunes, des marrons, des verts, n’importe lequel. Il posséderait bien entendu un lieu de culte et je Lui rendrais une petite visite à ce gros enculé. Je Lui dirais ce que j’en pense de tout ça. Je Le forcerais à m’écouter. Je m’en doute qu’Il s’en branle de mes histoires, si tant est que Dieu se masturbe. Aucune importance qu’Il le fasse ou pas, Il devra interrompre son activité du moment et m’écouter. Je ne Lui laisserais pas le choix. Chacun son tour mec. Je Lui ferais rendre des comptes à Lui aussi. Les points sur les i en quelque sorte. Dis donc fils de pute, à quoi ça rime Ton bordel ? Toutes les horreurs que Tu nous infliges jour après jour ? J’espère au moins que Tu es fier de Toi salopard. Qu’est-ce que Tu avais besoin de prouver une fois de plus que nos vies c’est de la merde ? Une triste farce. On connaît tout ça par cœur depuis le temps. On le récite les yeux fermés tout au long des siècles. T’as entendu la dernière ? L’histoire de l’homme qui pisse dans son pantalon et qui devient fou, ouais, fou à lier mais sa copine le largue d’abord, putain, elles sont trop drôles Tes histoires, oh merci, merci mon Dieu, fils de pute. Et Tu sais, en plus de sa copine l’abruti, il perd son boulot, son fric, ses amis, il perd tout et si ça continue, il finit à la rue, il va crever dehors.
Je te vois venir avec Tes gros sabots divins, c’est un genre d’épreuves à la con sans doute. Une manière toute en subtilité et délicatesse de m’ouvrir les yeux sur la précarité de notre bonheur terrestre et la nécessité pour l’Homme de se montrer HUMBLE. Respectueux. Dos courbé, inférieur. C’est sensé m’aider à devenir meilleur je suppose. À progresser vers Ton éblouissante lumière.
Toutes Tes vieilles ficelles.
Tes tours de passe-passe à deux balles.
Du flan ouais. De la bonne blague sinistre. Le pire, je suis certain que Tu prends ton pied fils de pute. T’as raison, continue comme ça, surtout ne fais pas d’effort. Tu aurais tort de Te gêner vu qu’il reste quelques milliards d’ânes pour braire Ton Nom Sacré de Merde. Ils n’arrêtent pas dix secondes. Ils construisent des églises, des mosquées, des temples, des synagogues, ils en polluent la terre entière et il n’y a aucune raison valable pour que ça cesse aujourd’hui, ou même demain.
Ce que j’aimerais croire. Ne serait ce qu’une journée. Ou quelques heures. Juste histoire de me défouler un bon coup. Ça me faciliterait les choses aussi. Il y aurait un coupable à accuser, une ordure responsable. Ce serait beaucoup trop simple, cela risquerait de ne pas m’amuser longtemps.
Notre Père qui êtes aux cieux, faites que j’arrête de me pisser dessus à toutes les heures du jour et de la nuit et si Vous pouviez trouver aussi un moyen d’arranger mes problèmes de fric et de cul ce serait cool et en attendant mieux que Votre règne soit exhaussé, que Votre volonté soit faite et que sais-je encore fils de pute mais si Tu existes et que je Te rencontre un de ces jours, je Te promets, Tu ne payes rien pour attendre.
Fils de pute, mais je l’ai déjà dit alors que je n’ai rien, mais rien du tout contre les putes. Fils de flic devrait-on dire. Un autre verre. Whisky sec. Whisky premier prix. Encore un je serai saoul. Encore deux je pourrai me branler puis dormir. Croire, tu parles. Changer de sujet, celui-là me concerne si peu.
Je bois trop.
Je mange mal.
Je ne baise plus.
Je raconte n’importe quoi. Et je n’écoute plus de musique.
Je ne crois en aucun dieu et me méfie des majuscules autant que des autorités.
Je crois aux cauchemars et je crois aux échecs, je crois au mensonge et à la trahison, je crois aux amours qui commencent sur un malentendu avant de mal finir et je crois à la force des habitudes, je crois que je n’ai pas fini d’en chier et je sais que nous sommes un paquet d’ahuris dans le même cas et ça ne me rassure pas des masses oh non. Je crois que la vie vaut la peine d’être vécue parce qu’on n’a rien d’autre et je sais que le mot peine n’a pas été choisi par hasard. Je sais que demain le soleil se lèvera à 8h37 et j’espère qu’il brillera un peu même si je ne pense pas sortir. J’ai des clopes et à boire, pourquoi risquerais-je une nouvelle humiliation publique ? Je crois qu’il est tard et que mon corps réclame le sommeil mais de l’alcool d’abord. Je sais que je me réveillerai une nouvelle fois dans des draps humides et froids. Peut-être aurais-je en plus mal au crâne.
Et croire que ça va, croire que ça peut s’arranger, je ne suis pas sûr que ce soit tout à fait réaliste aujourd’hui. Mais c’est comme me pisser dessus, je suis incapable de m’en empêcher. Ou croire qu’elle reviendra la femme de ma vie. Je ne vis que pour son retour illusoire.
Elle ne reviendra jamais.
Mais si elle ne revient pas, mais si ça ne s’arrange pas mes histoires, mais si ça doit continuer dans cette voie alors je ne sais pas ce que je fais encore là. Je ne sais plus à quoi je joue. Pourquoi je m’acharne. J’ai oublié les règles et les enjeux. Je deviens juste fou et j’imaginais ça plus rapide.
J’envisageais du brutal, pas l’enlisement.

36.
La stratégie de l’élastique n’a pas fonctionné. Dommage. Elle était simple, discrète, économique. Elle avait également un côté bricolage gamin que je regretterai. Je ne l’ai utilisée qu’une fois. Je me suis préparé un bol d’eau glacée où j’ai trempé ma verge deux petites minutes. Il m’en restait trois centimètres maximum, j’ai pu tire-bouchonner le prépuce et le maintenir ainsi grâce à un élastique. J’ai pris soin de ne pas trop serrer, je ne suis pas complètement fou. Ma bite, j’y tiens même si ça fuit. Même si ça ne fonctionne plus comme il faudrait. À l’aide de ce subterfuge, j’ai pu faire mon ravitaillement hebdomadaire, clopes, alcool, et des saloperies à grignoter, cacahouètes, bonbons au réglisse, mon équilibre alimentaire laissait à désirer depuis le départ de Sarah. Mais c’était pareil avant son arrivée, je ne m’affolais pas. Je ne prenais pas de poids non plus.
Rentré chez moi, j’ai filé à la salle de bain. J’ai délicatement retiré l’élastique. Une précision de chirurgien opérant à cœur ouvert. Pas le moment de plaisanter. Surtout pas. Ma verge brûlait de l’intérieur. J’avais l’impression qu’elle était transpercée par un bon millier d’aiguilles. Sans oublier le méat au fer rouge. Rien d’agréable. De l’urine chaude s’est mise à suinter dans le lavabo. Ensuite j’ai pu ranger mes courses et entamer le whisky. Tant que je pourrai acheter de quoi boire, ça ira. Tant que je pourrai acheter de quoi fumer aussi. J’ai eu mal à en pleurer deux journées entières alors je n’ai pas osé recommencer. Pas encore. Il aurait fallu le garder moins longtemps peut-être. Ça pourrait fonctionner le temps d’aller acheter des clopes par exemple, mais j’ai peur des complications. Laisser stagner l’urine me paraît dangereux. Si ça s’infectait. Si ça se mettait à pourrir de l’intérieur. À sentir mauvais. Je veux dire, ça sentirait la pisse plus quelque chose d’autre.
J’en ai rêvé déjà, je sais que ça existe.
Ils essayent d’arranger ça avec des perfusions d’antibiotiques et si ça ne marche pas, il n’y a plus qu’une seule solution, ils amputent. Ils créent un sphincter artificiel et après, je dois sonder une espèce de trou toutes les trois heures pour vider la vessie. Je ne me mouille plus mais je ne peux plus me branler. Je ne me fais pas des films, c’est comme ça qu’ils font. Je refuse d’aller à l’hôpital et de me faire tripoter une bite dégueulasse par des infirmières sympas. Jeunes, mignonnes. Elles me soigneraient l’air de rien puis elles fileraient raconter ça à leurs copines, à leurs mecs, à leurs collègues. Comme ça les ferait rire tous. J’aurais trop honte.
Je préfère rester chez moi.
Mariner dans ma pisse.
C’était une idée à la con les élastiques. J’aime bien les idées à la con, ça occupe. Je les envisage sous tous les angles possibles avant de les rejeter d’un non catégorique, argumenté. Sans elles, je serais vingt-quatre heures sur vingt-quatre devant la télé. Sans elles, ma vie serait sinistre. Elle n’est déjà pas très joyeuse en ce moment.
Ma mère a laissé un message sur le répondeur avant-hier, je n’ai pas rappelé. Et pour lui raconter quoi ? Jouer le gamin de trois ans : dis maman, quand on a vraiment envie de pipi et qu’on peut pas le faire, ça marche si on met un élastique au bout ? Ce n’est pas la peine, mieux vaut économiser la communication. Ma chère petite maman. Je lui en ai déjà fait voir de toutes les couleurs. Elle aussi devra m’oublier. Elle fera comme tout le monde. Comme Sarah, comme Jimmy, les potes du bar, les copines du boulot. Mais je la connais, elle ne le fera pas. Putain de tête de mule. On est pareil tous les deux.
Et si je continue à me taire, elle va s’inquiéter. Elle voudra venir me voir. Elle débarquera ici, et je serai coincé. Elle me traînera à droite à gauche. Elle trouvera la meilleure solution, comme toujours. Et comme d’habitude, je n’aurai pas mon mot à dire. Il faut que je trouve quelque chose. Un prétexte, n’importe quoi. Lui dire que je pars en voyage. Loin, longtemps. À New-York, elle sait que j’en ai toujours rêvé. Oui c’est ça, je pars deux mois à New-York. J’ai une amie là-bas, elle m’héberge. Elle sera contente ma mère, ravie. Elle me demandera de lui envoyer une carte postale. Elle me parlera une fois encore de son écrivain préféré, il habite Brooklyn. Si je le croise, promis, je lui demande un autographe. Ou une photo dédicacée. Et je gagne deux mois. Ça me laisse un peu de temps. Un délai. Peut-être que ça va s’arranger après tout. Il faut y croire, s’accrocher. Il faut se battre. Il faut d’abord gagner du temps. On avisera ensuite.

37.
Allongé. Les bras étalés le long du corps. Pas la moindre secousse musculaire. Seul et sec, je viens juste de me laver. C’est agréable être au sec. Sentir bon. Regardant le plafond. Les rares lézardes. Les traces de l’éclairage urbain. La vie électrique, ce qu’il en reste. La nuit n’a plus beaucoup de secret, plus beaucoup de matière. D’épaisseur. La nuit déçoit. Et les mirages se sont faits la malle en même temps que mon amoureuse.
Il est 2h31. Il est tard ou il est tôt, je ne sais plus. Combien sommes-nous à veiller sur ce fuseau horaire ? combien sommes-nous à attendre ce qui ne vient jamais ? mais nous continuons malgré tout.
Ça fait trois jours que je n’ai pas bu une goutte d’alcool. Deux nuits que je ne dors pas. Il y a sûrement un rapport de cause à effet. Je n’ai plus rien à boire et plus d’argent. C’est nul. Il faudra trouver une solution. La négocier correctement. Emprunter mais à qui ? maman me croit à New-York, je ne peux pas l’appeler. Si au moins je triais le courrier. Peut-être que j’ai eu un virement. Un remboursement, quelque chose. C’est nul mais tant pis, je fais avec.
Ils ont oublié d’éteindre l’enseigne du bar au bout de la rue. Ça donne des reflets verts. Ça bave sur la peinture, ça éclabousse ma couette. De temps en temps une voiture. Si seulement il pouvait pleuvoir. Si seulement il pouvait neiger. Ce serait tellement joli.
Allongé à attendre, rien ne peut m’arriver.
Il fait froid maintenant. J’ai pourtant mis le chauffage à fond. Thermostat 8. J’ai fait ce qu’il fallait. J’ai froid mais c’est peut-être la fatigue. L’épuisement. Thermostat 8. À gauche mes clopes, mon briquet mauve et le cendrier métallique. Mes toutes dernières Marlboro. Je les économise, je les fais durer. Il m’en reste douze, ce n’est pas beaucoup. Ce n’est pas rassurant. J’en grille une toutes les trois heures environ. Ensuite j’arrêterai de fumer. Je respirerai mieux. Mon odorat s’améliorera et mes doigts ne sentiront plus mauvais, ce sera génial. Et je ferai des économies comme ça. Je ne dépenserai plus l’argent que je n’ai pas. Ce sera super.
Allongé et au sec. Pas de quoi se plaindre. Pas non plus de quoi la ramener.
Je pourrais bien entendu allumer ma lampe et lire ou écrire ou écouter de la musique ou jouer à Free Cell ou regarder la télévision ou. Je pourrais, je suis libre encore. J’ai tout à fait le droit de faire ceci ou cela tant que je reste à l’intérieur et au sec. Tant que je ne m’aventure pas hors des limites. Tant que je les respecte. Les limites ont leur importance et je n’ai pas envie de jouer le mariole maintenant.
2h53.
Je n’ai besoin de personne et personne n’a besoin de moi mais j’aimerais tant pouvoir dormir. Sombrer un peu plus loin. Si je ne dors pas, aucun rêve ne se manifeste et dès lors que devient ma prétendue liberté ? elle crève. Elle agonise la gueule ouverte. Sans les rêves, je serais enfermé du matin au soir et inversement. Je ne rencontrerais personne. Je ne vivrais plus rien. Ce serait l’horreur, vraiment. Ce serait terrible. Mais je ne dois pas m’inquiéter. Je vis la réalité comme elle se présente. Et j’essaye de l’apprécier au mieux. Si possible d’en jouir. J’aime la nuit et la solitude à jeun. J’avais oublié comme ce pouvait être doux.
Juste ne rien faire.
Ne rien espérer. Bon et mauvais s’égalisent.
Guetter les sommeils de la foule, ses vibrations affectives. S’en nourrir peu à peu, s’en rassasier. Se sentir ému par toutes ces vies au ralenti. Tous ces rêves grandioses et érotiques, épiques et tout ce qui s’ensuit. Ces milliards de paysages fantasmés narguent la pauvreté absolue de ce plafond gris teinté de jaune et de vert baveux. Tous ces rêves, toutes ces rencontres et je n’en suis pas, je ne peux, provisoirement, plus en être. J’atteins, j’attends. Envie d’héroïne. Ou d’opium. Non, plutôt l’héroïne. Contempler ma vie en altitude et hiérarchiser les problèmes comme on rangerait ses courses dans le frigo, avec désinvolture et méthode. J’oublie le goût des larmes. Le goût du sperme. Celui des sécrétions vaginales. Les goûts de son corps. Sarah, je t’aimerai jusqu’au bout et qu’est-ce que ça change ? qu’est-ce que ça nous apporte ?
Il faut que je sois fort. Il y a sûrement une solution. Une alternative.
Trente-cinq ans, je suis dans ma trente-sixième année. 36, je suis né là-bas par hasard. Issoudun, sous-préfecture. Je n’y suis jamais retourné et je n’y mourrai pas. N’y serai pas enterré. Je ne sais pas comment je dois faire pour choisir mon cimetière. Peut-être que sur Internet. Car l’extérieur est dangereux. Et puis se déplacer, c’est toujours déplacer ses problèmes. Ça ne sert à rien, ça ne résout rien. Au mieux ça distrait. C’est déjà bien.
Le plafond me regarde autant que je le regarde, avec la même intensité. La même ferveur. L’environnement importe mais vivre, ce n’est pas ce que je croyais. J’imaginais mieux enfant. J’imaginais le monde dans son ensemble, sa multitude. Et je continue d’imaginer. La réalité est trop plate. C’est dur, ne pas se plaindre. J’attends. Je n’ai pas sommeil et je n’ai plus rien à perdre. Enfant je voulais être adulte. Adolescent je voulais être quelqu’un d’autre et je ne serai jamais personne au bout du compte et ça n’a aucune espèce d’importance.
Allongé.
Il est 3h17.
J’aime la précision des réveils électroniques. Ces diodes rouges me rassurent la nuit. Elles sont mes alliées. Je n’ai pas peur, bientôt je dormirai. Et tout ceci n’existera plus.

38.
Sarah trouvait drôle voire anormal que je parle aux objets. Je le faisais déjà gamin et n’avais jamais cessé. J’engueulais l’ordinateur quand il plantait. Une nouille glissant au sol écopait des pires injures. Il m’arrivait de me montrer tendre, une bouteille de vin, mon oreiller, ma chemise en satin noire. Chaque vêtement de Sarah lorsque je la déshabillais. Ses seins aussi, ses cuisses. Ne pas y penser, je pourrais devenir fou.
J’évitais les conversations trop banales, nous plongions toujours dans l’intime les objets et moi. Sarah, ça la faisait hurler de rire. Elle me traitait de cinglé tout en se serrant contre moi. Elle me serrait fort et je me sentais vivant comme jamais. C’était bien de la faire rire. C’était important.
Je ne parle plus autant qu’avant.
J’ai moins d’interlocuteurs sous la main et surtout, nos conversations tournent sans cesse autour du même sujet maintenant. C’est devenu tellement prévisible, tellement répétitif. Mes slips et mes pantalons se sont lassés de mes engueulades. Vous êtes encore trempés bordel, vous croyez que j’ai que ça à foutre putain, vous lavez tous les jours, c’est chiant je vous jure, je vais finir par me débarrasser de vous. Je vivrai dans ma baignoire et vous, vous irez croupir au fin fond d’une décharge avec les rats et la pourriture, c’est ça que vous voulez bande de nazes ? mais putain répondez ! Ils restaient silencieux, hostiles. Je les dégoûtais je crois. Mon odeur, ma mauvaise foi, ils ne me supportaient plus que par obligation, par devoir.
La seule qui réagissait encore à mes agressions verbales, c’était ma bite, ma petite bite chérie. Je ne la ménageais pourtant pas. Je pouvais me montrer cruel, odieux. Je ne lui passais rien. Je l’insultais, je l’humiliais. Elle se vengeait à sa façon. Pour un peu, je l’aurais volontiers frappée. Mutilée. Je l’aurais pendue au mur tel un trophée cynégétique. Elle aurait eu l’air maligne tiens.
Comme tout vieux couple qui se respecte, nous avions nos heures de prédilection pour le bris de vaisselle. Plutôt au réveil, histoire de bien attaquer la journée. Alors que je m’étirais dans le lit, elle me crachait un jet d’urine sur la cuisse, c’était le signal attendu, je pouvais commencer. Je me levais et contemplais les dégâts d’un œil noir. Je lui tirais l’oreille. Alors sale petite pute de merde, c’est plus fort que toi on dirait, il a fallu que tu baves encore. Ça ne te fatigue toujours pas ? regarde-moi quand je te parle. Tu crois que je vais supporter ça encore longtemps ? ad vitam æternam ? Je vais t’expliquer un truc ma fille, entre nous deux, c’est le début de la fin. Et ouais, la fin des haricots et les carottes sont cuites. Et tu sais pourquoi ? Tu n’es même plus capable de me SURPRENDRE et je ne sais pas si tu es au courant ma vieille bite pourrie mais la surprise dans un couple, il n’y a guère que ça de vrai. C’est vital la surprise. C’est l’oxygène du couple. Ouais, tu as raison, fais la sourde oreille. T’attends que je me calme, c’est ça ? T’attends que je redevienne doux, que je te lave, que je te savonne, que je te caresse, petite pute va, tu me donnes envie de gerber tellement elle est nulle ton attitude. Tu as tout gâché, tu as tout détruit, et tu en veux encore ? mais je n’ai plus rien moi. C’est fini les cadeaux, la tendresse, les échanges, le cul et le reste. Si ça t’amuse, continue ton cinéma mais ça ne changera rien. Rien du tout.
Elle n’osait pas répondre.
Elle attendait la fin de l’orage.

39.
Il manque des données, j’en suis conscient. C’est vrai, je manque de rigueur. Je brûle les étapes. J’ignore les règles. La chronologie vacille et les événements ne s’enchaînent pas de façon fluide et il y a de gros trous et c’est mal, ce n’est pas normal mais bon. Faire avec. Faire comme si.
Ce n’est que mon histoire. Pas d’enjeu, pas d’importance. Ma petite histoire ridicule. Et c’est bien connu, ça ne tue pas le ridicule. Ils ne se rendent pas compte. Mieux vaut faire envie que pitié disent-ils et j’ai foiré mon coup, c’est consternant. Il faudrait sans doute. Ce serait bien de.
C’est sûr.
Il faudrait corriger, changer, reprendre. Il faudrait. Balancer du muscle et de la tripaille de ci de là. Chasser la graisse. Améliorer la narration. Viser le net. Le sans bavure. Transformer chaque phrase, chaque détail en agression volontaire. Un coup par mot, une claque par phrase. Resserrer les mailles une à une pour mieux convaincre mais convaincre qui ? Cadenasser bordel, cadenasser, et plutôt deux fois qu’une, je ne devrais pas être à ce point négligeant. Résigné.
J’ai perdu, je le sais. Je continue.
Sache-le, la désinvolture se paye au prix fort. Celui de l’indifférence ou du renoncement. Il faut être un gagnant. Habits élégants et fric à la banque. Il faut savoir sourire et répondre en toutes circonstances et mon garçon, t’es mal barré. Tant pis. Tant mieux. C’est pareil. Kif-kif. Je cherche sans savoir et je trouve sans comprendre. Vie s’approchant de la non-vie mais qui a écrit ces mots avant moi ? la non-vie. L’oubli par manque d’entraînement. Stimulation en berne. Livres chassés par la télévision. Ça me revient, Michaux.
Je m’ennuie beaucoup aujourd’hui. C’était déjà le cas hier. Demain sans doute. Rien à vivre, rien à faire. Tourner en rond, jouer avec les mots et les souvenirs. Ils sont jolis mes souvenirs. Ils ont de la gueule. Ils ont du chien mais je les connais trop bien, je les connais par cœur. Volontiers je les échangerais contre de l’alcool de bonne qualité. Contre de la drogue. Personne ne m’a rien proposé. Personne n’ose plus s’approcher. Je comprends. Je ne juge ni ne critique. Ça changerait quoi ? J’accepte et j’apprends. Je m’amuse assez peu.
L’ennui est un parasite impressionnant.
Tout ce travail qu’il me faudrait accomplir mais je m’ennuie trop alors je ne bouge pas et j’attends, j’attends, j’attends je ne sais quoi. Un éclat, une rupture. Un bloc de réalité brute qui viendrait se fracasser près de moi. M’éclabousser de ses brisures. J’attends. Je n’en finis pas d’attendre. Je ne cesse de continuer car l’avenir m’appartient. L’ennui est mon ami, mon allié, mon complice. L’ennui sait ce qu’il faut faire. Dans quelle direction chercher. Il n’a pas froid aux yeux. Il ne craint pas les envieux. Il a de la réserve et de la classe et j’apprends à me comporter comme lui. Un apprentissage secret. Tout envoyer chier et pouvoir enfin délirer. Ce serait super…
Aligner les phrases comme elles se présentent et comme les Versaillais alignèrent les Communards le long des murs parisiens.
Ne plus rien trier mais ça ne fonctionne pas, avec moi rien ne fonctionne jamais comme il faudrait et ça ne date pas d’hier. Je ne me plains pas, je constate juste. J’ouvre les yeux, je me regarde en vos miroirs. Ce n’est pas joli joli. Et ma petite Sarah, qu’est-ce qu’elle devient dans tout ça ? et mon petit Jimmy ? et tous les autres, toutes mes familles inventées. Là aussi il manque des données. Rien de grave. Rien qui puisse me stopper. Augmenter mes frayeurs.
Plus je m’enfonce et moins j’ai peur.
C’est sûr, le jeu n’en vaut pas la chandelle. Et ça fait longtemps que ça dure. Et il n’y a pas de raison pour que ça cesse. Il suffit de le savoir. Mais on le sait tous et ça n’empêche rien. Ça ne guérit pas non plus. C’est comme ça. Comme ouvrir les yeux. Comme se lever au matin. On ne sait pas faire autrement alors on continue. On prolonge. C’est parfois amusant, c’est souvent sinistre. Nous avons l’habitude. Nous ne nous étonnons plus vraiment. Durer. Le prix à payer. Tant pis.
Je n’ai rien à perdre et je ne perds que mon temps.
Je n’ai rien à gagner et je ne gagne rien. C’est formidable.
Sarah, est-ce que tu m’entends ?

Pau, mai 2001 – Onzain, mai 2002.

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