Tireur de cables

Quand je me suis inscrit à l’agence d’intérim, j’ai été on ne peut plus clair :
– J’accepte n’importe quoi et je suis disponible 24 heures sur 24. J’avais désespérément besoin d’argent. Je venais d’abandonner mes études et l’appart de mon ex, ma piaule d’hôtel coûtait 3000 par mois et je n’avais droit à rien. Pour manger, je fouillais les poubelles et pour fumer, je scrutais les trottoirs – je détestais les journées pluvieuses. Je me suis rasé de près, j’ai mis mes fringues les plus présentables, j’ai respiré un bon coup et je suis entré dans l’agence. Ça sentait l’efficacité, le propre et le café frais. L’eau minérale aussi. J’avais l’impression de faire la manche, et de mal la faire. Mais je n’avais pas d’alternative. La fille parlait au téléphone, elle m’a fait signe de m’installer, ce que j’ai fait avec le sourire. Sa conversation n’en finissait pas, j’ai eu le temps de répéter x fois ma phrase magique, je suis disponible, je suis disponible, je suis, aussi quand elle a enfin raccroché pour me demander ce que je désirais, je n’ai eu aucun problème pour répondre. Elle m’a donné une fiche à remplir, m’a prêté un stylo pour le faire. Elle m’a proposé un café aussi mais le téléphone a sonné, elle n’a donc pas eu le temps de m’en verser une tasse.
– Et comme qualification, vous avez quoi ?
– Aide-soignant.
– Nous avons une agence spécialisée dans le paramédical vous savez.
– Je ne veux plus mettre les pieds dans un hôpital. Rien que l’idée me donnait la nausée mais ça aussi je lui ai dit avec le sourire.
– Ah… elle a replongé le nez dans ma fiche. Avant de le relever d’un air étonné, vous n’avez pas le téléphone ?
– Non.
– Mais, mais comment voulez-vous qu’on vous joigne si on a des missions à vous proposer ? C’était une question pertinente mais une fois encore, j’avais préparé ma réponse à l’avance. Je ne me laissais pas démonter pour si peu.
– J’habite à côté, je passerai à l’agence. À quel moment j’ai le plus de chance ?
– Euh, ça dépend, essayez en fin de matinée. Mais je ne vous promets rien…

J’y suis passé tous les jours pendant trois semaines. Nathalie était sympa, elle m’offrait souvent le café. Entre deux appels, elle me racontait sa vie et ses problèmes. Pour résumer, les mecs qui l’intéressaient ne s’intéressaient pas à elle et vice-versa. Elle était moche mais si ça avait pu m’aider à décrocher un boulot, j’aurais couché avec elle sans hésiter, sans même fermer les yeux. Je ne pense pas l’avoir tentée, je maigrissais à vue d’œil et mes fringues dites présentables ne ressemblaient plus à rien. Tous les jours j’y allais. J’avais menti au départ, j’habitais à l’autre bout de la ville, il me fallait presque une heure de marche. Elle le savait évidemment, elle connaissait mon adresse. Elle eut la délicatesse de ne jamais m’en parler.

– Ah, j’ai peut-être enfin quelque chose pour vous, tireur de câbles, c’est pour deux semaines, le chantier est juste à côté de chez vous, 450 francs nets par jour, ça vous intéresse ?
– Bien sûr que ça m’intéresse. Et ça consiste en quoi ? J’ai à peine écouté la réponse, je calculais, 4500, de quoi payer le loyer du mois dernier, m’acheter une cartouche et de la bouffe correcte, 4500 nom de dieu, le début de la fortune et la fin des emmerdes, ça me paraissait trop beau pour être vrai. Tireur de câble, je ne savais même pas que ça existait.
– C’est facile vous verrez. On a un autre intérimaire sur le chantier, il vous expliquera.
– Ok. Si c’était facile, j’avais une chance. Mais il fallait que ce soit vraiment facile. Je n’avais jamais bricolé de ma vie. Je ne savais pas me servir d’une perceuse. Je ne savais pas changer un pneu de vélo. Et il fallait que je réfléchisse quelques secondes pour me rappeler la différence entre un boulon et un écrou. Et je ne suis pas du tout sûr de mes définitions. Mais j’avais besoin de ce fric alors ça irait, j’en étais persuadé. Au pire, ils me jetteraient à la fin de la période d’essai. Ça ferait toujours 900 balles. De quoi m’acheter du tabac à rouler et quelques boîtes. De quoi faire patienter le propriétaire aussi. Plus une lessive. Enfin, il y a toujours mille moyens de dépenser l’argent qu’on n’a pas.

Nous étions trois et j’étais le seul à arriver les mains dans les poches, le seul aussi à n’avoir aucune idée précise de ce qui l’attendait. Le chef avait un break rempli de matériel divers et varié. L’intérimaire avait une caisse à outils et un bleu de travail. Ça avait l’air très bien organisé leur affaire. Je me suis présenté. J’ai aidé à transporter le matos à l’intérieur et là, les ennuis ont commencé. Le chef a tenu deux heures. Amène-moi ça, il disait, ça ressemble à quoi ? il levait les yeux au ciel et descendait de son escabeau dans un même mouvement. Quoiqu’il me demande, j’étais infichu de réagir vite et bien. Toujours à côté de la plaque le garçon. On a fait une pause clope ensemble. Ils ont commenté le programme télé de la veille, je ne disais rien.
– Et toi, tu as regardé quoi ? le chef faisait des efforts, il essayait de m’intégrer, c’était fort sympathique de sa part.
– J’ai pas la télé.
– Ah… Au fait, tu iras bosser avec Laurent après. Laurent, c’était l’intérimaire qualifié. Il devait avoir mon âge mais lui paraissait en pleine forme. Une belle gueule. Une énergie dans le regard que j’avais perdue. Du bon matériel et des gestes sûrs, efficaces. Il connaissait son boulot et ça se voyait. Et moi aussi, ça se voyait que je n’y connaissais rien. C’était un type sympa. Il a pris trois-quarts d’heure pour m’apprendre quelques trucs, j’ai enfin pu commencer à bosser. J’essayais de compenser par la vitesse ma nullité. Ça marchait à peu près. J’avais peut-être encore une chance.
– Tu viens bouffer avec nous ?
– Non, j’habite à côté, je vous retrouve tout à l’heure.
– Ok, bon appétit.
– Bon app’. Je n’avais pas dix balles en poche et ils voulaient que j’aille en claquer 60 dans une brasserie, ils ne se rendaient pas compte. Il me restait du pain de mie et de la confiture d’abricot, je me suis fait un café instantané aussi. Je me suis regardé quelques minutes dans la glace avant de redescendre. Pour voir, pour vérifier. J’avais effectivement l’air d’un nul. Et quand je me suis souri, ça ne s’est pas arrangé. Je me suis grillé un mégot pour me donner du courage et j’ai descendu les cinq étages crasseux de l’hôtel zéro étoile tout confort…

L’après-midi s’est plutôt bien passée. Rien d’extraordinaire mais rien de catastrophique non plus. Je continuais à poser mes gouttières en suivant les repères tracés au mur, j’observais les deux autres, je mémorisais les gestes et le nom des outils, je gagnais en précision et en rapidité, il fallait que j’apprenne vite, il fallait que j’assure, il le fallait vraiment.
À dix-huit heures, Laurent m’a demandé si je voulais aller boire une bière. Je suis crevé j’ai répondu, on verra ça une autre fois. Comme tu veux. Je ne sais pas pourquoi je l’ai envoyé promener aussi vite, comme par réflexe. J’avais perdu l’habitude des rites sociaux élémentaires. Je me sentais tellement loin des gens comme lui. Il avait une maison, une voiture, une femme et deux gosses, un travail, des loisirs, des vacances, sa vie était pleine à ras bord et moi, j’essayais juste de ne pas m’enfoncer davantage, de quoi aurions-nous pu discuter ? J’y ai réfléchi le soir dans ma piaule tandis que le couple d’à côté s’agonisait d’injures. Il m’aurait posé des questions. Ce que je foutais là. Comment je comptais faire pour la suite. Il m’aurait donné des conseils, des tuyaux. Peut-être qu’il aurait ensuite parlé de moi au boss, à la boîte d’intérim. Peut-être qu’il aurait pu m’aider. J’ai regretté ma réaction tout en vérifiant pour la dixième fois que j’avais bien réglé mon réveil.

Le lendemain, le boss a voulu que je retourne avec lui. Il n’expliquait pas très bien, mon travail suivait. Deux fois, il a été obligé de repasser derrière moi. J’en avais les larmes aux yeux. Et pourtant, il faisait de son mieux pour dissimuler son agacement. C’est qui ce charlot qu’il m’ont envoyé ? mais comment il fait pour être aussi nul ? Non, il restait calme, courtois, pas un mot plus haut que l’autre, à peine un soupir parfois, quand je dépassais les bornes admises de l’incompétence. Ç’aurait été plus simple qu’il m’insulte, j’aurais pu partir en claquant la porte et la tête haute. Je me serais senti moins humilié. De guerre lasse, il m’a envoyé passer l’aspirateur dans la pièce à côté. Ça ne servait à rien, ils devaient y travailler les jours suivants. Ça ne servait à rien mais je l’ai passé comme si ma vie en dépendait. Je voulais leur montrer que je n’étais pas totalement minable.

Le boss n’a même pas pris la peine de vérifier mon boulot, il m’a par contre invité à bouffer. Il voulait savoir qui j’étais, ce que j’avais fait avant, comment je gagnais ma croûte aujourd’hui. Si j’avais de la famille, une copine. J’ai donné les grandes lignes en oubliant les détails sordides mais ça restait peu glorieux dans l’ensemble. Je n’avais pas aussi bien mangé depuis des mois, je n’ai rien laissé dans l’assiette, j’ai aussi vidé la corbeille de pain. Ils se sont rendus compte de mon état je crois. Ils avaient du mal à me regarder en face. C’est pénible de partager la table de quelqu’un qui a faim, qui en meure. Arrivé au café, il m’a demandé mon relevé d’heures.
– Je peux pas te garder. Et c’est pas la peine que tu reviennes avec nous cet après-midi. Je suis désolé mais je fais pas du social, je peux pas me le permettre. Je n’ai rien su répondre, j’ai juste baissé la tête. Il m’a rendu ma feuille, il me payait la journée complète, c’était déjà ça. Ils sont retournés au chantier, je suis retourné dans ma chambre d’hôtel. Je ne voulais pas pleurer mais on ne fait pas toujours ce qu’on veut.

Le lundi suivant, j’assurais un remplacement à l’hôpital du Perpétuel Secours, en long séjour. Je n’avais pas le choix et je le savais, ça me dégoûtait quand même. Toilettes complètes, lit, repas, changes, couchers. Je connaissais les gestes, le vocabulaire. Je savais comment m’y prendre. Le vendredi, ils m’ont proposé un contrat et j’ai signé.

Paris, avril – mai 2003

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