Patriarcat, pulsions et pilules roses

Essai de réponse à une amie qui ne comprend pas pourquoi j’en veux aux hommes. Puis ça dérape…

Lorsqu’il m’a demandé si j’avais des pulsions suicidaires, oui, je crois que c’est l’expression qu’il a utilisée, il n’a pas parlé d’envie de mourir ou d’envie de mettre fin à mes jours, il a parlé de pulsions suicidaires, et au pluriel, comme si on pouvait souhaiter mourir plusieurs fois et j’ai spontanément répondu non mais c’est parce que la question était mal posée. Les pulsions sont ce qu’il y a de pire en nous. Les pulsions masculines – dont je ne crois pas dix secondes qu’elles soient innées, naturelles ou universelles mais dont je sais au contraire qu’elles sont des constructions sociales qui se maintiennent d’autant plus facilement qu’elles profitent aux hommes et confortent leur domination – sont le viol et la violence. Et l’ambition n’est guère qu’une forme domestiquée de ces pulsions dans la mesure où la réussite professionnelle élargit le champ possible des conquêtes sexuelles – que l’on parle de conquête n’est pas anodin, il y a les chasseurs d’un côté et les proies, la viande de l’autre – et rend socialement acceptable le mépris de classe le plus abject.

Alors des pulsions suicidaires non. Du coup, il m’a prescrit des anxiolytiques – benzodiazépines, pilules roses – et m’a dit de revenir d’ici deux semaines si ça n’allait pas mieux. On verrait pour les antidépresseurs à ce moment-là.

Il ne s’agit pas de pulsions suicidaires, il s’agit d’un sentiment pesant d’absence de tout projet qui en vaille la peine. Je pourrais décliner par catégories : vie sexuello-sentimentale, vie familiale, vie professionnelle. Je pourrais mais ne le ferai pas eu égard aux personnes partageant mon quotidien. C’est trop facile quand on a un peu l’habitude de jouer avec les mots et l’exhibitionnisme de jouer avec les sentiments des autres. Il s’agit donc ici d’honnêteté contenue, euphémisée pour blesser a minima les femmes qui j’aime – « Pas aimer au sens de je vais te bouffer la chatte, mais comme quand l’attitude de quelqu’un vous est chère et que chaque souvenir commun est recouvert d’une fine couche dorée » (Virginie Despentes, 2010, Apocalypse bébé).

À mon fils, j’expliquais il y a peu que dans l’ensemble, je lui avais transmis le principal de ce que j’avais à lui transmettre. Et que si je venais à diparaître brutalement, évidemment il pleurerait, évidemment il serait triste mais, et je le pense au plus profond de moi, je n’ai plus grand chose à lui transmettre. Ce n’est pas moi qui serai apte à le conseiller sur ses premières aventures amoureuses. Je n’ai aucune certitude sur le moyen le moins pire de s’en sortir – je ne sais même pas ce que ça veut dire s’en sortir – dans cette société. Je ne crois pas au bonheur, à l’ambition ou à la réussite. Je crois juste qu’il faut essayer d’aider un peu, lorsque c’est possible, celles et ceux qui nous sont chères. Ça risque de ne pas l’avancer beaucoup.

Reste le travail. J’ai pendant dix ans travaillé comme un malade pour arriver où je suis aujourd’hui. À vingt-cinq ans j’étais aide-soignant et je torchais des culs en maison de retraite des nuits entières. Ça ne me gênait pas, je voulais travailler le moins possible et avoir du temps pour écrire. À trente-cinq ans, je bossais à mi-temps comme formateur pour adultes, je suivais des cours à la fac et je m’occupais du gamin qui n’avait pas de place en crèche. Aujourd’hui, j’ai réussi. J’ai atteint mon objectif. Je suis chercheur au CNRS. Je monte des projets de recherche, des réseaux nationaux, j’écris des articles scientfiiques en anglais et en français, je voyage, suis invité à Lyon ou à Toulouse tous frais payés pour présenter mes travaux. Je choisis les gens avec qui je travaille et gère mes horaires comme je l’entends. C’est super. Quand on ne flingue pas des dizaines de personnes à moins d’un kilomètre de chez moi c’est super… Heureusement il y a les projets collectifs. Il y a des personnes qui comptent sur moi et là je fais le job. Et il y a le reste. Mes articles perso, mes projets perso, ma carrière et là, rien à foutre. Je suis sur des rails et tout est prévisible à dix ou vingt ans près. Il suffit d’avoir les bonnes attitudes avec les bonnes personnes pour obtenir les résultats adéquats. Il n’y a pas de surprise, pas d’imprévu. Il n’y a plus rien qui vaille la peine de se battre.

Des pulsions suicidaires non. L’impression que j’ai fait que que j’avais à faire et que je pourrais arrêter maintenant oui. Il me reste trente ou trente-cinq ans à tenir. À perdre mes dents et ma vue. À respirer de moins en moins bien. À guetter les effets du tabac et de l’alcool sur mon corps – il m’a prescrit une échographie de la prostate en sus des pilules roses. À dormir de plus en plus mal et à baiser de moins en moins bien. Il me reste trente à trente-cinq ans au mieux. Et je n’ai pas spécialement envie de me foutre en l’air mais je n’ai pas spécialement non plus envie de continuer. Je prends mes petites pilules roses matin, midi et soir. J’espère moins pleurer, moins trembler, dormir un peu moins mal aussi, j’espère que les petites pilules roses sauront me redonner un minimum d’intérêt pour ce qui se passe autour. J’espère que les petites pilules roses feront en sorte de rassurer ma femme sur mon état, me permettront de m’occuper du gamin un peu moins mal qu’aujourd’hui. J’ai du mal à y croire. J’ai du mal à croire en quoi que ce soit. Et le meilleur moment, c’est encore quand je m’allonge en début d’après-midi et que je disparais dans le sommeil trois ou quatre d’affilée. Là au moins je ne souffre plus.

Paris, fin novembre – début décembre 2015

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