Peut-être est-ce dû à l’âge, au contexte social et affectif du moment et ça n’a sans doute rien à voir avec la qualité intrinsèque des albums, c’est peut-être uniquement dans ma tête, je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que certains artistes avec leur premier album parviennent de façon quasi miraculeuse à saisir, à capturer leur époque. Lorsque je bois des bières tard le soir avec mes jeunes collègues, ce que je fais très peu souvent en raison de mes contraintes familiales ordinaires, j’attaque sur La marmaille nue et je tente de les convaincre que, pour savoir ce qu’était la vie à Paris* au début des années 90, le premier album de Mano Solo est plus utile que l’ensemble des archives de l’époque**. Les très rares fois où je le réécoute, je revois les rues, les visages, la maladie, les fringues, les troquets où nous fumions jusque tard, je me rappelle le prix des demis et des clopes, les unes de Libé, les affiches au cinéma, la grille de France Inter, les endroits où acheter de l’herbe, les endroits où acheter autre chose, et je ne parviens jamais à écouter l’album jusqu’au bout. Je pleure et stoppe avant – Paris au début des années 90 était une guerre où trop d’ami.e.s sont mort.e.s. Mano Solo a réussi là un tour de force inouï. Ça a fait bizarre quand j’ai repris mes études, quand j’ai fréquenté des plus jeunes pour qui La marmaille nue, c’était l’album que les parents écoutaient quand elles étaient mômes et où il y avait plein de gros mots qu’elles n’avaient pas le droit d’employer… Ça fait bizarre aujourd’hui quand je me promène avec le gamin ou cousine Lise au père Lachaise et que nous passons à côté de sa tombe.
Le problème évidemment, c’est que la suite ne peut produire un choc similaire. Alors peut-être que les albums suivants contiennent des textes plus forts et réussis, des orchestrations plus variées, peut-être, je n’ai jamais ressenti le besoin ou l’envie de les écouter. Je ne sais pas ce que Mano Solo a fait après La marmaille nue et ça ne m’intéresse pas. Pareil pour Boire de Miossec ou La fossette de Dominique A. C’est sûrement très bien, je n’en doute pas. Mais la vie est courte et je ne peux pas tout écouter, il faut faire des choix…
Mano Solo a pourtant réussi à reproduire ce choc avec l’album des Frères misère où, à nouveau, le milieu des années 90 apparaît dans toute son énergie, sa colère et son absence désespérante d’issue. Oui, la révolution c’est plus comme avant et non, je n’ai pas. Oui Chirac est une ordure. Et le mois dernier je découvrais dans le métro d’immenses affiches publicitaires pour une expo au quai Branly avec le visage de ce fumier et je n’en revenais pas… Si nous avions un minimum de mémoire, un minimum d’exigence, toutes ces affiches devraient être déchirées dans l’heure. Mais non. Les affiches restent en place, comme les publicités, comme les commissariats. Les affiches restent en place et depuis le milieu des années 90, la surveillance n’a fait que s’amplifier et jamais autant de personnes armées n’ont circulé en toute impunité dans nos rues. « Nous lutterons jusqu’au dernier / Même après que soit perdue la bataille ». Et c’est clair, nous sommes en train de la perdre une fois encore…
*Il s’agit ici du Paris vivant, pas du Paris musée ou du Paris bourgeois…
**Tout comme regarder Un monde sans pitié est plus utile pour comprendre le vide idéologique de la fin des années 80 que les centaines d’articles et d’ouvrages politico-débiles parus à l’époque et depuis.
Septembre 2015, Oléron / Juillet 2016, Paris