[suite de l’épisode précédent]
41. J’ai appelé mademoiselle m. en octobre 1996. Nous ne nous étions pas vus depuis mars. Je n’ai pas osé laisser de message sur le répondeur. Puis elle a déménagé. J’ai récupéré son adresse et lui ai écrit au printemps 1997. Elle n’a pas répondu. Souvent je la voyais dans la rue. Ce n’était jamais elle. En septembre 1997, je l’ai revue à la grande halle de la Villette. Elle était avec un homme. Elle est venue me voir. M’a dit que ce n’était pas utile que je lui écrive. Qu’elle était avec quelqu’un d’autre maintenant. Que c’était fini. Je n’ai rien trouvé d’intelligent à répondre, je suis allé pleurer mes bières sur la pelouse. Et j’ai cessé de lui écrire. Je n’ai pas cherché à l’appeler. Je l’ai googlée l’année dernière : elle est retournée vivre en Bretagne, elle s’est mariée. Et voilà. Je ne souhaite pas la revoir. Je n’ai rien oublié de ma vie avec elle. Je sais tout ce que je lui dois. Elle ne peut imaginer à quel point je m’en veux pour tout le mal que je lui ai fait. C’est très banal tout ça. Ça arrive tous les jours. Et voilà.
42. Et devenir adulte, c’est aussi se frotter à la mort, la sienne et celle des ami-e-s.
43. Fréquenter des séropos avant l’arrivée des trithérapies était un bon moyen pour enterrer du monde. Il faut se rappeler comment c’était. Les mômes d’aujourd’hui ne peuvent pas se rendre compte, et ils ont de la chance. Et les témoignages ne servent à rien. A chaque génération ses grands événements. Lestrade en parle dans Act-Up, une histoire, quand il évoque les hétéros. Pour qu’une communauté se prenne en charge, il faut d’abord qu’elle soit attaquée. Qu’elle enterre ses morts dans l’opprobre générale. J’ai adoré Act-Up de 1993 à 1995. Il y eut une série de morts et j’ai craqué et puis ces con-ne-s ont sorti Nous sommes la gauche et j’ai abandonné le militantisme.
44. Je me rappelle les slogans. Je les ai criés. « Le sida, c’est la guerre. Act-Up, en colère ». Je me rappelle les réunions hebdomadaires (les RH), les réunions du groupe Traitements & Recherche (TR) les jeudis soirs. L’urgence, l’intelligence, l’efficacité. Ces types m’attiraient. Et cette femme aussi, le petit dragon, j’étais presque amoureux d’elle. Intelligente et belle, hétéro, activiste, condamnée. Je me rappelle la mise en page du mensuel Action. Les T-shirts et les badges de l’époque. Je les ai tous portés. Ça faisait son petit effet dans les hôpitaux pendant les stages – moi et mademoiselle m. étions élèves-infirmiers. Je me rappelle une action contre un laboratoire pharmaceutique sur l’île de la Jatte. L’enterrement de Cleews. Je n’avais ni le temps ni les moyens de les fréquenter en dehors des réunions donc les relations et les tensions m’échappaient souvent, ou je les interprétais mal.
45. Silence = Mort. Colère = Action. Action = Vie. Et le slogan le plus drôle depuis le FHAR («Nationalisons les usines à paillettes ») mais je n’y étais pas, 1992 peut-être, « Des molécules pour qu’on s’encule ».
46. En décembre 1995, j’ai défilé avec les anarchistes. La CNT surtout. Assisté à des réunions. Rencontré des autonomes. Des anciens d’Action directe. Des prolétaires révolutionnaires. Ils ne m’ont pas amusé longtemps. Le discours ça pouvait aller, les actions avaient peu d’intérêt. Pas de créativité. Des slogans usés jusqu’à la corde. « Tout est à nous, rien n’est à eux, tout ce qu’ils ont, nous l’ont volé, partage des richesses, partage du temps de travail ou alors ça va péter, ça va péter », tu parles. Une des plus minables chansons de manifs que je connaisse. Ni énergie ni imagination et aucun humour. Juste ça braille. Et les rengaines sur la guerre d’Espagne… C’était insupportable.
47. Depuis il y a eu une poignée de manifs. 1996, 1997, les sans-papiers. Mais j’avais trop peur. Parce qu’en décembre 1995, les flics en civil m’ont chopé une après-midi. Et j’ai eu mal. Et depuis, la peur domine. Dès qu’une rangée de bleus se met en place, je commence à transpirer. Je lutte pour ne pas partir en courant. Ils sont plus forts que nous. Alors les manifs j’ai arrêté aussi.
48. Thierry était quelqu’un de bien et si j’en parle à l’imparfait, c’est qu’il doit être mort aujourd’hui.
49. Je ne me souviens plus comment nous avons sympathisé. Je ne me souviens plus de son histoire. Il était l’un des seuls locataires permanents à avoir un peu de culture. Il avait lu des livres, il avait réfléchi. Bien sûr, c’était avant d’échouer rue Trébois. Toxico sidéen, allocation adulte handicapé. Quarante-cinq ans peut-être. Quelqu’un de bien.
50. Est-ce lui qui m’a présenté Nathalie et Bruno ? Sans doute. Ou ils étaient chez lui un jour à profiter de Canal +. Ou d’un fixe.
51. Dans ce petit univers pauvre, tout le monde sait quand le voisin/la voisine touche son allocation. Tout le monde sait quand il ne faut pas répondre lorsqu’on toque à votre porte. Il y a des dates clés. Avec Thierry, je me suis comporté comme ça aussi. Je pourrais mentir. Parler d’amitié. De goûts ou de causes communes. Oui, il y avait ça aussi. Mais je savais que du 5 au 7 chaque mois, il m’offrirait des clopes, il m’offrirait un repas et des bières au Maldoror.
52. Aller manger chez Nathalie, c’était plus de travail. Il fallait nettoyer d’abord, cuisiner, nettoyer ensuite. Et puis sa conversation était moins fluide. Bruno ne parlait pas beaucoup. Il listait ce qu’il avait récolté dans les wagons Gare du Nord. Ils vivaient ensemble. Lui plutôt bien fichu. Une gueule et un corps de truand, comme dans les séries carcérales américaines. Elle très maigre, tremblante, usée. Un joli petit couple de camés. Elle avait hérité d’un appartement en centre ville et elle survivait avec son AAH et les prises de Bruno. Quand ils étaient en fond, héroïne en injection. Ils ne nettoyaient jamais rien. Quand j’avais trop faim, je passais les voir. Je faisais du ménage pendant une heure ou deux, Nathalie m’appréciait un peu je crois. Elle pouvait parler cinéma. Ou littérature. Elle avait des souvenirs et beaucoup de mal à les mobiliser. Elle cherchait les noms et les lieux, les références. J’essayais de l’aider. Elle appréciait que je fasse à manger. Moi je n’ai pas le courage disait-elle. Peu à peu, j’ai cessé de leur rendre visite. Je mangeais ailleurs.
53. – Ça avance ?
– Oui, ça avance plutôt bien.
– Tu es satisfait ?
– Non, pas trop.
– Qu’est-ce qu’il manque ?
– Quand je lis, je ne retrouve pas les odeurs. Ça manque au décor.
– Elles étaient comment ?
– La pauvreté pue. Comme quand tu transpires par peur. Plus la poussière, les bestioles, la négligence. Je ne sais pas trop comment écrire tout ça.
– Mais à part ça, ça avance ?
– Oui, ça avance plutôt pas mal.
54. Act-Up, je n’en parle jamais à personne. Ou alors il faut que ce soit quelqu’un-e que j’apprécie et que je sois saoul et ça n’arrive presque jamais. Je préfère boire seul à la maison. Je n’ai jamais compris pourquoi c’était un problème de s’alcooliser seul. En public, oui, je comprends le problème. On parle fort, on raconte n’importe quoi. On emmerde le monde. Mais seul c’est bien. On boit. On est saoul. On regarde la nuit puis on va se coucher en titubant. Et c’est très bien comme ça. C’est arrivé l’année dernière, 2009, un pot avec le boulot et Chloé m’a posé des questions, nous en étions à la troisième ou quatrième pinte et j’ai répondu et j’ai parlé longtemps tout en buvant, tout en fumant. Ce que c’était Act-Up. Ce que c’était le sida. Les corps de plus en plus maigres. Les masques. Et la colère bien entretenue, aiguisée. La colère comme moteur. Je lui en ai parlé comme je n’en avais jamais parlé. Je suis rentré à pied vers 3 heures. Femme et enfant dormaient à la maison. Je n’ai pas pu dormir. Je revoyais les visages, j’entendais les voix. Je m’en suis voulu, j’avais baissé la garde. Et Chloé qui aurait sans doute pu devenir une amie, j’ai pris mes distances avec.
55. Je n’ai pas fait tout ça pour me montrer faible, ou vulnérable.
[à suivre…]