il n’y a plus rien – improvisation 3

paris 17 novembre 2015 je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée parce qu’en improvisant on écrit n’importe quoi n’importe comment et on peut blesser des gens aussi blesser des gens qu’on aime et ce n’est vraiment pas ce que je souhaite faire là tout de suite maintenant mais je n’ai pas l’impression d’avoir le choix, si je ne n’écris pas autant crever tout de suite parce que là tout de suite maintenant je n’ai plus rien, je n’ai plus envie de rien, ma carrière des articles des bouquins des colloques des projets faire carrière, oui, rien à foutre, c’est grotesque, dérisoire, mon frère est à dublin et il me dit que ça doit être bizarre paris, il n’arrive pas à imaginer, il m’écrit ça samedi et je lui réponds qu’il n’y a plus de paris, il n’y a plus rien

j’ai de la chance oui je sais je ne dois pas me plaindre aucun ami aucune amie n’est tombée dans la nuit de vendredi à samedi aucun ami aucune amie n’est dans un état grave à l’hôpital j’ai de la chance je ne dois pas me plaindre et je ne me plains pas juste je pleure je n’arrête pas de pleurer je pleure et je tremble je pleure en fumant une clope sur le balcon je pleure en saisissant des données sur mon ordinateur je pleure dans le métro je pleure en marchant dans les rues, je tremble aussi, j’essaye juste de ne pas trop pleurer devant mon fils, je n’y parviens pas tout le temps, et c’est mignon parce que le soir il n’arrête pas de me faire des gros calins et c’est lui qui me console, qui essaye en tout cas, moi je ne sers plus à rien moi je suis vide et inutile je ne sais plus jouer mon rôle de père je ne sais plus jouer mon rôle de mari je ne sais plus jouer mon rôle de chercheur je ne sais plus jouer je n’ai plus envie de jouer moi je suis juste bon à chialer pour rien pour personne je ne sais plus

heureusement il y a les femmes, il y a julie qui n’est pas sortie ce soir-là trop de boulot et avec julie on s’essayait des messages via facebook la nuit de vendredi à samedi jusque 4 ou 5 heures et on continue, heureusement il y a marion qui était dans le quartier et elle ne répondait pas aux mails elle ne répondait pas au téléphone et quand enfin elle a décroché, j’ai pleuré mais de soulagement, quelques secondes, heureusement marta était au luxembourg – quelle drôle d’idée mais tant mieux -, heureusement il y a aussi marion – une autre marion – que je croyais en autriche et elle était à paris coincée à 12 dans un appart sans pouvoir bouger mais saine et sauve, heureusement il y a ma femme, heureusement il y a ma femme qui me serre dans ses bras et c’est ridicule, moi et mon mètre 95 et elle avec son mètre 57 et je suis en larmes à chaque fois, heureusement qu’il y a amel et hier au boulot on n’avait pas tellement besoin de parler, on avait les larmes aux yeux c’est tout, et pareil avec chloé, et je me rends compte que je n’ai parlé de ça qu’avec des femmes, un peu avec mon fils oui mais je n’ai pas le choix mais si j’en parle, c’est avec des femmes et je pleure encore, encore et toujours et j’écoute Bruit noir en boucle, joy division, la province, manifestation, « il n’y a rien de pire que les mecs les mecs c’est la lie de l’humanité il faudrait ne garder que les femmes et supprimer tout le reste les mecs c’est la lie de l’humanité il n’y a rien de plus con qu’un mec », il y a des connes bien sûr, j’en ai rencontrée plein, des connes, des abruties, des femmes qui mériteraient d’être des mecs tellement elles sont vulgaires, imbéciles et pourtant les mecs sont pires, toujours

s’accrocher aux gestes quotidiens ne suffit pas mais je ne sais pas faire autrement, je fais la vaisselle, je fais les courses, la lessive, je contrôle les devoirs de nicolas, je lui fais faire son solfège, je me lève et vais au pain le matin, ça ne change pas, c’est pareil qu’avant et ça va continuer, être vide mais continuer à faire les gestes, un automate, et samedi, comme tous les week-ends, j’ai repassé, comme tous les week-ends, et samedi j’ai nettoyé les chiottes, comme tous les week-ends, avant c’était ma femme qui le faisait et un jour sur radio libertaire j’ai entendu que trois tâches restaient faites par les femmes dans 95% des cas, le repassage, ça je faisais déjà, les chiottes et les vitres, les vitres je m’en fous, surtout en ce moment, je ne veux plus voir ces rues vides, ce trio de militaires près de la synagogue, ces bagnoles de flics, je ne veux plus voir les rues, entendre les sirènes et les hélicoptères, je n’en peux plus des sirènes et des uniformes, j’ai un casque et de la musique trop fort dans le crane douze heures par jour, Bruit noir, Emma pils, Enfance sauvage, Léo Ferré, Casey, Programme, les Frères misère, oui, il reste la musique, la musique et les larmes et les femmes et mon petit frère et mon fils, oui, ça devrait être possible quand même de continuer un peu, ça devrait être possible de lutter encore, de se battre contre la bêtise, la paresse (la paresse comme refus de l’effort pour se cultiver, aimer, s’améliorer – pas la paresse comme seule alternative viable à l’esclavage salarié) et le patriarcat, oui, ça devrait, oui, mais ça ne l’est pas encore, ça ne l’est pas du tout

et puis se forcer se forcer pour tout s’obliger à sortir un minimum de chez soi pour ne plus tourner en rond se forcer à manger alors que j’ai envie de vomir du matin au soir se forcer à dormir mais ça ne marche pas très bien déjà en temps normal je ne dors pas là c’est pire que tout se forcer à sourire à parler à plaisanter se forcer à travailler, un peu, un minimum, répondre aux mails, répondre au téléphone, aller chercher le courrier et faire les courses, se forcer car je pourrais rester des heures allongé immobile silencieux à laisser les larmes couler je pourrais rester des heures et ça ne servirait bien sûr ce n’est pas la solution évidemment, comme si je croyais aux solutions… se forcer à écrire, à relire, à corriger, à reprendre les phrases une à une, ici il faut une virgule, ici il n’en faut pas mais il n’y a aucune majuscule, c’est certain, il n’y a plus de paris, il n’y a plus de majuscules, se forcer à écrire mais écrire ne soulage pas, écrire n’apaise pas, les plaies couchées sur papier restent des plaies, les amours perdus ou rêvées dont je fais souvent des poèmes un peu tristes restent des amours perdus, des amours rêvés, écrire ne sert à rien, c’est une sale habitude venue de l’adolescence, c’est comme gratter ses croutes ou se curer le nez, une sale habitude mais ça permet de se croire à tort un peu artiste, un peu créatif, tu parles, c’est du cinéma, c’est une fuite, ce n’est rien, écrire ne m’empêche pas de pleurer et si j’ai peur aujourd’hui d’écrire un roman c’est parce qu’écrire à la limite peut empêcher de vivre c’est tout et le petit va rentrer de l’école maintenant et je vais sourire, je ne vais pas pleurer, je vais me forcer encore un peu, pour lui, pour vous, parce qu’il n’y a pas le choix

paris 18 novembre 2015 et hier j’ai commencé à écrire aux personnes citées, je ne souhaitais pas mettre ce texte en ligne, on commence à trouver à lire et à entendre tellement d’absurdités, les politiques n’ont ni éthique ni morale et ils et elles feraient mieux de se taire et les journalistes n’ont ni éthique ni morale et ils et elles feraient mieux de se taire mais non bien sûr que non chacun chacune a son produit à vendre son scoop à décrocher chacun chacune tient à élargir sa part de marché et alors l’argument s’inverse, il y a déjà tellement d’absurdités, celle-ci n’est pas pire ni meilleure que les autres mais je ne sais pas, je n’ai rien décidé, je n’ai pas envoyé le texte par mail, je ne l’ai pas mis en ligne, je ne l’ai pas terminé, je ne sais pas ce que j’en ferai et d’ailleurs je m’en cogne un peu, cela reste désisoire, les moyens que j’utilise pour essayer de rester vivant sont dérisoires

et aujourd’hui il est 15 heures et je n’ai pas encore pleuré et je ne sais pas si c’est bon signe mais il a fallu sortir le frigo était vide et ma femme travaille et rentre tard c’est à moi de m’y coller il faut faire des courses plus de moutarde plus de yaourts plus de céréales plus de café plus de fromage il fallait sortir alors je sors mais je marche cassé en deux le visage fermé et je marche à deux à l’heure je marche comme un petit vieux je marche à deux à l’heure je réfléchis à deux à l’heure j’écris à deux à l’heure c’est terrible cette lenteur cette pesanteur je n’ai pas encore pleuré mais je tremble je n’arrête pas de trembler

et je repense à vendredi soir j’étais en train d’écrire à mail à marion, un de plus, elle finira bien par me classer dans les spams et je revenais sur une conversation que nous avions eu ensemble autour d’un café plus tôt dans la journée du côté de saint michel et elle avait employé des termes bizarres, applicabilité, substituable et je revenais là-dessus parce que je ne sais pas parler alors il me semblait nécessaire d’expliciter quelques bricoles mais quand les premières alertes sont tombées quand les premiers morts ont été annoncés lorsque mon fils s’est couché en larmes il n’y avait que dix-huit morts il n’y avait que dix huit morts il n’y avait que dix huit morts et il pleurait et je n’avais aucune parole de réconfort possible aucune j’ai juste pu le serrer dans mes bras mais heureusement il s’est endormi rapidement et lorsque je suis revenu devant l’ordinateur mon message est devenu dérisoire, écrire est devenu dérisoire. autant arrêter là.

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