abécédaire (nouvelle)

ABDIQUER

La tentation est forte et ne cesse de grandir chaque jour, chaque nuit passée sans toi, la tentation s’obstine et m’obsède, comme un rap lourd, menaçant, un refrain bancal, des rimes approximatives, les basses résonnent et il ne sert à rien de lutter, la tentation est forte et moi je ne le suis pas mais alors pas du tout et ça ne va pas en s’arrangeant, bien au contraire. Les nuits s’allongent, je ne les aime pas. Elles sont froides, tristes. Elles sentent l’inutile. Les fins de mois ou de manifestation. Les contrôleurs SNCF en période de grève. À peine si elles existent mes nuits maintenant. Et les journées pareil sauf que le soleil y brille de temps en temps et c’est toujours ça de pris. Parfois même il réchauffe. Je m’allonge torse nu sur le plancher disjoint et ne m’endors pas et ne pense pas non plus. Je reste planté là, je n’ai rien de mieux à faire. Nul part où aller vraiment. C’est bien pratique, ça autorise à ne pas choisir. Juste laisser couler. Et demain il fera jour et soleil ou pluie et je ne bougerai pas davantage. Abdiquer. Sans doute ce serait sage. Oh oui. Une preuve de maturité certaine mais je n’en veux pas, j’ai besoin de plus. J’ai oublié qui chantait I need more… Tous ces désirs d’adolescence dite rebelle. Mes rêves terroristes. La nostalgie de l’ultra gauche, Action Directe et Brigades Rouges, j’étais trop jeune alors, j’étais gamin, je n’en garde aucun souvenir précis et le regrette à l’occasion. Des bombes dans tous les ministères, tous les commissariats. Les rues du pouvoir ensanglantées. Les patrons flingués à bout portant. Le bonheur du chaos. La justice du peuple enfin se réveille et fait trembler tout l’édifice, jamais les bourgeois n’ont été plus ridicules et jamais je n’ai été si heureux excepté dans tes bras, entre tes cuisses mais ça n’a pas duré… Je ne fais que rêver, ce n’est pas dangereux et tant mieux si ça m’aide et m’amuse. Des rêves stupides comme je sais l’être et plus souvent qu’à mon tour, tu es bien placée pour le savoir. Tu étais bien placée… Abdiquer. Ce serait sage. Rendre les armes, baisser les poings et accepter la muselière qu’ils me tendent avec un sourire écœurant tant il se veut amical, compréhensif, comment ils appellent ça déjà ? l’empathie, et je les déteste un peu plus chaque jour qui passe, chaque nuit qui s’allonge. Abdiquer. Devenir comme les autres, complètement. Réapprendre la normalité, effacer toutes nos leçons, gommer tes silences, assumer mes erreurs, et ce qu’il faut bien appeler mes fautes même si le terme dérange, et pourquoi pas mes péchés si on va par là ?… Toutes ces tâches seraient nécessaires et je me connais bien, je me connais par cœur, je n’en accomplirai aucune. Abdiquer ou s’empêcher de vivre, je choisis les obstacles. Je souffre davantage c’est certain mais je ne trahis pas et c’est le principal. La lutte continue avec ou sans toi, la lutte s’impose… N’importe quoi ! Encore des mots pour se cacher, pour se mentir. Des formules toutes faites, prêtes à l’emploi, nul besoin de réfléchir et nul envie de se fatiguer et tout est parfait, tout est pour le mieux… Un tenace parfum de pitoyable. C’est dingue comme je m’amuse seul et comme rien de tout ceci n’est drôle et c’est toujours pratique de s’abriter derrière des principes auxquels on ne sait plus croire. Comme des formules magiques un peu sauf que j’ai passé l’âge depuis un bon paquet de temps… Mais bon, pour ce que ça change au fond. Abdiquer, il n’en a jamais été et n’en sera jamais question je te le jure mon bel amour, je te le jure sur tout ce que nous avions de plus sacré. Je sais, ça ne fait pas lourd. Surtout aujourd’hui. Si tu revenais, peut-être qu’on pourrait arranger ça non, qu’est-ce que tu en penses ?…

ARRIVER

Arriver à bon port et retirer ses chaussures, lourdes, mettre l’eau à chauffer, sortir le sucre et le café instantané puis attendre ton retour une clope et le journal à la main, je ne lis que les petites annonces de cul aujourd’hui, enfin, celles de rencontres pas sérieux s’abstenir, c’est amusant, et ce soir je t’invite au restaurant turc en bas de la rue mais tu ne reviens pas plus aujourd’hui qu’hier. Arriver en un lieu inconnu, ici ou à l’étranger, et y passer une seule et unique nuit puis se casser plus loin, un autre pays peut-être, pour le plaisir des frontières, l’uniforme des douaniers, un tampon supplémentaire sur le passeport, en n’ayant rien appris du lieu, rien cherché à comprendre, juste s’y être pris une cuite violente dans le rade le plus anonyme qui soit, le plus anodin, l’équivalent local du café de la gare, et partir sans même la gueule de bois. Arriver aux buts qu’on s’était fixé hier ou à vingt ans ou il y a vingt ans et se retrouver déçu bien sûr. Ce n’est pas drôle sinon. Arriver à la maîtrise de ses actes et de ses phrases. Se contrôler comme on contrôle son tube digestif, ses flatulences. Arriver je ne sais où et je ne sais pas pourquoi et déjà, j’ai envie de rentrer chez moi, m’enfermer à l’abri.

ATTENDRE

Que tu me reviennes tous sourires en dehors, bras ouverts. Pas juste les bras. Que tu me reviennes. Sans crainte ni méfiance. Sans reproche non plus. Attendre que la réalité s’allège. Que la vulgarité s’estompe. Attendre à l’intérieur qu’il cesse de pleuvoir. Qu’il cesse de faire faim et froid. Que les voisins éteignent leur télévision mais pourquoi choisissent-ils systématiquement les films les plus bruyants ? Attendre que les éboueurs en vert aient fini leur travail. Que l’ivrogne sur le trottoir en face arrête enfin de gueuler. Qu’est-ce qu’il croit au juste celui-là ? Qu’en gueulant les choses vont s’améliorer ? pauvre garçon, il ne comprend, il ne comprendra jamais rien, il mériterait la mort et ça tombe bien, il la vit chaque jour. Attendre que l’aide sociale me tire de ce mauvais pas. J’ai appelé ce matin, il manque des pièces à mon dossier. Ils m’envoient un courrier, super. Ils me sauveront trop tard. Il me reste un kilo de riz et une plaquette de beurre demi-sel, ça ira. Attendre. Compter les minutes en laissant filer les heures. Jour nuit jour, je ne bouge pas pour si peu. Essayer de ne pas s’en faire. Se contenter d’un repas par 24 heures. Je ne vais pas au cinéma, mes gargouillis stomacaux ne dérangent personne. Déguster chaque cigarette neuve comme un cadeau des dieux. Fouiller les poubelles à la recherche d’un journal récent. Les titres bougent mais c’est quand même un peu toujours la même chose, les mêmes histoires et je trouve ça rassurant et ça ne me gêne pas de patauger dans les lieux communs, ça ne me gêne pas du tout… Beaucoup moins que la faim et le froid… Attendre en claquant des dents, en serrant les poings. Essayer de sauver ce qui peut l’être encore. Il y eût des attentes plus heureuses c’est sûr. Celles où je poireautais sur le quai de la gare toutes les fins de semaines travaillées. Il y avait foule, je te repérais pourtant de suite. Les angles de ton visage blond, ta démarche volontaire, ton écharpe multicolore l’hiver, tes salopettes l’été, l’éclair de ton regard, il m’était impossible de te rater, de ne pas marcher à ta rencontre souple et détendu, rayonnant parfois. Tu n’étais pas la plus belle, tu étais et de loin la plus vivante. Je me faisais des films. Le feu marche avec moi et tant qu’il y aura des hommes je t’embrasserai sur le sable au milieu des vagues avec une chouette musique derrière mais nous on sera en couleur et ça durera beaucoup plus longtemps ouais. C’était hier, c’était il y a des années et j’attends qu’il redevienne mon, qu’il redevienne notre présent. Attendre car il n’y a rien d’autre à faire, je n’ai plus tes coordonnées. J’ai vérifié, tu n’es pas dans l’annuaire. Saloperie de liste rouge, elle devrait être interdite… Moi j’y suis encore et j’attends que tu appelles. Il y a peu de risques je sais. Il faut pourtant que tu te dépêches, ma ligne est coupée lundi. Ça m’apprendra à manquer d’argent, ça m’apprendra à ne pas pouvoir payer à temps, ça ne m’apprendra rien du tout et ils le savent mais il faut les comprendre, ils font leur boulot, rien de plus, et le pire, c’est qu’on ne peut même pas leur en vouloir, à quoi ça servirait d’ailleurs ? Ensuite il te faudra m’écrire et tu as toujours eu du mal. Même au plus fort de nos relations. Je te le reprochais souvent, j’en devenais hargneux presque, dans tes lettres il n’y a rien, tout reste à la surface, tu n’apparais nul part, c’est nul tes lettres, c’est du vide, tu pourrais faire un effort quand même… Tu te retranchais derrière tes pudeurs, ça m’agaçait plus encore alors je balançais vite fait mal fait un poème vengeur qui prenait illico le chemin de la poubelle. Je me rappelle ces petits poèmes de rien. L’espoir finira mort. Le cœur se ferme cent fois par minute. Un à un nous tombons sous les balles. La vie est laide, profitons-en. Je ne les ponctuais jamais, c’étaient des poèmes slogans, des déclarations de guerre. Ça manquait un tantinet de recul et d’humour dans l’ensemble. Ça me ressemblait. Quand j’en ai assez d’attendre, j’allume une cigarette, j’ouvre une bouteille, je rature une phrase, j’écrase ma cigarette, me passe la tête sous l’eau, marche d’un mur à l’autre, vide le cendrier pour la dixième fois de la journée, m’arrache une croûte en grimaçant, l’observe avant de la mâchouiller, lèche mon sang, regarde par la fenêtre, déchiffre les signes de la ville, je connais ces toits par cœur, l’emplacement de toutes les antennes, toutes les cheminées, le nombre de pigeons aux différentes heures de la journée, il ne manque qu’une femme sous la douche dans le paysage mais je l’ai longtemps cherchée… Et lorsque j’attends le sommeil, je ne sais penser qu’à toi. Pour me masturber bien sûr mais pas seulement. Tes images s’imposent sitôt que je ferme les yeux. Elles m’emmerdent pour tout dire. Elles me donnent envie de pleurer presque. Lorsqu’il m’arrive de prendre le train, de présenter mon passeport au contrôleur en guise de billet, je te cherche chaque fois au hasard des quais et des banquettes. C’est sans doute inutile. C’est peut-être ridicule. Alors j’attends que cela passe. Mon attitude est la bonne, j’en suis convaincu. Tant pis si mes amis refusent de comprendre. Refusent que je prononce encore ton prénom en leurs présences, je les fatigue ces pauvres chéris, je les épuise à force, à rabâcher toujours, et eux aussi il faudrait les comprendre… J’apprends à accepter peut-être. Je guette les signes de mes progrès. Ils sont lents mais la patience est de mon côté. J’ai su la domestiquer à force. Et je sais que je n’ai pas fini d’attendre. Qu’il cesse de pleuvoir. Que cesse la faim. Qu’arrivent l’aide sociale et des nouvelles et ton retour inespéré. Et si tu ne reviens pas, tant pis, je continuerai d’attendre encore et encore, sans me lasser, sans te trahir, je renoncerai dans une autre vie, un autre univers, j’en fais le serment sur la peur et la soif et tout le noir et toute la merde que je dois traverser depuis ton départ, le souffle court, le corps fatigué, je vieillis vite maintenant, comme un enfant sous chimio. Ou un veuf de 80 balais. Enfin comme quelqu’un qui s’accroche faute de mieux à une vie de merde. Parce que c’est la nature humaine qui veut ça il paraît. Même si on préférerait mourir. J’attends et je grille encore une cigarette et je gribouille un poème tout aussi médiocre que les précédents et je pense et je n’arrête pas de penser à toi. Inutile peut-être. Ridicule sûrement mais ce n’est pas très grave au fond. De toute façon tout ça, ces mots y compris, c’est juste une petite histoire d’amour raté, une histoire sans grande importance, ça ne doit pas être complètement pris au sérieux…

BAISER

Parce que l’amour, le vivre et le faire, le partager, l’enrichir au quotidien, le construire comme on le ferait d’un château de conte de fée, avec ou sans s, mais qui finit bien toujours, ils se marièrent, eurent beaucoup d’enfants parce qu’à l’époque un enfant sur deux mourait avant 5 ans alors il fallait en avoir beaucoup pour avoir des gens s’occupant d’eux une fois vieux mais la formule s’est maintenue, parce que l’amour c’était il y a longtemps, des années, et je suis ridicule à le radoter encore, ça ne veut plus rien dire, parce que l’amour c’était avant ton départ, avant ma dégradation, et c’était génial d’ailleurs, un genre de bonheur absolu et le Paradis sur Terre, je le crois vraiment et toutes les majuscules comptent et s’imposent mais ce n’est plus d’actualité aujourd’hui, ça ne peut plus l’être et c’est dommage… À la trappe la belle histoire. Directe dans la benne à ordures, on ne recycle rien par chez nous – question de tempérament. Juste des souvenirs qui me tuent à feu doux et que la viande mijote le plus longtemps possible… Baiser parce que l’amour est fini mais baiser pareil parce que j’ai arrêté il y a un an presque. ça ne m’apportait rien. Deux fois sur trois j’oubliais le prénom dans la semaine, j’étais lamentable, j’étais à niveau des pires fumiers, des violeurs en puissance et je le supportais mal, mieux vaut se réveiller seul encore. Et puis sans toi je ne peux guère séduire. Je ne sais pas trop ce que je peux faire d’ailleurs. J’évite d’y penser souvent, je passe à autre chose à défaut de passer à quelqu’un d’autre et je m’amuse ensuite à construire des phrases qui n’en finissent pas, comme la douleur.

BAISSER

Dans ton estime et dans la mienne mais rien de grave et ça va passer. Il suffit de regarder ce qui se passe autour de nous. Ce n’est pas un cas isolé. Il ne faut pas prendre l’histoire au tragique. Les larmes au sérieux. C’est une étape, rien d’autre. Une crise comme tous les couples en traversent. Rien d’important au fond. Rien qui puisse réellement nous mettre en danger, sois-en certaine. Nous surmonterons ça brillamment et deviendrons plus fort, plus amoureux encore. Nous saurons dépasser l’ordinaire. Nous saurons tout faire après, ils n’en reviendront pas, ils en parleront des jours et des jours, ils n’auront pas d’alternative… Baisser le son de tes reproches et le volume de mes peurs. Cela ne nous convient pas d’être en guerre l’un contre l’autre. Cela nous rend mesquins ou aigris. Tristes à observer. Cela nous fait ressembler aux autres et ce n’est pas bien, ce n’est pas juste. Baisser la tête lorsque j’entre dans le salon de ta sœur qui ne nous comprend pas sinon je me cogne et elle ricane, comme c’est amusant… Les cervicales s’assouplissent dans la médiocrité. Le respect des cadres et des règlements. L’obéissance. Ça ne suffit pas être esclave, il faut sourire en plus… Je ne veux rien lui expliquer à ta sœur, je ne l’apprécie pas. Un sentiment réciproque. Et toi qui en dépit du bon sens osais prétendre que je me faisais des idées, que ta sœur n’avait rien contre moi, que c’était juste son caractère, sa façon d’être. D’accord tu l’adorais mais en quoi ça te donnait le droit de mentir ?… Baisser les bras enfin. Adopter la posture du perdant avant de rejoindre morose le banc de touche sans saluer les collègues ni chercher d’excuse. Il n’y a rien de pire que les excuses. J’ai été nul c’est tout. Minable. Ça arrive, foutez-moi la paix !… Je serai fort une prochaine fois. Surprenant de stabilité, d’audace, je mettrai le monde à mes pieds et lui, loin d’être vexé, il me remerciera du fond du cœur. Et tu seras fière de moi. Fière comme jamais. Reconnaissante. Je te sentirai vibrer à distance. Tu baisseras la garde, pardonneras mes erreurs. Les grossières, les anodines. Tu me serreras contre toi et les yeux baissés l’un sur l’autre, nous serons alors plus beaux et libres que jamais. Oh oui. Nous trancherons sur la grisaille ambiante tel le couteau de chasseur que j’ai acheté il y a peu pour me défendre dans les rues jour et nuit. Nous donnerons le sourire à ceux qui accepteront de croiser notre route l’espace d’un court instant, court et privilégié. Nous répandrons la joie sur les cités alentour, éradiquerons publicités et mensonges, embouteillages, viols collectifs et cuites lamentables, toutes les misères ordinaires… On nous citera en exemple, on nous prendra pour modèle. On étudiera notre cas avant de plus tard l’enseigner aux écoles. Les enfants nous écriront des chansons naïves, clandestines. Nous saurons éviter l’arrogance et la fausse modestie, les pièges communs, la facilité imbécile, les fatigues mortelles, nous ne nous laisserons pas distraire, grandirons en confiance, rien ni personne ne saura nous résister tu verras. Et nous apprendrons nos leçons. Nous ne perdrons plus une seule occasion, plus une seule seconde… Baisser la garde avant de regarder la réalité en face, avant d’admettre une bonne fois le caractère définitif de ton départ mais je ne peux m’y résoudre, c’est impossible, je préférerais mourir à la place. C’est arrivé déjà. Et ça se reproduira souvent je pense, aussi souvent que nécessaire.

BOIRE

Ce n’est pas ce qui te gênait le plus chez moi. Je ne vomis jamais et je savais me contrôler au quotidien. Et lors des fêtes tu buvais bien davantage, tu faisais des mélanges ahurissants, des cercueils, lançait des concours stupides, draguait les copines de nos amis, roulait des pelles au premier ou à la première venu-e, plus d’une fois nos soirées viraient aux simulacres de partouzes et si certains feignaient l’épouvante, la plupart en riaient faux, en riaient pour ne pas fuir ou paraître coincés, ils étaient rigolos. Le lendemain tu avais mal au crâne et tout oublié, j’étais jaloux car c’est toujours ivre que tu me faisais les plus belles déclarations. Que tu étais la plus audacieuse au lit aussi. Au lit ou ailleurs. J’en garde des images étonnantes et précieuses. Des images d’une rare intensité. J’ai beau être un amateur de films pornographiques, ce qui s’y passe neuf fois sur dix ne peut soutenir et de loin la comparaison. Ton départ a changé la donne, complètement. Bouleversé mes repères. Ils n’étaient déjà pas bien solides… Tu me reconnaîtrais à grand-peine avant de t’enfuir en larmes et furieuse à la fois, non, ce n’est pas possible, je n’ai pas pu être amoureuse de ça, vivre aux côtés de cette épave… Et si ma belle… et même que tu adorais ça, même que tu en redemandais… Lorsque j’ai l’argent pour c’est simple, je bois tout le temps. Dès mon réveil. Bière et alcool fort, j’alterne les plaisirs. Ça ne me rend pas gai, ça ne me donne pas envie de rencontrer d’autres gens, de sortir, ça ne me permet pas d’oublier, ça ne change pas grand-chose mais je parviens à dormir parfois et c’est important dormir, ça aide à garder l’équilibre comme ils disent et tant pis s’ils disent n’importe quoi et tant pis s’ils ne savent rien, je ne les écoute pas plus que je ne les fréquente. Une demi-bouteille de whisky et cinq canettes forment la dose moyenne nécessaire. Au-delà je me réveille la nuit et ce n’est pas bien. Tourner une heure ou deux en nausée avant de se rendormir en ayant perdu son rêve érotique en route, non merci. C’est peut-être dommage, c’est sans doute une perte de temps, d’argent, d’énergie, tout ce que tu voudras mais je n’ai plus personne pour qui faire des efforts. Je sais, ce n’est pas une excuse. Un piètre garçon aux piètres prétextes. C’est comme ça, c’est tout et je m’en fiche au fond. Je m’en fiche complètement. Il faut bien d’une manière ou l’autre que je me défende. Que je me construire de jolies petites murailles en gros étanches. Seul je suis devenu vulnérable, plus fragile qu’un éphémère de juillet. J’en ai parlé au médecin, mon bilan sanguin est normal. Gamma GT à 28. Et il trouve que ma réaction l’est aussi. Je sais qu’il se trompe et qu’il a tort en toute bonne foi et je sais aussi et surtout que je veux boire jusqu’au bout, jusqu’à la toute fin. Il n’est plus question de plaisir depuis tant de bouteilles, je ne les compte plus. Les voisins s’en moquent, ils sont comme moi sauf qu’ils préfèrent le vin. Et je n’ai que faire de vos leçons de morale, de vos règles d’hygiène. Vous parlez tempérance et abus dangereux mais vous n’avez jamais rien compris et ne comprendrez jamais rien, cela vous rend dangereux à l’occasion mais aujourd’hui j’ai appris à me cacher, à avancer sans bruit, à couvert, vous ne pouvez plus rien contre moi, même plus m’atteindre. Je vous connais trop bien et j’attends mon premier delirium tremens avec impatience. La sobriété n’a aucun goût si tu n’es pas à mes côtés alors quoi. Alors boire. Et recommencer, recommencer encore…

CHANGER

Ce vieux morceau de Stereolab, 1990 (?), existent-ils encore ? et la chanteuse, une française vivant à Londres si je me rappelle bien mais je peux confondre, je n’ai jamais fait de fiches, la chanteuse répétant en boucle changer le temps sur fond de guitares sourdes, toutes aussi répétitives que le refrain, dans les journaux spécialisés, ils appelaient ça de la noisy pop et tous les deux mois j’étudiais la moindre virgule des Inrockuptibles, trop de couleur distrait le spectateur en exergue de chaque numéro mais quelle importance l’histoire ancienne même si j’en ai conservé la plupart, même si je les relis encore à l’occasion, et il y avait à la même époque un terme pour désigner les groupes torturant leurs guitares en regardant leurs chaussures, j’ai oublié, et tu avais déniché ce morceau sur l’une de mes compilations adolescentes, HIVER 91-92 au feutre noir sur la tranche, et tu l’adorais, tu te le passais en boucle à toute heure, c’était ta musique favorite pour les levers délicats par exemple, les matins gueule de bois, muqueuses irritées, et tu me posais plein de questions sur ce groupe et je ne savais que répondre, je n’en connaissais que ce seul et hypnotique morceau chopé par hasard une nuit sur France Inter. Je n’écoute plus la radio aujourd’hui. Je n’écoute plus beaucoup de musique, trop de morceaux t’appartiennent… Changer de temps, changer de vie. À tout casser trois notes et deux accords mais nous options souvent pour l’épure. Certains disent facilité. Certains disent n’importe quoi et feraient mieux de la fermer sauf que non, ils continuent de plus belle… Changer d’amour, il paraît que c’est possible, il semblerait que cela soit même très fréquent, et tous de me raconter des histoires, de belles histoires qui se cassent la gueule mais après un passage à vide bien compréhensible, l’homme est fragile au fond, tout le monde sait ça, il ne pleure pas en public mais il est quand même fragile l’homme moderne, après une période de crise donc la belle histoire reprend de plus belle, ah que c’est joli, ah qu’il est bon d’espérer, et hop il faut bon vivre, y’a de la joie et je suis heureux et tout le cirque afférent, c’est dégueulasse, c’est honteux… Il est des possibles que je laisse aux autres, aux gens normaux et fréquentables. Ils s’en accommodent à merveille et à plein temps. Cette cassette a beaucoup vécu, elle fatigue maintenant, le souffle devient insupportable et un autre que moi l’aurait jetée déjà, moi je ne peux m’y résoudre, j’ai assez perdu à ce jour. Assez gaspillé… Il faudrait aussi que je nettoie la tête de lecture du magnétophone sinon je vais finir par tout bousiller, toutes les ombres qu’il me reste, tous ces liens qui me rattachent encore à toi, d’une manière ou d’une autre, le plus souvent sans ton accord.


COMPTER

Les jours et les mois et maintenant les années sans toi. Un deux trois je ne pleurerai pas, quatre cinq six elle fait ses valises. Six ans depuis hier soir. Six ans et une poignée d’heures… J’ai tout noté. Je peux décrire chaque journée sans toi. Chaque nuit. Compter le nombre de mots. Le nombre de ratures. Compter les cuites mais il y en avait trop, il y en avait partout, tout le temps, ça en devenait lassant alors j’ai arrêté. Les rapports sexuels mais rares sont désormais les années où j’atteins la dizaine. Moins d’une fois par mois, c’est tout de même lamentable… et ça me ressemble… j’assume tant bien que mal et je compte le nombre d’entorses à mon règlement intérieur, ne pas se plaindre, ne pas pleurer, un pari perdu d’avance ma chère et ça aussi j’en avais fait un poème dans le temps… Compter les nuits blanches. Recompter l’argent qu’il me reste pour achever le mois, l’argent que je dois et le faible nombre d’individus susceptibles de me prêter encore un peu et sans intérêt merci. Avis à tiers détenteur et frais bancaires et chèques refusés et je n’ai jamais pu conserver une carte bleue plus de trois mois, je me suis sans doute trompé d’époque et je connais tous les codes par cœur lorsqu’il s’agit d’interroger mon compte depuis une cabine téléphonique, à l’affût du moindre virement… Compter le nombre de films vus, le nombre de livres lus dans l’année. Faire des sous catégories par genre, siècle et nationalité. Un jour qui sais, en faire des tableaux et des courbes… Cela décorerait ma chambre, des courbes en couleurs… En 3D si je savais les faire… Le nombre de cigarettes par jour et le nombre de paquets par mois et le budget annuel que cela représente. De la folie furieuse vraiment, pire que du luxe… Je pourrais aller aux Seychelles quinze jours à la place mais les Seychelles sans toi je m’en moque. Les Seychelles sans toi n’existent pas plus que le reste du monde. Tandis que la première clope de la journée si, et ça fait toute la différence. Compter les mots et les phrases et le nombre de caractères ainsi que les répétitions juste pour avoir l’impression que parfois je travaille, que je ne perds pas complètement mon temps. On s’amuse comme on peut et c’est tout.

CRIER

Ton nom et mon et notre exemplaire amour passé, notre amour dégueulasse tellement il est mort, il sent, tu ne peux pas savoir et c’est bien dommage, si tu voyais le gâchis, c’est à pleurer de rage, notre bel et tendre amour, le crier, le hurler aux heures pleines dans les rues piétonnes, les artères marchandes, les soldes commencent aujourd’hui, toutes les vitrines se masquent de bandeaux énormes et même les sex-shops s’y sont mis cette année, – 20, -50, -70% et certains gobent, se précipitent en masse, ils vivent l’événement pied au plancher, il faut crier fort pour être remarqué, se détacher du lot… crier dans les parcs à mères de famille et gosses en grappes, bacs à sable jonchés de merdes, je laisse les seringues aux délirants sécuritaires, toboggans plastiques de couleurs vives, agressives, à quoi bon lutter ? crier comme personne n’a pu ni n’a su le faire auparavant, crier des heures et des jours durant, créer une souffrance inédite, qu’aucun passant n’ignore mon infortune, que toutes les femmes te jalousent et que tous les hommes m’envient et me plaignent dans un même élan, vivre un tel amour, quelle chance il a eu, c’est indécent alors que nous on se débat dans les situations les plus banales, les destins les plus plats, c’est limite scandaleux et il l’a perdu, quel con, quel abruti, la morale est sauve mais comme il doit souffrir ce con, cet abruti, ouais, d’ailleurs on n’entend que ça, crier, crier encore et toujours, crier jusqu’à tomber en syncope face contre terre, évanoui, crier malgré tout, cela aurait eu gueule et panache c’est sûr, cela aurait même pu m’amuser quelques instants, me distraire mais non, je n’ai pas osé me donner ainsi en spectacle, jouer l’exhibition, j’ai préféré m’enfermer chez moi à double tour avec une bouteille d’alcool blanc et deux paquets de clopes, une revue porno aussi, et le programme télé de la semaine mais ce doit être pour cela que depuis je respire mal, je respire petit, je siffle aussi, j’ai du mal à cracher, je tousse sans conviction, et mes gestes me semblent diminués. Limite myopathe, si tu vois ce que je veux dire. Et les batteries de mon fauteuil sont à plat.

CROIRE

En un quelconque dieu ou en une supposée puissance supérieure régnant on ne sait où on ne sait comment, certainement pas. Il n’en a jamais été question. Mes souhaits sont tous et je m’en flatte terre à terre. En numéro un, croire que tu pourrais revenir. Que tu pourrais pardonner mes accès de folie furieuse. Mes violences aléatoires. Mes poussées d’eczéma, je me suis trop souvent retrouvé défiguré, le visage orange et gonflé de croûtes, l’œil gauche à demi fermé, les bras couverts de sang, tu ne pouvais même plus me toucher, le moindre contact me faisait pleurer de honte alors tu m’accompagnais doucement à l’hôpital Saint Louis, service du Professeur P., aux heures prescrites tu étalais en silence les préparations sur mon corps devenu laid, étranger, bouffé de partout et c’était l’horreur, je te suppliais de mettre des gants et tu refusais neuf fois sur dix, j’aurais voulu mourir, disparaître sous terre. Devenir quelqu’un d’autre, quelqu’un qui te mérite… Croire que tu pourrais pardonner mes infidélités crasses. En plus je me vantais, je ne t’épargnais aucun détail. J’imitais ses gémissements. Signalais chaque changement de position. Si la fille mouillait beaucoup ou pas. Ses odeurs d’aisselle ou d’entrecuisses, ses expressions… Ça me semblait tellement fou de pouvoir séduire, tellement improbable que je ne résistais pas une seconde. Lâcher la proie pour l’ombre en somme… Pardonner mes insomnies. Mes dépressions cycliques et mes départs à répétition. Effacer les rancœurs, les malentendus. Les tâches de sang sur les draps de ta mère. Tous mes mensonges puérils, mes déclarations à l’emporte-pièce. La vie est comme si, la société est comme ça et si tu n’es pas d’accord avec moi, tu n’es qu’une grosse conne de pouffiasse de merde, et je caricature à peine, je sais trop bien de quoi j’ai l’air parfois… Croire que je peux changer, changer pour le meilleur évidemment, sinon ça ne vaut pas. Croire que tu reviendras bientôt. La scène se déroulera dans un bar inconnu et désert, il fera nuit et froid au dehors, nous apercevrons le fleuve peut-être, et ces crétins de bateaux-mouches. J’avais besoin de faire le point, diras-tu. À peine si j’oserai te regarder en face, si j’oserai respirer ou m’approcher de toi. De savoir où j’en étais et si allions quelque part ensemble, si nous en étions encore capables, diras-tu. Et alors ? ma vie suspendue à tes lèvres. Oui, je crois que oui, diras-tu. Nous nous serrerons alors dans les bras l’un de l’autre. Nos peaux seront soulagées de se retrouver l’une l’autre, mes cicatrices et autres croûtes s’effaceront le temps d’un souffle tiède. Ce sera bien. Ce sera tellement bien que j’aurai envie de mourir sur l’instant. Toucher le Paradis et dégager de suite sinon le Paradis cède la place au quotidien et nous avions soif de plus. Et je ne saurai que dire, juste je caresserai tes cheveux blonds. Je les caresserai pendant des heures entières… et le reste aussi, je ne négligerai aucune parcelle de ton corps… ce sera bien tu verras, ce sera le bonheur net, sans bavure, sans accroc… C’est faux et ça n’arrivera jamais et je le sais trop bien mais ce serait tellement agréable de pouvoir croire, tellement confortable. Ça changerait tout dans ma petite vie. ça me donnerait des raisons pour me lever le matin, d’autres pour me coucher le soir, et sans peur dans les deux cas, sans tremblement d’aucune sorte, sans alcool non plus, je n’aurais plus à m’abrutir au dernier degré… Je ne me berce pas d’illusions tu sais. Je garde les yeux ouverts hélas, de nuit comme de jour et tu le sais aussi. Je me maintiens debout et lucide le plus souvent possible, le plus souvent en colère. Il est trop tard mais je refuse de l’admettre. Ce serait une injure à notre histoire qui mérite mieux, quoi que tu en penses. Si tu y penses encore et rien n’est moins sûr. Croire serait mais je n’ai jamais su le faire vraiment. Ce doit être un don et celui-là non plus je ne l’ai pas. Et quand bien même je l’aurais, je crois, je ne m’en servirais pas.

DANSER

Je ne savais pas faire. Je ne sais toujours pas. Mon corps m’encombre trop pour que je puisse le laisser aller en public, l’exhiber. Tu n’avais pas ces pudeurs et j’étais jaloux parfois. Il n’y avait peut-être pas de quoi mais j’étais jaloux quand même. J’aurais aimé savoir me déplacer avec grâce. Mais non ça ne marchait pas ainsi. Soit j’étais ivre mort, de bonne humeur, entouré d’ami-e-s dans le même état et je me déplaçais alors n’importe comment et ça nous faisait rire et plaisir mais je concourrais dans la catégorie grotesque option 3 grammes 5 et encore, de justesse. Soit je ne l’étais pas et ne soulevais pas mon petit cul des banquettes, fauteuils, canapés, tabourets, enfin, ce qui me tombait sous la main. Je regardais mon verre avant de le vider, après l’avoir vidé, m’allumais des clopes à la chaîne, je retournais au bar un billet douteux à la main, je regardais les culs sur la piste et uniquement les culs, les jeans pour filles sont l’une des plus fantastiques inventions du siècle dernier, et toi tu dansais sans cesse, tu pouvais danser des heures, ton corps entier s’enduisait d’une fine couche de sueur et tous les garçons du lieu te regardaient, te désiraient, certains te frôlaient de près et ça nous excitait l’un comme l’autre sans oublier le garçon qui plus tard dans la nuit se branlerait à ton image et, qui sait, éjaculerait en même temps que moi…

DEMANDER

Ta main, j’ai failli et plus d’une fois le faire. Pardon, il est beaucoup trop tard mais j’aurais aimé le faire. L’indulgence n’est pas de nos qualités, nous l’avons souvent revendiqué haut et fort. L’arrogance si. Nous la saluions d’ailleurs telle une amie, une fidèle camarade, je fais moins le malin aujourd’hui, je ne joue plus l’autonome en public, je n’ouvre ma gueule que dans les cas extrêmes, le plus souvent je me défile, joue les passe-murailles. Demander à boire dans les bistrots et un délai pour le loyer. Ils me connaissent bien à la réception. La réciproque est vraie. Ils connaissent mes paroles avant même que je n’ouvre la bouche. Ils aiment à m’humilier, j’ai trop peur de la rue. Un taudis et je n’exagère pas, 11 mètres carrés, 3000 par mois, et une douche pour tout l’immeuble, 20 francs la douche, je ne te raconte pas l’état, je ne me lave qu’au lavabo et les cheveux courts s’imposent, les cheveux ras, c’est mieux que rien en somme… J’ai revu mes exigences à la baisse on dirait. J’accepte de devenir minable. Demander ta main, je voulais le faire. J’ai craqué, je suis parti d’abord. Parti en vrille ou en flammes, je te laisse le choix des termes. Me suis enfui en ton absence, un sac et deux cartons. Je n’ai pas laissé un mot et j’essaye de rattraper le retard on dirait. Tu aurais dit oui avant de le regretter, je ne suis pas vivable à long terme. Ni pour moi ni pour les autres. Je ne supporte pas les habitudes, le relâchement, je me méfie du confort des sentiments alors dans un couple, tu imagines les dégâts, c’est du suicide, c’est la destruction assurée, mieux vaut ne pas s’aventurer sur ces terrains-là… Avec un autre, et pourtant je te promets, ça m’arrache la gueule de penser ça mais, avec un autre, tu seras plus heureuse sans doute et mon pauvre petit cas personnel n’a guère d’importance, mon ego et notre histoire ont pris la même direction, la casse. Demander l’oubli mais je ne sais pas le trouver. Je ne suis pas non plus certain de le vouloir. Une fois nos souvenirs effacés, il me resterait quoi ? Et tant pis si j’ai tort. Tant pis si je suis malade. Et tant pis si j’aime bien ça. Et tant pis pour les reproches à venir. Ne rien demander à personne surtout, il n’est plus temps. À la limite, juste leur demander qu’ils me fichent la paix et foutent le camp ou inversement… Les gens raisonnables soutiendront qu’on ne peut pas s’en sortir seul, qu’il faut savoir tendre la main aux proches, se montrer humble, vider son cœur et ses chagrins, s’écrouler sur leurs épaules à l’issue d’une confidence lacrymale, profiter de l’aide qu’ils sont tout disposés à offrir et les gens raisonnables ont raison, ils savent argumenter, s’exprimer d’un ton compatissant et mesuré, ces gens ont toujours raison même s’ils ne peuvent ni ne savent comprendre, qu’est-ce qu’ils m’agacent, et ça ne s’arrange pas, plus je vieillis et moins je me calme, je leur casserais bien la gueule mais ils sont tellement nombreux, ils ne progressent qu’en bandes compactes, plus je vieillis et moins je fonce contre les moulins à vent, ils le mériteraient cependant… On ne peut pas s’en sortir seul disent-ils. Sauf que m’en sortir sans toi, je ne vois pas bien l’intérêt.

DÉRIVER

La nuit sur le périphérique extérieur et rouler vite, de plus en plus vite, slalomer dans les tunnels, exploser les radars les uns après les autres et les uniformes en restent bouche bée, ils n’ont jamais vu ça, ils ne savaient pas que c’était possible et pensent avoir rêvé, y’a dû y’avoir un court-circuit ou un truc du genre, ouais, je vois pas d’autre explication et les forces du désordre applaudiront bêtement sauf que je n’ai pas de voiture et que je n’aurai jamais de quoi m’en payer une si je continue dans cette voie. Dériver le long du fleuve malgré sa puanteur, son immobilité apparente. Dériver au fil d’une mémoire qui ne m’intéresse pourtant pas, le seul point positif étant alors les rapprochements inédits qui se créent aux hasards des images mortes. Des images dépassées et c’est encore meilleur un peu saoul, un peu triste et à rebours, la nuit toujours, la nuit est ma meilleure alliée, la meilleure et la seule, ou au petit matin tandis que place d’Alligre, les maraîchers installent les tréteaux à une vitesse folle, pressés car le temps c’est de l’argent et l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt, on le sait tous, et à deux pas, à deux rues, les premiers métros attaquent la journée et déjà sales, peu recommandables, les gens plus que les couloirs, et mon corps titube de fatigue, il n’est plus bon à rien, il manque d’entretien mais je ne veux pas rentrer chez moi… Rentrer c’est mourir la tête sous un oreiller, mourir sans un brin de ciel, rentrer c’est renoncer à tous les possibles même s’il ne se passera rien qui vaille, aucune étincelle et j’ai peur que tout s’arrête si je ferme les yeux, si je me laisse aller… Dériver comme je marche… Ne rien décider pour ne rien compromettre. Et ne rien désirer pour les mêmes raisons.

ÉCOUTER

Le souffle de la ville au dehors, le rythme des automobiles en surnombre, l’odeur de l’hiver s’accrochant aux façades des immeubles gris, un groupe de passants hilares, je saisis un mot sur dix, n’ai pas besoin de plus, filles et garçons, mon âge peut-être, je les devine charmants et inutile de vérifier, la solitude est une arme fragile, j’en respecte toutes les contre indications à la lettre.
Les disques que tu adorais, je t’en ai fait découvrir et j’en ai ensuite perdu la plupart, j’en ai revendu d’autres, pour boire et manger, pour boire surtout, acheter des clopes, pour t’effacer aussi, te rayer de la carte. Encore une tentative ridicule, je n’en ai pas ratées beaucoup. Si un jour j’ai à nouveau de l’argent, promis, je les rachèterai tous nos disques de chevet et d’ailleurs. Les classerai tantôt par ordre alphabétique, tantôt par genre, tantôt je ne sais pas encore, j’improviserai le moment venu. Je trouverai bien quelque chose. Les écouterai chacun une fois par trimestre, à plat dans le noir, yeux fermés, les bras étendus le long du corps, qu’aucun coup de cymbale, qu’aucun détail des arrangements ne m’échappe. L’écouter comme si ce devait être la toute dernière fois. Et comme par magie, ton visage m’apparaîtra en trois quarts face. Il sera souriant et muet, un profil de médaille. J’écouterai ton silence, verserai sans doute une larme ou deux, je raffole des clichés stupides et des films d’exploitation, tout ce qui se trimballe au-delà de la trop propre, de la trop efficace série B, je sortirai de ces séances vidé, heureux. Rangerai ensuite tes disques avec soin. Pas question de les prêter ou de les exposer à la poussière et aux rayures négligentes, aux verres de vin qui se renversent, aux cendres de cigarette. Que tu le veuilles ou non tu vivras encore à mes côtés. Tu ne le voudras pas mais c’est pareil mais ça ne compte pas. Quand j’aurai de l’argent.
D’ici là, j’écoute ma faillite. Des bruits bizarres. Des tas de bruits bizarres. Ceux de l’estomac par exemple. Ou ceux des articulations. D’ici là j’écoute ma faillite avec une sorte de jubilation perverse, c’est rigolo de voir jusqu’où on peut descendre, c’est une expérience intéressante, et il paraît qu’après on remonte, les lois de la physique encore, la mécanique des fluides et des solides, dans certains milieux on en tire des équations, des courbes et des règles, dans certains milieux on a réponse à tout… Même si au fond ça ne change rien tout ça. Ruiné ou pas je t’aime encore. J’écoute ma faillite, elle fait un drôle de bruit et ça ne me fait pas rire du tout. Bien sûr je devrais relativiser. Ils en parlent à la radio. Il y a des massacres et des famines et des procès et des scandales et des mutineries et des séismes à tous les coins de rue de cette sale planète mais je m’en fous, je m’en tape des victimes et des bourreaux, ils ne valent pas mieux les uns que les autres, les massacres, ce n’est pas ça qui m’empêche de dormir, de vivre et le reste, non, ne comptez pas sur moi pour le ridicule chèque aux organisations dites humanitaires, rayez-moi de vos listes. C’est juste ma petite catastrophe personnelle dont la musique ne veut plus s’arrêter et à force ça me tue…

ÉCRIRE

Écrire contre ce qu’est devenue ma vie. Écrire tous les jours et toutes les nuits. Mes stylos billes bon marché, lot de 5 ou de 10. Cramponné à mes feuilles blanches. Écrire et reprendre toujours les mêmes phrases au risque de ne jamais savoir les terminer. Est-ce que ça a de l’importance d’ailleurs ? Même moi cela m’intéresse à peine alors les autres tu penses bien, les autres tu ne penses rien et tu as raison, comme toujours. Écrire à défaut de peindre. À défaut de vivre. D’exister pour quelqu’un. Écrire car rien d’autre n’est ni ne peut être viable en ton absence. Écrire contre. Écrire contre celles et ceux qui m’ont fait du mal. Écrire aussi contre tous les autres. Les complices. Les résignés. Ça se courbe de partout, ça sait toujours quoi répondre, ça sait parler d’un peu de tout, beaucoup de rien, ça se promène partout et il faudrait trouver ça normal, applaudir même, ils ne manquent pas d’air ces braves gens du commun… Écrire pour tuer le monde. Chasser les remords et inversement. Raturer. Traquer les fautes. Bescherelle et Robert toujours à portée de main. Écrire. Raturer. Jeter la majeure partie. Chercher les variantes, vérifier les définitions. L’étymologie. Reprendre et épuiser le texte et toutes les issues qu’il propose de bizarre façon. Changer l’ordre de mes phrases et toutes ces bêtises. Viser la justesse, la Vérité et je revendique la majuscule, la prétention, tout ce que vous voudrez, j’y tiens autant si ce n’est plus qu’à ton souvenir. Écrire contre l’inutilité manifeste de l’écriture. Quand tu étais là, je n’en avais pas besoin. J’avais tellement mieux à faire. Je vivais, déjà.

FUMER

Jamais à l’extérieur si ce n’est dans les cafés ou les concerts et les endroits collectifs où les gens ont encore le droit de fumer mais je ne me déplace plus beaucoup, ma curiosité s’étiole à mesure, mes finances aussi, mes finances surtout, et jamais au réveil et pas non plus dans la salle de bains histoire d’épargner gants de toilette et serviettes. La nuit de préférence, les heures y sont plus lentes et calmes. Elles m’appartiennent davantage et j’aime y entendre le tabac se consumer à chaque bouffée. Comme si une conversation s’engageait entre nous. Lorsque je pense à toi. Lorsque je ne peux m’empêcher de regarder en arrière, à l’affût des détails. La couleur des draps. La marque de ton déodorant. Aussi lorsque je rature pour toi et tant pis si je ne peux rien te faire lire, rien t’envoyer. Je me spécialise dans les mots orphelins mais un jour je saurai t’atteindre. Percer tes défenses. Tu te rendras compte alors, toi aussi tu ouvriras les yeux, dresseras le bilan. Qu’importe si tu ne changes pas d’avis. Si tu t’obstines dans les refus et les convenances d’un ordre social qui ne devait pourtant pas être le nôtre. Qu’importe si tu te contentes d’allumer une clope avant de tourner les talons, plats. Tu fumais des Lucky Strike paquet souple. Je fumais principalement des Marlboro longues. Ou du tabac à rouler. Gauloises, paquet bleu. Feuilles Rizla bleu. J’ai oublié les tarifs français de l’époque mais nul doute que nous les trouvions déjà excessifs. Et à l’étranger, les marques locales bien évidemment. Mes chères Sparta tchèques à 3F50 le paquet, j’en avais ramené une cartouche début 94, rappelle-toi… Après chaque rapport, nous partagions une cigarette en silence nus l’un contre l’autre, plus ou moins en sueur, et le cendrier Picon en équilibre sur mon ventre encore frémissant, que j’ai joui ou pas, ventre glabre et plat, pareil aujourd’hui, je me rassure comme je peux. Je n’en ai jamais et je n’en fumerai jamais plus de meilleures, c’est impossible. Ce pourrait être une bonne raison pour arrêter mais non, il ne me reste plus assez de plaisirs pour que je puisse en sacrifier un seul sur l’autel d’une espérance de vie dont je me fiche allègrement et ce n’est pas de la vantardise je t’assure, à toi je peux tout dire sans déguisement, sans honte, à toi je peux tout dire car il y a tellement longtemps que tu n’écoutes plus, c’est devenu confortable… De temps à autre au tabac, je réclame un Lucky souple et j’ai le sourire alors. Un vrai sourire de gosse devant une confiserie avec 10 balles en poche, la monnaie du pain qu’il garde tel un trésor depuis 15 jours. Quelques minutes où j’ai à nouveau l’impression de partager quelque chose de ta vie. C’est débile je sais. C’est comme ça. J’évite de le faire trop souvent, cela doit rester un plaisir rare. Et les paquets souples, ça m’agace, je les tords dans mes jeans, j’y bousille systématiquement les deux trois dernières clopes et d’accord c’est un chouette souvenir mais c’est cher. J’aimerais que tu lises ces pages au hasard d’une librairie, d’une bibliothèque, d’un centre commercial pourquoi pas, je te laisse le choix du département. Que tu m’écrives ensuite quelques lignes hésitantes. Genre tu ne sais pas par où commencer et tu as peur de gêner mais. Que tu me pardonnes. Que tu reviennes évidemment. Tu finiras bien par le faire, je finirai bien par ne plus y penser. Rappelle-toi, dans un poème ridicule et tendre commis au début de notre histoire, juin 93, j’ai bonne mémoire pour cela, ça ne suffira sans doute pas à me disculper aux yeux du monde mais pour moi c’est important, en juin 93 donc j’écrivais « je fume une cigarette / dont la fumée s’envole vers toi », puisse-t-elle te piquer les yeux, te faire pleurer un instant, pleurer en douceur.

HALLUCINER

Laisse-moi te raconter une histoire du siècle dernier, une histoire du début 1996, tu te rappelles, il faisait un temps de chien en banlieue parisienne même si c’était une banlieue riche, une banlieue ouest, il y faisait froid et neige fondue, un vent violent aussi, je n’étais pas armé pour et je n’avais plus où dormir et rien à manger et je me suis mis à délirer sans m’en rendre compte, tout me faisait signe, les lieux, les gens, les feux tricolores, les panneaux d’affichage, je trouvais des portefeuilles remplis d’argent et d’adresses amies, une voiture vide s’ouvrait lorsque je passais à sa hauteur, comme une invitation au départ, je faisais n’importe quoi, j’allais dans des restaurants boire et manger puis j’avouais n’avoir pas d’argent et je me suis pris un pain une fois, je suis sorti du lieu en pleurant, j’avais perdu mes lunettes, ne voyais plus rien et deux minutes après un type en vélo me les donnait, sorti de nul part avant d’y retourner alors que j’avais à peine eu le temps de le remercier, de comprendre… Ils me protégeaient, Ils désiraient que je les rejoigne dans un centre d’entraînement situé au Moyen-Orient, je maîtrisais le discours et Ils allaient m’apprendre à maîtriser les armes et ma vie se situerait désormais de l’autre côté mais les portefeuilles, je les égarais, mais les voitures, je n’osais pas monter dedans, je n’osais pas y croire à tout ça alors j’ai laissé passer l’occasion et j’ai échoué pitoyable à la réception d’un hôtel sordide, toujours en banlieue ouest et riche et j’ai payé une semaine d’avance, j’ai passé trois jours à récupérer à la main la merde coincé depuis trois semaines au moins dans mon tube digestif, c’était interminable et à ma sortie dans les rues, il faut croire que je ne Les intéressais plus, Ils n’ont plus jamais daigné m’adresser le moindre signe alors je crois, j’ai raté ma chance et souvent je m’en mords les doigts et puis je me rassure, tout ça c’était une bonne vieille bouffée délirante, rien d’autre, et si je m’en suis sorti sans lithium, sans assistance, c’est parce que j’ai un fichu instinct de survie, rien d’autre.

INACHEVER

Ce verbe n’existe pas d’ailleurs sur l’écran il s’est de suite souligné de rouge ondulé et j’ai choisi l’option tout ignorer pour la sobriété uniforme de la présentation mais il devrait car nous sommes nombreux dans les villes et ailleurs, dans les campagnes peut-être, et nous nous promenons d’année en année, plus ou moins seuls et tirant la tronche, nous protégeant du soleil comme de la pluie, agitant les lèvres sans que jamais un mot n’en sorte, traînant des projets qui ne se réaliseront pas car nous manquons terriblement de persévérance, d’esprit de suite, nous nous lassons à toute vitesse, des gens et des projets et des villes et d’ailleurs et nous écrivons 20 débuts de romans sans en achever un seul et nous écrivons des projets de courts métrages et nous pensons un jour nous mettre à la photo et nous achetons des guitares dont nous ne saurons jamais jouer, des ordinateurs, des manuels d’échecs et que sais-je encore, de la peinture à l’huile, nous achetons, nous commençons par les manuels, les modes d’emploi, nous en parlons autour de nous et il se trouve toujours des oreilles bienveillantes pour nous prendre au sérieux, nous encourager, alors ton roman, ça avance, tu nous montreras ce que tu peins, quand est-ce qu’on monte un groupe ? c’est n’importe quoi vraiment, c’est limite lamentable… Inachever comme on vit comme on respire comme on picole surtout. Ce texte aussi suivra ce chemin. Cul de sac. Il n’y a pas de raison. Ce n’est pas du pessimisme, je connais mes limites. Et ça doit me rassurer de rater tout tout le temps, ça doit me plaire. Oui, c’est peut-être de la complaisance. Faire avec. Faire avec cet abécédaire bancal. Je ne le voyais pas comme ça déjà. J’imaginais plus d’histoire, plus de matière. Un bidule construit bizarrement mais avec un début et une fin et une histoire donc, une vraie histoire. Pleine de trous mais un fil conducteur et libre au lecteur d’imaginer ce qui se cache dans les failles. J’aime bien l’ombre, quant à savoir l’écrire… Une histoire avec des personnages principaux qu’on pourrait confondre avec des héros de roman et des gens croisés dans la rue. On pourrait s’intéresser à eux. S’identifier même, pour ceux que ça amuse ou fait vibrer. Et ta présence à toutes les phrases. Ton odeur. Ton sexe évidemment. Je fais tout mon possible malgré le manque de travail et l’abus d’alcool, je crois.

JOUER

Jouer avec le feu n’apporte souvent rien de bon et j’aurais dû m’en souvenir et m’en convaincre, me le répéter quelques milliers de fois en tournant la langue dans ma bouche comme pour te rouler une pelle, ou me le graver sur la peau, pourquoi pas, j’aurais dû avant de mettre tes nerfs à l’épreuve d’aussi violente façon, et sans le moindre avertissement. Je n’ai pas assuré comme on dit familièrement. J’ai manqué de subtilité, de retenue. J’ai fait n’importe quoi du début et surtout à la fin. J’ai voulu changer les règles en cours de partie et tu ne l’as pas accepté, pas supporté, et il t’a fallu partir ma belle, partir au loin. Maintenant je joue seul, je m’amuse beaucoup moins. Mais je fais moins de mal aux gens autour, c’est toujours ça de pris. Je ne suis plus une menace pour les charmantes jeunes filles mais aucune ne s’en rend compte donc aucune ne vient me remercier avant de jouer dans mes draps, entre mes bras, plus toutes les combinaisons possibles.

MARCHER

Jusqu’à tomber, au moins ça ne me coûte rien et c’est parfait car je n’ai plus aucun argent ce mois-ci, j’ai une fois encore surestimé l’état de mes finances, quelques pièces jaunes à peine, elles tintent de façon ridicule contre mes clés, je marche. Je ramasse les mégots, les fait sécher à la maison, c’est dégueulasse mais ça comble le manque, et ça donne un objectif à mes promenades. Je mendie dans les boulangeries à l’heure de la fermeture, s’il vous plaît, j’ai faim, et souvent ça fonctionne, le ventre vide je sais émouvoir, je regarde l’employée dans les yeux avec un air de chien battu ou galeux ou les deux ensemble, et pas brossé, et elle n’ose pas refuser cette brave femme. Quand c’est un homme c’est différent, je me fais régulièrement insulter alors. Fous le camp, enculé, casse-toi fils de pute, chaque fois les mêmes termes reviennent, je ne vois pas le rapport mais ne demande jamais d’explication, j’ai trop peur. Je rentre alors la tête dans mes épaules et quitte les lieux. Au siècle dernier, ils m’auraient volontiers lynché, ou mis en galère. Ma fierté choisit toujours ces moments-là pour faire un tour alors je recommence quelques trottoirs plus loin. Le nombre de boulangeries qu’il y a dans cette ville… Marcher, l’itinéraire importe peu, juste marcher et qui puis-je si mes pas me ramènent trop souvent aux abords de notre ancien domicile commun, rue Louise Michel, j’y ralentis alors, je jette un œil triste aux fenêtres, qu’est-ce que je peux bien espérer apprendre, c’est ridicule, le nouveau locataire a installé des rideaux de couleurs vives, de grandes rayures, puis je reprends mes balades infinies, longe le fleuve, il est sale et calme, toujours calme, il a perdu le combat et me ressemble, longe les zones industrielles ou commerciales, les parkings, les entrepôts, les voies rapides et j’accélère encore pour chasser l’envie de pleurer, en pleine rue je n’ai pas le droit de flancher, de me montrer faible sans raison valable ou autorisation parentale. Non, le dos droit et le ventre plat, tiens-toi bien mon fils, tu seras un homme mon fils, toutes ces foutaises d’avant, toutes ces bêtises d’enfance… Je ne cherche rien, je me déplace seulement et ça pourrait ne jamais se terminer. Tant pis si après des nuits entières à progresser dans le froid, j’ai des hallucinations, même pour la marche il me faut payer, payer le maximum. Tu ne sais plus rien de moi, tu ne sais plus rien de ce que je ressens et c’est ce qui m’écœure le plus alors je marche, je marche encore, et quand je n’en suis plus capable, quand les muscles se crispent puis m’échappent, je m’effondre à même les trottoirs prenant soin malgré tout d’éviter les déjections canines, maintenir à mes vêtements une apparence de propreté est essentiel. Ils sentent la sueur et le tabac, la pauvreté, mais de loin je parviens à faire illusion, je parviens à vous ressembler, dans les grandes lignes. On ne fait pas la différence de loin. Je m’effondre alors. Au moins et pour quelques minutes je ne tremble plus. Ne claque plus mes dents abîmées les unes contre les autres. Puis un crétin ordinaire me demande si ça va et je dois reprendre ma route les poings serrés. Ne comptez pas sur moi pour sourire. L’hiver moins encore.


MÉNAGER

Ménager les mots comme les susceptibilités, en finir une bonne fois avec le dogme de la contradiction, le culte du conflit et de l’affrontement systématique, opter pour la non-violence, la jouer diplomate en somme, respectueux, poli, attentif et tout le baratin, toutes les précautions d’usage, et dans les deux cas je ne me suis guère montré performant, et je reste poli. Et je reste bien en deçà de la réalité. Avec toi moins encore. Comme une sorte de fatalité, même si le mot me déplaît. Non, je n’ai pas été digne de ta confiance ma toute belle. Était-ce une raison suffisante pour me laisser sombrer comme tu as su le faire ? Il semblerait oui.

MENTIR

Mentir. À tout le monde. Tout le temps. C’est une règle d’or, une règle de survie et je ne plaisante pas. Je plaisante peu à présent. Par manque de compagnie sans doute. Par habitude aussi. Mentir jour et nuit. Même lorsque je parle dans mon sommeil. Lorsque je rêve aussi. Mentir à ses amis. Mentir à sa famille, ils ne s’inquiéteront pas ainsi. Ils seront contents. Mentir aux inconnus bien évidemment. La proximité des liens ne change rien à l’affaire, c’est pareil tout le temps. Épargner les gens. Les inquiéter le moins possible et même, faire en sorte qu’ils m’oublient peu à peu. Mentir quoi qu’il advienne et se prétendre sincère. Absolument. Cœur sur la main. Croix de bois croix de fer si je mens je vais en enfer, au moins il y faut chaud paraît-il. Ça me changera d’ici, ça me fera des vacances. Mentir. Quelle que soit l’heure. L’état d’ébriété. La chaleur de l’atmosphère. Ne pas se laisser distraire. Ne pas dévier d’un pouce. Bouger d’un millimètre. Maintenir la position. Cette conduite est la bonne. Est la seule possible. Défensive mais je peux mordre si besoin. Mentir sinon c’est trop triste. Sinon c’est à hurler de dégoût. À tomber. Mentir sinon je ne peux plus respirer correctement. Je dois m’étendre et m’éteindre. M’arrêter. Souvent. Reprendre mon souffle. Reposer mes articulations, mes doigts se bloquent avant de gonfler. Ça ne marche, ça ne fonctionne pas. Mentir. À la ville comme à la campagne. En famille et en étranger mais au fond c’est pareil tout le temps. C’est pareil avec tout le monde. Changer de lieu. Changer d’ambiance. Changer de fréquentation. Changer de ce que vous voudrez, je ne suis pas contrariant à chaque fois. Changer mais pas de vie ni d’attitude. Quoi qu’il arrive je tiendrai droit et pas d’un pouce ne dévierai. Ne changerai ma route. Ici ou ailleurs. Ici comme ailleurs. Un lieu hostile. Et beaucoup d’autres. Nous ne les comptons plus, nous avons mieux à faire. Économisons nos forces. Colmatons brèches et voies d’eau. Une partie à long terme. Longue haleine. Mentir en toute bonne foi. Ne pas en démordre. Rien à secouer. C’est de ta faute ma belle. Je ne te le reproche en aucune manière mais il ne fallait pas que tu partes, il ne fallait pas tout compliquer. La sincérité pour le couple à la rigueur. Si on a envie de se faire du mal. Les mensonges pour les autres. Ils n’en sauront rien. Ils sauront s’en contenter. Ils en redemanderont même et seront ravis, rassurés. Faire avec. Faire comme si. Ne pas broncher. Ne pas se plaindre ou jouer les pleureuses, la désolation est notre domaine, notre apprentissage et nous restons entiers, droits. Non, il n’y a aucun autre futur possible. Mensonges à tout bout de champ. Tout bout de rue. C’est très bien ainsi. Je m’en accommode à merveille tu sais. Je suis devenu un spécialiste à ma manière. Le mensonge… Différents degrés… Différentes manières… Le mensonge de l’aube et celui de la nuit ont peu en commun mais ma respiration reste calme toujours, mes traits détendus. Au fond rien n’est vrai. Rien n’a besoin de l’être. Ne pas leur déplaire. Ne pas les effrayer. Surtout qu’ils ne s’inquiètent pas, c’est le plus important. Qu’ils s’occupent exclusivement de leurs petites affaires. Ils me pensent à l’abri, ils nous croient encore ensemble ma belle. Oui, j’ai su leur faire gober ça, depuis le temps, tu te rends compte ? c’est tout de même incroyable, c’est comme une farce… Et au final ils seront morts et je serai encore debout et aux gens qui viendront me voir et me poser des questions sans intérêt auxquelles je répondrai pourtant, toujours ils me jugeront sincère mais non, jamais, et toujours le mentir.

MYTHIFIER

Certains prétendent ne pas en avoir besoin, ils aiment les yeux ouverts et je ne sais pas comment ils font. Si je t’aime et c’était évidemment le cas, tu dois être la plus belle. La seule digne d’intérêt. Tu dois être la première femme sur Terre. La première femme sur laquelle j’ai posé mes yeux et mes mains et tout ce qui s’ensuit. Si je t’aime, il faut tout exagérer, tout amplifier puissance 1000, puissance 10000, puissance etc. mais avec plein de zéros derrière. Si je t’aime et c’était et c’est d’ailleurs toujours le cas, le reste n’a aucune importance. Aucun attrait. Il est alors logique d’élever un hymne à ta gloire et à ton souvenir. Plus que logique, inévitable. Et que cet hymne, je ne sache pas l’écrire comme il faudrait, que je le bafouille au lieu de le chanter, c’est un autre problème.

OBLIQUER

Gauchir les itinéraires. Saboter les prévisions. Défier les conjonctures d’où quelles viennent. Et si je ne suis plus avec toi ma toute belle, c’est sans doute que notre histoire si jolie jusque-là, exemplaire et torride, et je ne parle pas seulement cul, notre histoire donc s’engageait dans une de ces lignes droites ennemies, haïssables, et je n’exagère pas, je suis trop fatigué pour.

PARLER

Car écrire ne peut suffire surtout lorsqu’on écrit aussi peu, aussi mal, avec une telle lenteur, sauf que parler non, je ne sais pas faire mais tu es au courant déjà. Parler je n’ai jamais su. J’ai oublié d’apprendre. Ou je n’en ai pas bien compris l’utilité. Une perte de temps, rien d’autre. D’énergie. Déjà enfant. Quand ils me cassaient la gueule pour rigoler mais je ne songeais même pas à protester ou à me plaindre, ni à me défendre d’ailleurs, la violence me faisait peur, l’idée de lever la main sur qui que ce soit me donnait des nausées, je n’avais rien à dire alors j’attendais que ça passe, je prenais des coups mais quelle importance, ils ne savaient pas frapper correctement, ils s’amusaient juste, et moi je pensais que plus tard je me vengerai et ça me suffisait pour tenir jusqu’à la fin sans broncher. Mes voisins se fatiguèrent de ce petit jeu vers 10-11 ans si je me rappelle bien mais je ne ferai pas de recherche pour contrôler l’information… Parler mais je n’ai rien à dire qui puisse intéresser qui que ce soit, je ressasse juste. Tu es partie, tu n’es plus là, tu es partie, ça n’a pas d’importance et je suis ridicule et je me le répète encore. Oh bien sûr je parle au quotidien, à la boulangerie par exemple, ou au tabac, je ne vais pas me promener avec une pancarte « une baguette pas trop cuite s’il vous plaît », « un Marlboro longues merci », ce serait ridicule, de quoi j’aurais l’air ? et je ne veux pas me faire remarquer, je désire plus que tout être oublié, me fondre dans la masse, juste une silhouette anonyme, à peine plus qu’une ombre, un regret, et bien sûr nous parlions ensemble. Nous commentions les programmes télés. Les films du dimanche soir. T’as aimé toi ? Bof, pas terrible… Nous parlions politique ou sexe. J’aimais beaucoup parler sexe avec toi. Tu dois être la seule personne avec qui j’ai su en parler aussi librement, la seule personne à qui j’ai pu tout avouer. Mais je ne me rappelle rien alors que le plus minable poème pour toi écrit, je m’en souviens à la virgule près. Pas un ne tenait la route. Mais tu sais, je les écoute les gens, je les écoute se plaindre ou se réjouir, commenter la couleur du ciel, les jambes d’une passante, je bois leurs paroles, je note des formules, des expressions, je souris lorsque je surprends un accent exotique, un mot rare comme hier une jeune femme mignonne quoiqu’un peu grasse parlant d’oxymore à la terrasse d’un café du XIIe, cela embellit mes journées presque alors les autres, les gens normaux, je suis ravi qu’ils continuent à parler, à parler partout, à parler sans cesse, et tant pis si je ne peux pas me joindre à eux. Tant pis si je n’ai plus rien à dire depuis que je ne peux plus te parler ma toute belle…

(SE) PERDRE

Perdre son temps et se perdre dans les mots auxquels je consacre 73 pour 100 de mon temps éveillé. Lorsque je rêve, c’est souvent que je suis publié. Je reçois un contrat puis mon épreuve à corriger et je corrige et je renvoie et un jour en fouillant je me retrouve à vendre et ça ne me rend même pas heureux, au fond ça ne change rien et même si je m’en doutais un peu, je ne suis pas naïf à ce point, dans mes rêves j’éprouve une sacrée déception. Ou alors c’est de toi qu’il s’agit. Ou les deux ensemble. Un rayonnage de librairie provinciale car tu as quitté Paris n’est-ce pas ? tu es retournée auprès de tes amis de Bretagne, tu pioches un livre au hasard, parcours quelques lignes et me reconnais et tu commences alors à pleurer en souriant… J’ai le carnet et un stylo feutre noir sur la table de nuit. Tous mes rêves y sont notés sinon je les égare et depuis que tu m’as quitté, il s’agit de la plus belle part de ma vie. La seule digne d’intérêt et non je ne dramatise pas et non je ne suis pas encore tout à fait saoul. Perdre au poker mais j’ai arrêté après avoir perdu 9000 francs, j’en gagnais à l’époque 5600 par mois. Une bien belle partie. Nuit blanche, café grappa, les Lounge Lizards en fond sonore, un salon confortable. Quand je bluffais, il y avait une paire en face. Quand j’avais une couleur, il y avait un poker. Je reprenais une cave, la perdais au tour suivant. Je ne voulais pas m’avouer vaincu, je voulais remonter. J’avais perdu le sommeil et le sens des proportions. Mes fantasmes de normalité aussi. J’ai à peu près tout perdu avec ton départ… Mais tu reviendras n’est-ce pas ? tu n’as pas le droit de me laisser ainsi. Je suis trop fragile, je suis pire qu’un gosse oublié dans un aéroport entre les toilettes et les guichets d’embarquement un 30 juin à 16 heures. Perdre son temps et perdre le contrôle. Ton départ a fichu une pagaille monstre dans ma petite tête. Si tu voyais le bazar… J’ai tout claqué, tout envoyé promener. Logement et travail et santé mentale et ma collection chérie d’illustrés érotiques, j’échouais trois semaines de délire plus tard dans un hôtel sordide, 11m2, 3000 francs par mois et des myriades de cafards comme compagnons de jeu ou d’infortune, je n’avais jamais vu ça, je ne savais même pas que ça existait des endroits pareils et j’aurais tant aimé ne jamais le savoir, continuer à fermer les yeux en somme… Je me prostituais dans tous les sens pour payer le loyer, mettre de l’argent de côté, il fallait que je parte d’ici le plus vite possible, que je redevienne capable d’acheter bouffe et clopes… Une longue suite de victoires minuscules. Je le regrette aujourd’hui mais ce fut comme un réflexe, une attitude panique. Je me suis accroché à des femmes aussi. N’importe quoi dans l’ensemble. Elles aussi ont perdu leur temps avec moi, d’autant que je n’avais plus vraiment la forme, je les baisais beaucoup moins bien que toi, ni ne les invitais au restaurant. Ne les faisais rire que par accident. Te rencontrer et te séduire puis te perdre et il faudrait continuer comme avant mais ça ne tient pas debout l’histoire, mais ça ne veut rien dire. Alors se taire.

PLEURER

Mais pour qui tu me prends à la fin ? qu’est-ce qui te permets de penser que je suis descendu aussi bas aussi vite ? Je refuse de me donner en spectacle. D’inspirer la pitié au premier connard venu. Au second également, je n’ai rien à voir avec ces gens-là. Tous ces clichés bêtes. Ces images toutes faites. Et il faudrait y croire encore, se vautrer dedans la conscience au clair mais c’est n’importe quoi… Verser toutes les larmes de son corps. Je n’en suis pas là encore. Et je cesserai les frais avant de me retrouver dans cet état, je te le promets sur la tête des enfants que nous projetions pour bientôt. Nous avions choisi les prénoms déjà. Certes il y a ces moments de faiblesse totale lorsque, ivre mort devant la télévision, anesthésié par le froid, cerveau engourdi, je sanglote au moindre téléfilm pour peu qu’un amour malheureux y prenne place. Je m’effondre alors sans pudeur et c’est sûr, je ne suis pas beau à voir. Avant de ravaler ma morve et de me traîner jusque la minuscule salle de bains. Je me lave, me regarde en face. Il est rare que j’apprécie ce que je vois dans la glace.

RATER

Ce besoin coupable d’arracher les croûtes, de gratter au sang, d’appuyer là où ça fait mal, très mal, là où on ne devrait pas même oser poser le doigt par crainte des complications. Rater son couple et rater sa vie. S’interdire d’avoir des enfants. Une carrière. Un avenir. Un appartement décent. S’interdire le moindre confort, la plus petite facilité. Se persuader dès l’adolescence que le bonheur est pour moi impossible, illusoire. C’était avant toi. Tu as su peu à peu me convaincre du contraire. Je me suis laissé faire. Laissé apprivoiser. Un petit animal docile. Tu as su piétiner toutes mes défenses avant de t’enfuir me laissant plus mal et vulnérable qu’avant toi. Félicitations, tu m’as presque autorisé à vivre.

REFUSER

De façon maladive, épidermique. À quoi bon réfléchir, il faut tuer d’abord. Refuser toute compromission. Les rires gras. Les blagues stupides. Les réflexions misogynes. Les regards des jeunes filles. L’indifférence des mêmes. Leurs insupportables charmes, heureusement c’est l’hiver. La nuit noire à 17 heures 30. Les corps engoncés sous plusieurs épaisseurs de fringues grises. La situation où je me suis mis, cette sorte d’impasse triste. L’amour physique est sans issue chantait l’autre. Il aurait mieux fait de se taire. De choisir un suicide rapide. Refuser les mythologies franco-françaises. Les bières aromatisées à la téquilla. Les whiskys à 300 balles la bouteille. À 50 balles le verre. Ce qui est bon est hors de prix, c’est dégueulasse. Refuser les matins humides. Les nuits seules et insomniaques. La proximité du périphérique, des clochards bruyants. La banlieue parisienne. Les voisins sales. Le rouge qui tâche avant de trouer l’estomac. Ma chambre d’hôtel. Refuser. Que tu me quittes. Que tu rencontres un autre homme. Qu’il t’apporte ce que je n’ai pas su te donner. Équilibre et respect. Épanouissement dans les règles de l’art social. Un esprit sain dans un corps sain. Une horreur de petit confort petit-bourgeois. Refuser d’y penser. Les listes exhaustives. Je suis assez détruit comme ça.

SAISIR

Avec les mains qui restent. Les doigts qui acceptent de bouger encore et je les en remercie du fond du cœur car sans eux je ne pourrais pas faire grand-chose. Saisir tant qu’il est temps. Tant que c’est encore possible. Aménager le provisoire et jouer à s’en satisfaire. Saisir le souffle avant qu’il ne s’échappe. Mes tristesses d’occasion, toute cette usure… Saisir la balle au bond et ma tête entre tes mains. Tes mains fines et longues dans mes cheveux bruns trop courts. J’aimais quand tu me rasais le crâne et interdiction d’utiliser une tondeuse. Tu avais peur de me couper et ne me coupais jamais, je fermais les yeux et écoutais tes mouvements. Saisir un crayon pour éclairer la nuit et ça ne fonctionne pas. Je comprendrai mes erreurs un jour. Je saurai m’améliorer. Je deviendrai un type bien, un gars gentil, équilibré, financièrement pas trop inquiet et je feindrai l’amour avec une femme de la même eau.

TENIR

Tenir. Tenir bon. Lutter encore. Tant pis si l’épuisement. Une fatigue de plus en plus lourde. Indélébile. Une fatigue dont je ne pouvais avoir idée auparavant. Tenir. Tenir et lutter jusque dans mon sommeil. Également dans mes sortes de rêves et cauchemars. Je n’ai pas exactement le choix, ne me croyez pas farouche ou volontaire. Je t’ai laissée partir avant de sombrer mais je ne me détruirai pas pour autant, je ne me détruirai pas complètement. Pas que j’aime la vie mais bon, il ne me reste pas grand-chose d’autre. Continuer la farce et l’inscrire dans la durée, se tenir, se maintenir debout, entier, plus ou moins, cela dépend autant des jours que des verres d’alcool consommés, tenir jusqu’au prochain rire, jusqu’à la prochaine vague de chaleur, la nouvelle tempête, ah les toits volants de l’hiver 1999, et les forêts à genoux, tenir pour les éclairs de lumière sur l’océan et les chutes de neige impromptues. Même si ça ne tient jamais dans cette ville trop grande et sale. Trop peuplée, trop active… Et aussi il reste une chance pour que je te rencontre à nouveau, que je sache te séduire encore, provoquer tes rires et tes tendresses. Une chance sur des millions et alors ? je tiendrai bon pour cette seule chance. Je n’ai rien de mieux à faire de toute façon. Ni aujourd’hui ni dans les vingt années à venir.

TRAVAILLER

Comme une brute. Une bête de somme. Les emplois les plus répétitifs possibles. Les boulots pour invisibles. Et les autres là-haut qui glosent sur la disparition du prolétariat et la prétendue nouvelle économie, je pourrais leur filer des adresses peut-être… Travailler dans le bruit et la poussière des chantiers. Discuter foot et cul lors des pauses. Et télé bien sûr. Indispensable le commentaire des émissions de la veille, on ne saurait vivre sans, ça me rappelle le collège un peu sauf qu’à l’époque mes parents restreignaient férocement ma consommation audiovisuelle, les études primaient. Le résultat doit être pour eux décevant. Et se raconter des histoires de blonde. Travailler 50 heures par semaine, minimum 50. Sans compter le transport. Une heure aller, une heure retour. Travailler jusqu’à ne plus savoir que penser. Jusqu’à ne plus tenir debout. J’ai cru un temps que cela pourrait m’aider. À oublier l’histoire. À digérer l’échec. À retrouver un logement correct. Quitter cet hôtel dégueulasse. Plus tout le confort qu’apporte un salaire. Acheter des disques et à manger, offrir des livres. Louer une voiture parfois, et partir en bord de mer. Marcher sur les plages de décembre. Inviter parfois une jeune fille au restaurant. Et le plaisir tout simple d’une terrasse l’été, un verre de bière à la main et une clope au bec à regarder passer les gens. Vivre normalement quoi, redevenir comme tout le monde. Comme avant. Je n’en reviens pas d’avoir fait preuve d’une telle naïveté. À la limite du débile mental. Je te rassure, ça n’a pas duré longtemps. Deux ans à peine mais comme ce fut long. Avant de claquer la porte du hangar 18. Après avoir bousculé le contremaître. Un type gras, court sur pattes. Je voulais le démolir de bout en bout mais mes collègues m’en ont empêché. Et lui tout rouge gueulant dans son coin, tu auras de mes nouvelles, ça ne se passera pas comme ça, tu me le payeras petit con, ben voyons… Et je refuse d’y retourner. Je trouverai un autre moyen. Je m’habituerai à l’hôtel. Je prendrai les bancs publics en lieu de terrasses. Ne fumerai plus que du tabac à rouler. Il y a toujours une solution, c’est du moins ce qu’ils prétendent.

VÉGÉTER

Oh oui alors, jouer la plante verte, la décoration d’intérieur, l’imiter de bout en bout, juste j’ai remplacé le terreau par l’alcool mais au fond c’est idem, au fond je ne bouge pas, je ne pense pas, je ne sers à rien, je ne parle à personne, je ne fais rien d’autre qu’être là, planté en mon petit territoire. Et dans cette poignée de mètres carrés, je joue à me créer des racines. Sauf que pour la photosynthèse désolé, ça ne va pas être possible.

VERROUILLER

Les phrases une à une. Il n’y a pas d’ailleurs. Aucune échappatoire. Les sorties de secours, c’est juste bon pour les lieux de consommation publique, les lieux marchands. Balisés. Les sorties de secours, nous avions oublié ce que c’était toi et moi. Alors les phrases courtes, c’est peut-être plus facile. Ça l’est pour moi toujours, ça l’est pour moi aujourd’hui. Tant pis pour le confort. Les soupçons de complaisance et facilité, je passe les jugements de valeur. Mais il est important de le savoir, ce qui n’est pas écrit n’existe pas. Ce qui n’est pas écrit n’a jamais existé. Seul chez moi je revendique la prétention et loue l’orgueil. Seul chez moi je n’ai pas trop peur. Verrouiller les gestes. Les expressions. Le temps fou que j’ai pris à me débarrasser de mes tics et petites manies. Ne pas laisser échapper le moindre soupir, le moindre aveu de faiblesse. Il est important de le savoir pour survivre encore, ils me surveillent tout le temps et me harponneront au premier faux pas, m’enfermeront je ne sais où, je préfère ne pas savoir. Sur mes gardes vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Verrouiller la porte d’entrée – la seule d’ailleurs ici. Et verrouiller les sentiments à force, j’y parviendrai. Tout ce mal qu’ils font en liberté…

VOULOIR

Que cela cesse. Enfin. Et pour de bon. Plus jamais avoir faim, plus jamais devoir choisir entre deux paquets de pâtes à chien et un paquet de 10 cigarettes. Surtout que c’est nul 10 cigarettes, ça me fera à peine la journée, et encore, seulement si je fais gaffe. Si je ne fume pas dans la rue. Si je ne m’en fais pas taxer. Choisir entre me payer une cuite ou le loyer. Et cette fois-ci, je m’offre du café, je me payerai le sucre la semaine prochaine si j’ai eu un virement. Du sucre et du sel parce que les pâtes sinon, c’est franchement pas terrible… Ces choix de pauvre sont dégradants, dégueulasses… ça me dégoûte d’en être arrivé là. Ça me dégoûte mais je ne peux rien faire sinon subir. Les poings serrés. La mâchoire idem. Et les crampes à la jambe gauche. Juste un sale moment à traverser tout ça… Vouloir que tu reviennes surtout mais je le sais, tu ne peux plus revenir, et je ne t’ai pas laissé le choix, je ne te le laissais que rarement. Mon petit côté dictateur domestique. Je voulais tout détruire. Chacun des liens nous unissant. Nos tendresses partagées. Jusqu’aux souvenirs exemplaires. Aux plus tendres orgasmes. Et les confidences extrêmes. Qu’il ne reste que des ruines même pas fumantes, et j’y suis parvenu. Je n’en suis pas fier mais j’y suis parvenu. Il paraît que c’est important de se fixer des objectifs et de les atteindre, il paraît même que c’est indispensable. J’avais peur je crois. J’avais peur du bonheur que nous pouvions vivre et construire ensemble. J’avais peur parce qu’avec toi, j’étais obligé de me projeter dans l’avenir. Je pouvais m’imaginer avec maison, cheminée, cuisine intégrée, voiture et enfant, ils auraient eu tes cheveux, des enfants blonds, quelle ironie… Et tout ce qui va avec, la panoplie au complet, congés payés, récupérations, je serais devenu imposable et je n’étais pas certain de désirer vieillir ainsi, comme tout le monde, comme tous mes ennemis, mes repoussoirs. Tout ce confort, toute cette somnolence annoncée. La vie des morts et je n’exagère pas une seconde… Je voudrais revenir en arrière et saisir cette chance que tu m’offrais en toute bonne foi. Je voudrais tellement ce qui n’est plus possible, cela finira bien par me tuer.

VOYAGER

Pas que les lieux me changent ou m’apprennent quoi que ce soit mais j’aime à varier le décor alentour. En stop toujours, je n’ai pas d’argent. Chaque fois que j’en assez de tourner en rond chez moi, de me cogner dans les murs, de me vautrer dans la poussière et les mégots de récupération, je quitte la ville, minimum deux fois par mois. En stop, toujours. Malgré la pluie, le froid. Les heures d’attente aux portes du périphérique. Les camions dégueulasses. Il m’est arrivé de marcher trois heures en bord d’autoroute histoire d’atteindre le péage, en pleine nuit, je n’en menais pas large, je ne faisais pas le malin, je progressais lentement pour ne pas trébucher contre les rigoles d’évacuation avant qu’un camion n’ait pitié, ne m’embarque dans sa cabine à 21 degrés. Une certaine forme de bonheur durement gagnée. C’était un gros con mais ça ne fait rien, on a parlé quand même. Ou ces quatre heures plantés à Marmande, fin octobre, un ami m’attendait à Bordeaux, il a attendu longtemps mais lui était au chaud, sans pancarte minable à la main, il pouvait bien patienter. Tous ces gens qui ont accepté ma présence fugitive, mes phrases anodines, je les remercie même si je ne me souviens d’aucun visage, d’aucune parole. Avec toi, c’était autre chose les voyages. Une dimension supérieure. Il y avait plus d’argent, plus d’exotisme. Le monde nous appartenait en quelque sorte. Les amis londoniens, le séjour marocain. Les week-ends en Bretagne ou à Grenoble. C’était plus facile. L’étranger me manque mais je ne suis pas capable d’y retourner seul. D’y retourner sans toi. Il y eut New York c’est sûr mais New York c’est différent, New York tout le monde connaît avant d’y avoir posé les pieds, on connaît les immeubles, les rues, les quartiers, à New York il n’y a pas de surprise et si un jour j’ai les moyens, c’est là-bas que j’aimerais vivre.

Pau, 2000-2001
revu à Paris en 2014-2015

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