[suite de l’épisode précédent]
19. Lorsque j’ai appris le loyer de la chambre, je n’en suis pas revenu. 2500 francs par mois (450 euros). La mairie a payé les deux premiers. Puis ils-elles m’ont dit qu’ils-elles allaient cesser. Ou c’est moi qui leur ai demandé d’arrêter je ne sais plus. C’était quand j’étais fou. Ça a duré dix jours. Puis il a fallu trouver du travail pour trouver l’argent pour payer le loyer. Et devenir adulte donc.
20. Lorsque je vivais chez mademoiselle m., nous ne payions que les factures. L’appartement lui était prêté par son oncle. Et auparavant, en foyer, à la fac, je payais entre 300 et 400 francs par mois. Et souvent je touchais l’allocation logement. C’était facile.
21. Il ne faut pas noircir le trait. Il y eut de l’amour – mademoiselle em. -, il y eut de l’amitié – Thierry. Il ne faut pas exagérer. Toujours tout peindre en noir. Tu parles. Il y eut une grande claque à l’arrivée. La folie. Puis la lente sortie hors de ce trou à rats. Et en moins d’un an, j’étais devenu vieux et j’avais tout perdu.
22. Il est peut-être utile de fournir des indications chronologiques. Alors voilà. Février 1993 j’arrive à Paris et j’ose enfin vivre. Avril 1993 je découvre Act-Up Paris. Mai 1993 je tombe amoureux, que cette expression est laide, comme elle ne veut rien dire, je tombe amoureux donc de mademoiselle m. et réciproquement. C’est ma première femme. Des hauts, des bas, des études communes, j’apprends. Décembre 1995, grève. Je fais grève, j’enchaîne les manifs. Je commets une erreur bancaire idiote. Je passe Noël à l’hôpital et, à la sortie, je pars de chez mademoiselle m. Janvier 1996 je séduis mademoiselle em. et arrive rue Trébois. Février 1996 je suis fou. Novembre 1996 je quitte l’hôtel pour un autre hôtel tout proche, plus propre, plus cher. Mademoiselle em. emménage avec moi mais je n’ai plus ni espoir ni envie. Elle part à Noël. Juin 1997 je quitte enfin l’hôtel pour un vrai appartement, propre, clair, chiottes et baignoire, et téléphone, et moins cher. Et je suis devenu grand. Août 2010 j’écris ces mots. Août 2013 je tape et diffuse. Voilà pour la chronologie.
23. D’autres événements viendront peu à peu enrichir le tableau. Lui donner ou non de l’épaisseur. Contredire éventuellement un paragraphe antérieur.
24. Il n’est pas question d’être honnête. De tout raconter. Il n’est pas question de témoignage ou de récit biographique. Une tranche de vie glauque et la morale, la bonne morale, regardez, regardez-moi, je m’en suis sorti, je vais bien maintenant, regardez… Il n’est pas question de ça. Aligner une phrase. Une deuxième. Et encore. Une page et la suivante et empiler les pages. Ne pas (trop) regarder en arrière et ne pas (trop) se poser de questions et ne pas penser aux grands ancêtres et toutes ces négations, est-ce vraiment bon signe ? Rien à faire, avancer encore, tant que le souffle tient, tant que le rythme, si ténu soit-il, bourdonne encore à mes oreilles. Tant que ça me divertit. Il n’y a pas de morale et il n’y a pas de conclusion. Rien à en tirer. « Des kilomètres. Des kilomètres. Des kilomètres de phrases.» (Michel Cloup, 200?).
25. Je ne suis pas devenu fou par hasard. Il y a l’hérédité bien sûr. Et je n’avais pas d’argent. Je ne mangeais rien. Je ne dormais plus. Je n’avais plus ni maison ni amour ni ami ni avenir ni rien. J’étais. J’étais mûr pour le suicide. 1m95 et 60 kilos. Pour fumer, je ramassais les mégots aux terrasses des cafés après leur fermeture. Pour manger je regardais dans les poubelles. Pour dormir. Pour dormir, il aurait fallu aller trouver une place au milieu des cafards et ça faisait trop mal dormir là-haut. En deux ans, je m’étais accoutumé à dormir nu contre mademoiselle m. A baiser avant de m’endormir.
26. Je ne suis pas devenu fou avant que de devenir adulte par plaisir. Ce fut un réflexe de survie. La réalité était à deux doigts de m’abattre, je devais donc lutter contre. Tenir. Ne pas me faire laminer. Ce fut une étrange semaine. Il y a ce film américain, Keane, par le réalisateur de Clean shaven, très beau film aussi, et le nom du réalisateur je le chercherai plus tard, et donc dans Keane, on sent la folie, on est dans la folie et quand j’ai emmené celle qui deviendrait ensuite (2005) ma femme, après être devenue la mère de mon fils (2004), quand je l’ai emmenée voir Keane donc, nous étions d’accord, il faisait ressentir la folie de l’intérieur. Les hallucinations tant visuelles qu’auditives. Cette énergie folle, in-ordonnée. La paranoïa que tous les signes matériels renforcent. Je me suis retrouvé dans ce film, je me suis reconnu x années en arrière, et j’ai détourné le regard.
27. J’ai adoré ce film. Je ne le téléchargerai pas. Je ne chercherai pas à le revoir. Je ne le conseillerai pas non plus à qui que ce soit.
28. Je ne suis pas devenu fou par hasard mais deux incidents bénins coup sur coup ont me semble-t-il a posteriori déclenché la crise. Une engueulade sévère avec mademoiselle em. pour je ne sais plus quelle raison. Elle était partie en larmes en me traitant de minable. Ou c’était une autre fois, ou une autre insulte (couille-molle ?), nous nous sommes souvent engueulés mademoiselle em. et moi, et elle m’a souvent traité de minable. Elle avait raison. Et puis j’ai cru perdre mes clés. Je ne pouvais plus rentrer dans ma superbe chambre. Je n’avais rien perdu mais je ne l’ai su qu’après. Je les avais laissées à la loge c’est tout. Un jeune a remplacé la proprio qui n’a pas transmis l’info. Et j’ai cru les avoir perdues. Et j’ai gueulé contre le type à la loge puis je suis parti marcher. Février 1996. La nuit. Et j’ai marché dix jours avant de revenir à l’hôtel à demi mort.
29. Je ne sentais rien, je me laissais porter par une colère, une haine terribles. Contre eux. Contre moi. Contre tout. Et je marchais. Et je savais que l’orga (l’organisation) allait me sauver. Il suffisait que je reste en éveil, attentif. Ils me procureraient ce dont j’avais besoin. Argent, papiers, planque. Je pouvais leur faire confiance. Je devais faire gaffe aussi. A ce que les flics ne me repèrent pas. A ne pas mettre l’orga en péril. Alors la journée je me déplaçais peu. La nuit, je longeais les murs et les voies rapides.
30. Il doit être midi. Février 1996. Un soleil qui ne chauffe rien mais tout de même, un joli soleil. Et soudain, c’est parti. Le mouvement est en marche. Tous et toutes se mettent en marche au même moment et prennent la même direction. Je me mêle à eux. Nous n’avons pas besoin de parler. Ni même de nous faire signe. Nous savons ce que nous avons à faire. La place avant les quais. Je ne venais jamais ici avec mademoiselle m., c’était tout près pourtant. La lutte est en marche. Je mime mon comportement sur les leurs. M’installe dans une brasserie. C’est bizarre mais il faut avoir confiance. Un serveur vient me dire de dégager et je dégage. Ce sera pour la prochaine fois mais nous vous aurons, soyez-en sûrs.
31. Et les panneaux d’information la nuit. Ils s’adressent à moi. Ils ont observé – pas les panneaux, non, ceux derrière les caméras, ceux qui tirent les ficelles – mon comportement. Testé ma résistance physique et mentale. Mesuré mes capacités au combat. Et ça n’arrête pas. Enrôlez-vous dans l’armée. Enrôlez-vous dans l’armée. Offre-toi un futur, rejoins-nous. Et je tourne la tête à chaque fois. Devenir soutien du système ? Ils n’ont rien compris. Ils ne m’auront pas. Je tiendrai. Coûte que coûte.
32. Les voitures sont noires, toujours. État impeccable. Et je dois guetter les plaques d’immatriculation. Toujours un 7 et un A. Toujours. Et là, il y a deux options. Soit un paquet dissimulé sous la voiture. Soit les clés sur le tableau de bord et le réservoir plein. Mais je ne peux pas conduire, je dois me refaire une santé d’abord. Si je prends le volant dans mon état, je risque l’accident. J’en suis conscient. Alors je regarde sous les voitures noires avec un 7 et un A et souvent il n’y a rien mais près de la Seine et des péniches, je tombe sur un portefeuille épais. Il y a des billets. Et plus important, il y a des dizaines de cartes. Hôtels, restaurants, des cartes de visite, des contacts, l’orga me fournit des points de chute dans toute l’Europe et j’avais raison de tenir, j’avais raison de me battre encore.
33. L’ironie ne m’échappe pas.
34. Avec l’argent, j’ai mangé. Un petit déjeuner dans un hôtel de chaîne près de la Défense, il devait être quatre heures du matin et je pense que l’employée a eu peur ou pitié ou un subtil mélange des deux et j’ai mangé puis je me suis acheté des clopes je pense, puis j’ai perdu le portefeuille. Ça faisait des mois que je n’avais pas fumé des Marlboro.
35. Les signes se sont peu à peu estompés. Je suis revenu à l’hôtel. La porte était ouverte. Des affaires avaient disparu. C’était sale mais il faisait chaud. J’ai refermé la porte. J’ai sangloté longtemps sans qu’une seule larme ne daigne sortir. Couché sur le sol. Faible. Je crevais de faim. Je n’avais pas chié depuis dix jours et mon ventre était dur comme du bois. Je passe les détails. J’ai passé deux jours avant de parvenir à me relever. Puis j’ai cessé d’être fou. Je restais ruiné mais les panneaux ne m’envoyaient plus aucun signe. Et personne ne viendrait à mon secours.
36. C’est une version abrégée évidemment. Je ne me rendais compte de rien. Thierry m’a raconté après. Peut-être qu’il inventait. J’avais traité les proprios de tous les noms. J’avais défoncé la porte de ma chambre avant de repartir. J’avais frappé à une porte du troisième car j’y avais entendu la voix de mademoiselle em. et je tenais à lui parler, je suppliais à la porte et on me prenait à juste titre pour un fou. J’avais fait un scandale à la mairie aussi. Y avait insulté les assistantes sociales. Leur disant qu’elles faisaient n’importe quoi. Que mettre des gens dans cet hôtel, c’était les enfoncer un peu plus encore. Alors qu’ils n’avaient pas besoin de ça. J’avais fait un beau bordel quoi. Je me rappelle des moments. Quelques images. Les détails ne comptaient pas, j’étais tendu vers un unique but, tenir, tenir encore un peu. Ils ne m’auront pas. Ils ne m’auront pas si facilement. L’identité du « ils » est aussi floue que la définition du « système » (voir note 31). J’écris ça aujourd’hui mais à l’époque, c’était très clair, je connaissais mes ennemis sur le bout des doigts.
37. Je n’étais plus fou mais il fallait recoller les morceaux. Sauver le peu qui pouvait l’être. Me faire du mal ce n’est pas grave. Mais je blesse des gens autour. Il en est que j’aime. Mesdemoiselles m. et em. en ont bavé. Je ne suis pas fier. Je ne regrette rien car ça ne sert à rien mais quand même, je ne suis pas fier. J’aurais aimé avoir plus de tenue. Comme dans les films où le héros l’héroïne reste digne, droit-e et prononce tout au plus une remarque sarcastique. Mais non. J’ai choisi destruction et scandale.
38. Et le pire, c’est que je voulais ça. Avec mademoiselle m. en tout cas. L’objectif était très clair. Je n’étais plus digne d’être aimé et le plus simple, c’était de me faire détester. Qu’elle ait envie de me piétiner. De me cracher dessus. J’écris cracher pour rester correct. Faciliter la séparation. Oublie-moi ma chérie. Je n’en valais pas la peine tu sais. «On couche toujours avec des morts. On couche toujours avec des morts. On couche toujours avec des morts. » (Léo Ferré, 1969 ?). Je l’ai regretté si souvent ensuite. J’ai des amis plus doués. Ils ont aimé une femme et malgré les séparations, ils restent en contact. Ils ne brûlent pas leur passé. Ils ont sûrement raison. Je n’ai pas su faire, j’étais trop jeune. C’était ma première histoire d’amour aussi. Je ne cherche pas à me justifier. J’ai tout fait pour qu’elle me déteste et ça a marché.
39. Avec mademoiselle em., ce fut différent. Je n’ai rien fait pour la retenir et elle est partie. Elle m’a laissé une longue et répétitive lettre d’insulte. Huit pages. Je l’ai lue sans rien ressentir. Je l’ai gardée. Je la relis tous les cinq ans environ. Elle n’a rien écrit que je ne sache déjà, cela reste pourtant un beau témoignage sur ce que j’étais. Ce qu’était devenu notre prétendu couple.
40. Avec mademoiselle em., ça aurait peut-être pu marcher. Peut-être. Ça avait mal commencé. Il y eut un moment de répit. Avril – mai 1996. Pas le grand bonheur mais quand même, on se parlait, on riait, on couchait et on prenait du plaisir. Enfin je crois. En juin ou juillet, il faisait beau. Je l’ai accompagnée en banlieue ouest, joli parc, oublié le nom de la commune, pour un avortement. J’aurais voulu qu’elle le garde, elle avait plus de bon sens. Elle avait une chambre en foyer et pas de boulot fixe, j’avais une chambre à l’hôtel et un contrat de deux mois dans une maison de retraite. Nous avions peu de goût en commun. Elle traînait une belle batterie de casseroles. Moi aussi bien sûr. Nous formions un couple de malades. Un môme balancé au milieu n’aurait pas eu la moindre chance. Elle le savait. Elle avait raison évidemment. Un enfant. Avec un enfant, je me serais battu davantage. Ou peut-être non.
[à suivre…]