Quoi qu’il arrive, si tu ne trouves pas de boulot, si tu dois coucher pour éviter les ennuis ou augmenter ne serait-ce qu’un tout petit peu tes chances d’atteindre ton objectif, avoir un poste, quoi qu’il arrive donc, si tu tombes dans l’alcool et les tranquillisants à haute dose pour enfin parvenir à voler quelques heures de sommeil, quoi qu’il arrive, c’est de ta faute. Tu es grand, tu es responsable. Tu es un individu rationnel, tu connaissais les probabilités de réussite. On t’avait prévenu quand même. On t’avait mis en garde. À plusieurs reprises. Oui. Ne fais pas l’étonné. Ne feins pas la surprise et surtout, surtout ne joue pas l’indignation. Tu n’es plus un gamin. Épargne nous les « c’est pas juste », le cinéma en mode geignard. Il fallait écouter. Il fallait te taire et écouter.
La première règle est de ne jamais se plaindre. Les gens qui se plaignent n’ont pas leur place parmi nous. Ce sont des faibles, jamais ils et elles ne supporteront la pression. La deuxième règle ? Si on te demande de bouffer de la merde, tu obéis. Et tu remercies avant et après. Tu n’hésites ni ne grimaces. C’est une chance qu’on te donne tu sais, ils et elles sont des centaines à guetter les miettes avec toi. Affamé.e.s, ambitieux et euses, malheureux et euses. C’est comme ça. C’est la conjoncture démographique dans le secteur qui veut ça. La conjoncture politique, économique. On ne lèche jamais trop de bottes dans ce milieu. Ne jamais se fâcher avec personne est une règle d’or. Et oui c’est vrai, certaines personnes en poste sont de grossières impostures, on a les noms, et alors ? C’est comme ça partout. Qu’est-ce que tu crois ? Des conseils, j’en ai des kilomètres et des kilomètres. Des conseils et des règles de bonne conduite pour bouffer sans se faire bouffer, sans se faire trop humilier. Une dernière pour la route ? Pourquoi pas… La dernière règle : le talent ne suffit pas. Il faut le talent, les relations, les appuis, l’attitude adéquate, il faut le sujet à la mode et un minimum de marketing. Ça se mérite mais tu le savais. Ça se mérite et les places sont chères.
Trop chères pour moi.
Les phrases tournent en boucle jour et nuit. Les phrases n’arrêtent pas. J’ai tenté ma chance, je l’ai ratée. Ça arrive. C’est comme ça. Je ne suis pas le premier et il y a aura des centaines encore cette année, l’année prochaine, c’est une trajectoire fréquente. Ça ne sert à rien de regretter quoi que ce soit. La vie est trop courte pour perdre son temps à regretter quoi que ce soit. Et le vieux cliché comme quoi on apprend de ses erreurs, tout le monde sait bien que c’est une escroquerie. On n’apprend rien, on vieillit et on réagit moins vite c’est tout. Je ne regrette rien, je me rappelle. Me souviens des voix et des lieux, des fausses confidences et des manœuvres réelles, je me suis bien fait utilisé quand même, je me suis bien fait avoir et j’en connais qui doivent bien rigoler maintenant.
J’ai vécu avec eux près de dix ans. J’ai même cru être l’un d’eux. Comme eux je bossais cinquante heures par semaine minimum mais moi je gagnais 1500 à 2000 par mois, ils et elles gagnaient deux fois plus et étaient fonctionnaires, ça change un peu les perspectives. J’accumulais les collaborations, les colloques, les projets d’article. Ils et elles étaient mes ami-e-s sur facebook, on buvait des bières ensemble. J’ai perdu de vue les autres. Ceux et celles d’avant, quand j’étais aide-soignant, quand je ne jouais pas au chercheur. J’ai été bête, je n’en reviens pas d’avoir été bête à ce point. Je ne suis pas triste. Je suis seulement en colère. J’aimerais leur arracher les dents par poignées. J’ai vécu avec eux près de dix ans mais ils et elles savaient dès le départ que je n’étais pas à ma place, que je n’avais pas le bon âge, le bon parcours, la bonne attitude. Ils et elles m’ont laissé bosser comme un chien toutes ces années. C’était rigolo. Et si je n’y avais pas cru, et si elles et ils ne m’avaient pas laissé y croire, je me serais moins amusé c’est sûr, j’aurais pris moins de plaisir.
C’était un jour comme les autres au moment où je n’allais pas bien. Souvent quand j’écris, je commence par dire que je ne vais pas bien mais là, c’était pire. J’avais raté mon concours, raté mon audition pour un job, je ne sais plus où aller, je travaillais peu et mal et sinon, je m’ennuyais. Je pleurais de temps en temps. Je lisais des Stephen King. Jouais à des jeux casual en ligne. Pepper panic essentiellement. On aligne des piments de même couleur, au minimum 3 mais le mieux c’est 5 en ligne, et ils grossissent plusieurs fois avant d’exploser mais le fermier au sombrero passe de colonne en colonne pour ralentir notre progression. Et on est jusqu’à 5000 à s’affronter simultanément pour réaliser le meilleur score. C’est génial. Sinon, je traînais sur facebook à l’affût d’une nouveauté musicale. D’un statut à commenter ou d’une photo à liker. Je ne savais plus où aller et je n’avais pas prévu de période doute et introspection, ça n’allait pas du tout. J’accumulais les merdes de santé aussi. Un jour je me réveillais avec un pied ayant triplé de volume, un autre une boule entourait mon coude, et je passe les visites aux urgences à Saint-Louis. Ma femme ne comprenait pas. Elle s’inquiétait. Ne savait que faire. C’est pénible quand il n’y a pas de solution. Quand la seule attitude saine est d’attendre la prochaine tuile qui va nous arracher la tête car rien d’autre ne peut arriver, c’est clair.
C’était un jour comme les autres et ça n’excuse rien. J’ai croisé Françoise, elle aussi avait planté le concours et elle m’a donné les dernières infos, celle qui avait eu la première place était la nièce de machin, tu sais, le directeur de l’institut, elle avait aussi bossé avec bidule donc bon, on n’avait aucune chance et ça ne servait à rien de regretter quoi que ce soit. Et j’ai explosé. C’est quoi ce milieu qui tolère des scandales pareils, c’est à gerber, il faut faire quelque chose, enfin, réagir. Françoise m’a souri, qu’est-ce que tu croyais ? C’est comme ça que ça marche partout tu sais. Ouais. Je sais oui. C’est partout toujours la même chose et les personnes qui racontent partout que le monde change et qu’il faut savoir s’adapter sont celles dont les familles sont aux commandes depuis des décennies. C’était un jour comme les autres où je n’allais pas bien, j’ai croisé Françoise, elle m’a donné les infos que je redoutais d’entendre, je suis rentré vomir chez moi et le soir quand ma femme est revenue du boulot, je lui ai annoncé avec le sourire que j’avais enfin la solution.
Le mois suivant, je retournais torcher des séniles en maison de retraite. Je n’adresse plus la parole aux fonctionnaires et aspirant.e.s fonctionnaires de l’enseignement supérieur et de la recherche. Il faut savoir rester à sa place. C’est important.
7 juin 2013, repris à l’automne 2015, et (enfin!) terminé en janvier 2017…