L’océan

C’était le 12 janvier dernier, j’ai noté la date sur mon agenda. J’y note beaucoup de choses, à l’encre noire. Rapports sexuels, rendez-vous professionnels, engueulades, restaurants, dentiste, films etc. Je les conserve depuis mes 20 ans même si ma compagne trouve ça ridicule. Il m’arrive de les feuilleter parfois. 12 janvier 2001, un vendredi. Il devait faire froid, il pleuvait sans doute et j’étais allé seul au cinéma, la nuit, elle ne voulait pas m’accompagner. Faut dire que niveau cinéma, on n’a pas exactement les mêmes goûts. Elle aime bien Rohmer, les Straub, ce genre de choses. Les films en version originale. Elle ne comprend pas quel plaisir je peux bien trouver à mes « grosses daubes ricaines » comme elle dit. Mais pour moi, le cinéma c’est ça. Le cinéma c’est les grosses daubes ricaines. Ça va vite, ça fait sursauter, ça explose et on se prend pas la tête, on prend juste son pied, on jouit du spectacle, trente plans à la minute, happy end, game over et merci pour les pop-corn. Et puis aussi, maintenant il y a notre fils. Dimitri, 6 mois et une poignée de journées. Un chouette marmot mais sortir ensemble, ça veut dire prendre une baby-sitter et la soirée cinoche à 200 balles minimum. Ça fait cher payé pour un plaisir à 50%, on évitait.
– À tout à l’heure ma puce.
– Bon film, tchao, et me voilà au volant de la bagnole direction le méga CGR sauf qu’arrivé au parking, je ne me suis pas dirigé vers le hall à confiseries, j’ai laissé tourner le moteur, j’ai attendu. Ça sentait le tabac froid dans la caisse. La vieille poussière aussi, faudrait qu’un jour je me décide à passer l’aspirateur. Le cinéma ne me disait plus rien, j’avais envie de voir l’océan. D’écouter les vagues en marchant sur le sable humide.

Une bonne heure de route, c’était jouable.

J’étais seul au milieu des camions insomniaques sur la voie rapide. 150 km/h. La radio déconnait, le lecteur bouffait les K7, j’avais pour seul compagnon le bruit du moteur. Je roulais comme d’habitude toutes vitres fermées, une clope au bec. J’ai cru apercevoir un auto-stoppeur à mi-chemin mais je voulais être seul, je voulais le silence. Je lui ai souhaité bonne chance en souvenir de mes tours de France adolescents…

Il n’y avait personne sur la plage, évidemment. Je me suis adossé à la dune, face aux vagues. Un vent violent en pleine gueule. Je me suis grillé une autre clope, j’étais infichu d’arrêter. J’avais à peu près tout essayé pourtant, les patchs, les bonbons à la menthe, les gommes à la nicotine, les clopes aux herbes, je manquais sûrement de volonté, ma compagne me le reprochait à l’occasion. Je regardais les vagues. L’écume brillant dans l’obscurité. Je pensais à ma femme, à mon gosse. J’essayais de ne pas penser à mon boulot. Je pensais aux potes du lycée, tous perdus de vue. On formait une chouette bande à l’époque. Nasser, Thierry, Matthieu, Olivier et les autres. Première B, Terminale B, lycée Machin. Un rien nous faisait voyager et on avait des désirs pour quelques dizaines d’années… Je pensais à ce qu’étaient devenus mes parents et mes rêves. J’essayais de me rassurer, je n’avais pas trop trahi. Je n’avais pas complètement baissé les bras, je restais militant. Je n’étais toujours pas dupe du cirque alentour. N’empêche que si c’était à refaire, je m’y prendrais autrement. Je ne me retrouverais pas coincé comme aujourd’hui. Une femme, un boulot, un gosse, un pavillon à crédit, je me suis grillé une énième cigarette. J’étais à deux doigts de me plaindre ou de pleurer ou les deux ensemble, je n’étais pas exactement au top…

Il faisait froid, je grelottais. Je me suis demandé un instant si je n’avais pas un peu l’air d’un con. Qu’est-ce que tu fous là mon garçon ? qu’est-ce que tu veux prouver ?… Je me suis dit que j’avais peut-être passé l’âge de jouer ces rôles-là. J’ai haussé les épaules tout en rejoignant la caisse. Un coup de fil à ma femme. J’ai croisé Eric, on va boire un verre, à demain matin. Et j’ai repris la voie rapide direction la maison, la famille, le travail, les amis, les collègues, j’ai repris la voiture direction cette vie qui ne me paraissait pas terrible mais c’était la mienne alors j’assumais du mieux possible. J’essayais en tout cas. Et dans l’ensemble je ne m’en tirais pas trop mal.

Pau, été 2001

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