[suite de l’épisode précédent]
56. On s’habitue à tout c’est vrai. Le bruit et la crasse. Les insectes. Les toilettes au lavabo. Les rapports de force avec les proprios. Demain promis je vous règle. Le virement arrive. Demain promis. Vous avez dit ça hier déjà. Vous devez tant. Vous les aurez, vous les aurez… Combien de fois ai-je eu envie de les frapper l’une et l’autre ? Combien de fois ai-je fantasmé leur exécution ? Tous les jours sans doute entre mars et octobre 1996. Thierry les appelait les Thénardier. Cela faisait dix ans qu’il habitait ici. Il me racontait des horreurs sur eux. Comment ils avaient forcé une jeune à se prostituer pour payer le loyer. Comment si le ou la locataire les ennuyait, ils visitaient la chambre et dérobaient quelques objets, ou changeaient une serrure, mais si voyons, nous vous avions prévenu. Il inventait peut-être.
57. On s’habitue à tout. De la fenêtre, j’apercevais l’enseigne du Mac Donald. Quelques mois plus tôt, j’y allais avec mademoiselle m., on prenait nos menus à emporter et nous les dégustions devant un film. Ça paraît tellement loin. Six mois plus tôt, nous étions au Maroc. On s’habitue à tout mais ça prend du temps. Il m’arrive de rester à la fenêtre plusieurs heures durant à regarder l’enseigne, à attendre la fermeture. Lorsque je n’ai rien d’autre à faire, ce qui est souvent le cas.
58. Retrouvé dans un petit carnet – je tenais un journal par intermittence. Ou bien je notais mes rêves. Mes masturbations. Films et concerts. Et donc le 3 avril 1997, j’écris ceci : « Je commence seulement à l’accepter, de ne plus être avec m. Ça peut sembler idiot après tout ce temps, plus de quinze mois. Ça peut sembler idiot de penser encore à elle. J’avais une chance d’être heureux, d’avoir des mômes et d’aimer. J’ai tout saboté. En même temps, je ne peux pas l’accepter, je ne l’accepterai jamais. Elle reste le grand amour de ma vie. J’en crève de ne plus l’avoir. J’en crève alors je noie ça dans l’alcool. Les autres n’ont aucune importance, hommes ou femmes. Je pense à elle à chaque respiration, à chaque pas, à chaque bière – ça fait souvent et ça ne change rien. Je suis parti, elle m’a enterré. Elle a sans doute (ses) raison(s). Petite conne je t’aime. Et j’en crèverai. »
59. C’était en mars 1996 je crois. Je peux me tromper. Je ne sais plus comment j’ai appris la nouvelle. Le mari de Philippe était incinéré au père Lachaise en fin de matinée. C’était l’époque où je me nourrissais de substituts alimentaires. De grandes et fines canettes, un liquide clair et plutôt agréable à boire. Ça avait l’immense avantage d’être remboursé. J’ai marché jusque là-bas et tout le corps faisait mal. J’avais la diarrhée. J’ai demandé à tous les troquets si je pouvais utiliser les toilettes et je me suis fait jeter à chaque fois. J’ai cru me faire dessus. L’un a finalement accepté. J’avais honte. « J’aurais voulu, j’aurai voulu, j’aurais voulu quelque chose de bien » (Mano Solo, 1994). J’ai dit bonjour à ceux que je connaissais. Les plus proches m’ont demandé comment j’allais. Bien j’ai répondu. Ils n’insistèrent pas, certains m’auraient sans doute volontiers aidé. Je suis parti avant la fin, j’avais trop mal. J’ai arrêté Act-Up ensuite. Je devais d’abord m’occuper de mes petites affaires, essayer de me remettre sur pied.
60. Mano Solo, La marmaille nue, 1994. Ce fut l’album parfait. Celui qui décrivait à merveille la vie parisienne de ces années-là. Je ne l’écoute plus guère. Lorsque cela arrive, les rues reviennent. Les visages. Les sujets de conversation. Les bars enfumés, 5 francs le café au comptoir. 15 francs le paquet de Marlboro. Mademoiselle m. fumait des Lucky Strike, paquet souple. Mademoiselle em. du tabac à rouler, j’ai oublié la marque. J’ai beaucoup oublié et lorsque tous les trois/quatre ans j’écoute avec ma femme La marmaille nue, les souvenirs me rattrapent malgré moi.
61. Je ne pouvais pas rester à l’hôtel, dans ma chambre ou dans celle de Thierry même si dans cette dernière il y avait Canal + allumé en permanence. Il fallait que je me déplace. Que je marche. Il fallait que je prenne le bus ou le métro et je n’avais pas d’argent et je fraudais et plus d’une fois les contrôleurs m’ont eu et je m’en fichais, je n’aurais jamais les moyens de payer. J’avais un cahier plein d’autocollants. « Chirac c’est clair. Vivement qu’on voit au travers » (Scalp) – on le voyait se tirer une balle. Et l’un de mes préférés, j’ai oublié le groupuscule, « Plutôt chômeur que contrôleur ». Je jetais les amendes et plus tard je jetterais les courriers et lettres de rappel et quatre années plus loin le Trésor Public ferait des saisies sur mon compte à intervalles réguliers, j’aurais de nouveau faim.
62. J’ai tout vendu pour m’acheter des clopes. Livres et disques, j’ai tout bradé en Marlboro et en Gauloises à rouler. A partir de 1997, j’essayerai de reconstituer ma collection. En 2000 – 2001, lorsque le Trésor Public opérait des saisies sur mon compte pour ces vieilles amendes impayées, je vendrai tout à nouveau. Maintenant j’ai une carte de bibliothèque et la musique, je télécharge.
63. Elle est où l’intrigue ? Elle est où la progression ? Et la chute ? Ça ne suffit pas empiler les briques. Ça ne peut pas suffire. Il faut un plan, une vision d’ensemble. Un pattern comme ils disent dans The Wire. Peut-être oui.
64. Longtemps j’ai eu envie de raconter cette histoire et les grands ancêtres m’en empêchaient. Comment être au niveau ? Comment les égaler sans produire une pâle copie ? Les grands ancêtres, je les ai lus et relus jusqu’à épuisement. Hubert Selby Jr. Charles Bukowski. Richard Brautigan. Louis Ferdinand Céline. Le bruit et la fureur. Francis Ponge. Les anglophones, je les ai même lus en V.O. Je voulais comprendre comment ça marchait et je ne comprenais pas et j’écrivais mal et peu et lentement et je perdais mon temps. J’arrivais à produire un joli petit poème en prose parfois. Mais je ne tenais pas la distance. Lorsque je tentais une nouvelle, je dépassais rarement les dix pages. C’est plus simple aujourd’hui, je ne me laisse plus intimider et ne lis plus ni roman ni poème…
65. Il y avait deux types de locataires à l’hôtel. C’est pratique les catégories. Ça permet de tout bien ranger. Mais une personne peut fort bien appartenir à une catégorie a à un moment t et à une catégorie b à un moment t+1. Il y avait deux grands types à peu près stables. Les résignés tout d’abord. Ils vivaient là depuis des années. Ils étaient piégés et ils le savaient. Certains buvaient, d’autres préféraient la seringue. Ils avaient appris à accepter. Il y avait les optimistes. Ceux qui trouveraient une solution pour s’en sortir. L’hôtel, c’était temporaire, forcément. Comme un accident de parcours. On tombe et on rebondit, forcément.
66. Autre partition possible : les victimes, les bourreaux et les témoins indifférents. Certain-e-s se faisaient avoir tout le temps. Piquer du fric ou de l’alcool. Se faisaient tabasser parfois. Lorsqu’elle était défoncée, il était facile d’obtenir une fellation de V. Il suffisait de lui promettre une dose pour le lendemain car le lendemain elle aurait oublié. Lorsque les allocations tombaient, les victimes avaient beaucoup de visites. Les bourreaux se vantaient volontiers de leurs exploits. Comme cette petite crapule de Karim. Même pas vingt ans, une ordure finie. Les proprios l’embauchaient parfois lorsqu’un-e locataire tardait à payer. J’évitais de le croiser. Et puis tous les autres qui étaient au courant car tout se savait très vite ici, et tous les autres moi y compris qui fermaient les yeux, voulions juste continuer à survivre encore un peu en se blessant le moins possible.
67. En août 1996, mademoiselle em. est venue vivre dans la chambre avec moi. J’assurais un remplacement à l’hôpital de Levallois, en long séjour, aide-soignant. En septembre, je signais pour neuf mois en banlieue lointaine, une école pour enfants handicapés. Une heure trente de trajet aller, une heure trente de trajet retour. Je ne sais plus si mademoiselle em. travaillait à ce moment-là. Le travail était nul. Du ménage surtout, les éducs s’occupaient du relationnel et les infirmières des soins, je passais aspirateur puis mono-brosse puis balayage humide – je peux me tromper sur l’ordre – dans de longs couloirs. Le couple était nul aussi. J’étais fatigué, je voulais qu’elle s’en aille et je ne voulais pas vivre seul. Je n’avais même plus envie de me détruire.
68. Nous avons déménagé pour un hôtel tout proche et plus cher en novembre. Puis j’ai regardé la télé et j’ai attendu qu’elle parte, ce qu’elle a fait fin décembre alors que j’étais absent pour une semaine. Elle a laissé une longue lettre d’insulte. Lorsque mon contrat s’est terminé, avec la prime j’ai enfin pu partir et trouver un vrai appartement. Déménager mes affaires m’a demandé trois aller-retours en métro, j’étais seul évidemment.
69. Je ne suis jamais retourné voir Thierry ou Anne. Il m’est arrivé de me promener à Levallois-Perret au hasard d’une mission d’intérim. Je passe dans la rue où nous vivions avec mademoiselle m., tous les immeubles ont été rasés au printemps 2013. Je ne passe pas devant mes hôtels. Devenir adulte c’est peut-être aussi ne pas toujours jouer à se faire souffrir.
Août 2010, revu en août 2013
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