La rue. La rue avec tous ses fantômes, avec toutes mes retrouvailles. La rue comme seul horizon, pour unique projet. La rue et ses trésors cachés. Tous les enchantements possibles, imaginables. La rue. La nuit. La rue la nuit est toujours plus belle, la chair y affleure davantage, les paroles y sont plus rares, plus vitales. La ville. N’importe quelle ville pourvu qu’elle soit européenne. N’importe quelle rue de cette ville. De hangars ou d’entrepôts, de taudis ou de luxe, blanche ou obscure, n’importe quelle rue. Une nuit parmi toutes les nuits à venir, les précédentes ne comptent pas, elles furent effacées, il n’en reste aucune trace. Nous ne sommes pas là pour le détail et revendiquons l’assassinat de l’anecdote, la destruction des particularismes. Il n’y a pas, il n’y a plus de différence entre ici et ailleurs, hier et demain, vos vies contre ma mort. Certains en doutent, d’autres contestent, ils voudraient en discuter, nous refusons de leur adresser la parole plus longtemps, ce serait la pire compromission qui soit. Et une inutile perte de temps, d’énergie.
Toutes les rues de toutes les villes occidentales se ressemblent et il est illusoire d’espérer discerner l’original des clones, Paris de Rome, Amsterdam de Munich, Lisbonne de Copenhague, il n’y a plus de distance, il n’y a plus de repères, il n’y a plus qu’une seule et même ville, sans discernement. Le joli village globalement capitaliste, globalement blanc, globalement riche, globalement protégé du dehors… Des villes en vase clos, des travailleurs en quarantaine et quelques cartes postales en souvenir, laides évidemment. Les ingrédients sont toujours les mêmes, plus ou moins de touristes, une présence policière plus ou moins discrète, violente, partout la même crasse parfois habilement dissimulée, les proportions varient à peine pour qui sait observer, pour qui ne se laisse pas tromper par les façades, leurrer par vos discours, abuser par le confort et l’habitude et je me flatte de faire partie de ceux là, j’ai rejoint leurs rangs quelques années plus tôt, ils sont mes frères à jamais. Ils sont peu nombreux, mal organisés, anonymes, ils ne sont pas dangereux, non agressifs, vous ne les remarquez pas, vous les apercevez à peine. Ouvrir les yeux n’est pas dans vos attributions. Vous avez d’autres soucis, d’autres préoccupations combien plus essentielles, on ne vous paye pas, on ne vous protège pas, on ne vous surveille pas, on ne vous engraisse pas de démocratie et de droit de l’individu, de télévision et de loisirs, d’élections et de mensonges variés pour que votre temps soit consacré à l’étude de votre environnement immédiat, pour que vous regardiez la lutte en cours dans votre rue, dans votre immeuble, les meurtres commis à vos portes, les viols d’appartement, tout est pourtant filmé, des parkings aux stations de métro sans oublier la rue, nuit et jour, vous ne regardez pas, ce n’est pas votre rôle, surtout pas, vous vous devez d’être utiles, productifs, dynamiques, de préférence imposables, de bons petits citoyens à l’image des modèles de vos multiples écrans publicitaires, il nous semble parfois que votre existence ne se justifie qu’à travers cette exigence publicitaire, vous ne nous voyez pas, vous avez mieux à faire et vous savez très bien vous en persuader, votre utilité, votre sécurité, votre fierté nationale et votre conscience de classe, votre attirail mental rend notre présence indécelable.
Comme si nous n’existions pas. Comme si nous étions morts déjà. Comme si nous n’avions jamais existé. D’un autre temps et d’autres lieux.
Les liens entre nous et votre société se distendent chaque jour, se distendent chaque nuit davantage. C’est notre force et notre impuissance. Notre lucidité gratuite contre vos rentables massacres, vos folies profitables. L’armée des ombres un peu mais j’exagère, il ne faudrait pas oublier le ridicule de la situation. Ce n’est guère qu’une faillite supplémentaire…
Nous connaissons les problèmes, nous survivons au cœur de vos problèmes mais nous ne pourrons jamais les résoudre, le pouvoir, l’armée, les polices sont dans votre camp et nous vous les laissons sans hésiter, sans réfléchir, pas même l’espace d’un cri. Trop convaincus que votre pouvoir n’est qu’illusion, votre confort notre pire ennemi et vos certitudes de splendides impostures, ici rien n’est conçu pour le réveil, tout est somnifère dans vos cités radieuses, vos capitales brillantes, vos larges avenues, vos musées sans poussière, vos intérieurs propres, ici rien n’est conçu pour la rupture, la révolte, les armes et le fracas des bombes, personne ne me fera, ne nous fera avaler que c’est par hasard, que c’est une évolution naturelle, tout cela a été prévu, prémédité et vous en êtes les complices, des marionnettes bien dressées, toutes obéissantes, oui monsieur, bien sûr madame, à votre service, pire que des veaux qu’on mène à l’abattoir, et le pire, si tant est qu’il soit possible de graduer l’horreur, c’est que ça vous plaît, ça vous plaît d’être les acteurs complaisants de ce plan ignoble, de ce projet dégueulasse. Et quand je dis ignoble, quand je dis dégueulasse, je reste bien en deçà de mon indignation, je suis poli, beaucoup trop correct, tu ne peux pas savoir à quel point, je ne connais pas le mot adéquat, ignoble, dégueulasse, ces adjectifs manquent de force, vous avez même réussi à châtrer le vocabulaire, à émasculer la langue, vous avez tout prévu, félicitations. Il nous faudra aussi réinventer le langage. Lui redonner force, brutalité. Anéantir toutes vos formules de politesse. Toutes vos expressions fausses. Tu peux sourire, la vérité marche avec nous. Grâce à vos efforts pour rendre le monde aussi lisse, aussi insipide que possible, la lutte, notre lutte, est morte d’inattention, d’essoufflement, la grande révolution anti capitaliste est devenue un article de consommation comme les autres, un code barre au milieu de milliers de codes barres, au même plan, au même niveau, vous avez supprimé les différences et justifié l’insupportable en toute bonne conscience, et ça, je ne vous le pardonnerai jamais, nous ne vous le pardonnerons jamais, quoi que tu en penses, quoi que tu en dises, mais je m’égare déjà, désolé, au départ je ne souhaitais parler que de ces villes devenues uniformes et de la tristesse suicidaire qui en résulte, je sais bien que pour le reste, tu ne peux pas être d’accord.
Alors d’après toi, il y aurait les témoins d’un côté, conscients mais ligotés, ou impuissants, comme tu voudras, ces merveilleux rebelles, ces superbes guerriers anti impérialistes figés dans leur refus du monde et leur haine des compromis sociaux, sociaux démocrates si ça peut te faire plaisir, et de l’autre, dans l’autre camp, le camp ennemi selon toi, selon vous même si je n’y crois pas beaucoup à ce vous, le bétail, le gros du troupeau, la masse qui travaille et se reproduit et paye ses impôts et râle par habitude sans rien remettre en cause et fait tourner la machine économique et urbaine, la machine capitaliste pour reprendre tes propres termes, un conseil d’ailleurs, fais attention aux mots que tu emploies ou tu finiras stalinien, radoteur, sclérosé, quand tu dis la vérité marche avec nous, franchement, laisse ces formules aux sectes et aux églises, elles adorent ça, et donc le troupeau ne se rend compte de rien parce qu’il ne sait plus ouvrir les yeux, parce qu’il regarde la télévision et va voter un dimanche tous les deux ans, ce ne serait pas un tout petit peu simpliste, un tout petit peu manichéen comme raisonnement, tu sais, le genre de discours qu’on tient à quinze seize ans histoire de jouer à vomir les adultes, tout ça parce qu’on ne sait pas rejoindre leur monde, tout ça parce qu’on manque de fric, d’avenir clair et surtout parce qu’on est encore puceau et qu’il faut bien trouver un quelconque exutoire alors vive le drapeau noir ou rouge ou les svastikas. Je trouve ça mignon comme point de vue mais j’ai l’impression que la réalité est un poil plus complexe quand même et qu’il n’y a pas juste deux camps, les bons d’un côté dont évidemment tu ferais partie et les cons de l’autre où tu me ranges sans hésiter, merci d’ailleurs, ça fait toujours plaisir.
C’est toi qui simplifies et ça ne m’étonne pas, c’est tout à fait normal, je n’attendais pas autre chose de ta part, tu n’écoutes pas la moitié de ce que je raconte et l’autre moitié, tu la déformes, tu la caricatures, je te parle révolution et tu réponds adolescent attardé, je te parle lutte armée et tu me traites de puceau pré-pubère. C’est ça être stalinien, déformer la réalité, ne garder que ce qui t’arrange, telle formule égale telle case, ce n’est pas parler de combat anti capitaliste ou d’armée des ombres ou de prolétariat, tout ce vocabulaire que vous avez réussi à rendre obscène, vous avez transformé nos rêves les plus profonds en insultes. Et l’argument de la profonde complexité des choses ne vaut rien, c’est vraiment le pire argument qui soit, ce n’est qu’un prétexte lamentable pour ne rien dire, ne rien faire, tout accepter en bloc, gober la bouche ouverte, les yeux fermés, le cœur absent. Moi par contre, je parle, j’essaye d’être clair, honnête, compréhensible, j’essaye de cerner ma vérité au plus près, au plus juste, toi tu penses à autre chose, tu regardes les filles passer dans la rue ou les voitures ou les éboueurs ou je ne sais quoi et c’est exactement ce que je disais tout à l’heure, on est en cœur du problème, nous ne pouvons plus vous adresser la parole, vous ne voulez plus écouter, vous ne savez plus recevoir des arguments différents de la bouillie médiatique qu’on vous sert quotidiennement, c’est devenu une drogue pour vous, donnez-nous aujourd’hui nos mensonges journaliers, vous ne sauriez plus vivre sans, vous ne savez que remercier, nous n’avons plus rien à vous dire, plus rien à échanger ensemble, nous sommes trop étrangers l’un à l’autre et évidemment tu ne peux pas l’admettre, tu ne peux même pas le concevoir, ça doit te paraître absurde, prétentieux, gonflé d’orgueil, je parle dans le vide là, ça ne me dérange même plus, je finis par trouver ça naturel.
Si tu crois que tu vas t’en tirer comme ça, tu te plantes, dire je parle, tu n’écoutes pas, tu es trop con pour comprendre, je perds mon temps, c’est un peu facile je trouve, tu m’as habitué à mieux, à plus délicat, on est là tous les deux, on n’a rien d’autre à foutre sinon parler en buvant des bières au soleil alors on va continuer à parler en buvant des bières au soleil et je suis prêt à t’écouter, attentivement, sans t’interrompre, explique-moi, j’ai du mal à te suivre, je suis pas certain de comprendre toute l’histoire à vrai dire. Tes vieux fantasmes de révolution, ta nostalgie terroriste, je m’en fous complètement, j’ai passé l’âge, ça m’amusait à quinze ans puis j’ai tourné la page, je ne sais même pas comment tu peux encore tenir sérieusement ce genre de discours, ça fait vingt ans que c’est périmé, ça a toujours été périmé, tes héros d’Action directe n’ont été que des pions manipulés, tu le sais tout aussi bien que moi, et pareil pour les brigades rouges, pour les cellules communistes combattantes, la propagande par le fait n’a jamais débouché sur rien de tangible, par contre tout ton début sur les villes, ça m’intéresse.
Oublie Action directe s’il te plaît, ou je vais perdre tout sens de l’humour. Dans toutes les rues de toutes les villes occidentales, quels que soient l’heure, la saison, l’état de mes finances, mon degré de fatigue, la position de mon corps, je peux boire, marcher des nuits entières, regarder les femmes sans jamais éprouver le besoin ou l’envie de les suivre, de les siffler, de leur adresser la parole, leur proposer du feu, un clope, un pieu, n’importe quoi, de l’argent même… coucher avec des garçons, boire encore, regarder les femmes et songer à la défaite, rêver les victoires improbables, les révolutions avortées, l’alcool n’est pas une menace quand on sait respirer avec la ville, dans la ville, n’importe laquelle, une rue chasse l’autre à jamais. Le danger s’apprivoise vite quand on vit dehors ou bien on meurt, il n’y a pas de milieu et moins encore de juste milieu dans l’histoire. Les choix alternatifs sont loin derrière, nous ne sommes plus certains de nous rappeler ce que cela signifie, choisir. Nous sommes du côté du destin. Vous pouvez hausser les épaules, bailler, estimer que je me prends trop au sérieux, que je dramatise, que je joue un personnage qui ne me convient pas, ce n’est pas mon problème. Et toi, avant de m’interrompre encore avec tes questions hypocrites, faussement naïves, avant de me gonfler avec tes objections petites et bourgeoises – tu vois ce que je veux dire – écoute-moi encore un peu, pour une fois que j’essaye de développer quelque chose, donne-moi un peu de temps. Et éteins-moi ce crétin de portable, de quoi vous avez l’air tous, vous ne vous rendez pas compte, vos rues, vos boutiques, vos intérieurs sont pourtant saturés de miroirs, à quoi ça vous sert, votre ennui est donc si terrible ? Les villes m’appartiennent, les villes sont mon domaine, les villes me tuent tout espoir et génèrent mon énergie, sans elles je ne suis rien qu’un corps ensanglanté, sans elles je ne suis rien, sans moi elles continuent à vivre, il n’y a pas égalité de chance ni égalité de traitement. Ils me font rire, liberté, machin, truc, tout ça inscrit dans la pierre histoire de marquer, de baliser leur territoire, de se rassurer aussi peut-être, à force de le lire partout, on finit par y croire. Qu’importe. Une conversation imaginaire abandonnée par manque d’issue.
Pas de soleil, pas de bière, personne pour m’écouter, l’hiver des rues parisiennes, le froid au fond des os, il faudra bientôt se plaindre.
Il faut d’abord raconter l’histoire. Je ne me suis pas encore présenté.
Je n’ai pas trente ans, je n’ai pas de travail et pas de maison, pas de papier, juste quelques fringues et quelques adresses, périmées pour la plupart, des médicaments aussi, contre ceci cela et, pour le désespoir, l’alcool est en vente libre, il est également possible d’en voler. La rue, la nuit, Paris cette fois là, fin novembre 1998, la nuit et le froid, l’hiver n’en finit pas de blesser, Philippe m’héberge et me baise depuis une semaine, je commence à m’ennuyer et il le sent, il voudrait bien me retenir, me domestiquer, et je l’entends qui parle, qui voudrait me convaincre, reste au moins jusqu’au printemps, la ville est dangereuse l’hiver, me dit-il, lui qui ne sait rien du danger, lui qui ne connaît pas l’hiver, et il voudrait que je le prenne au sérieux, il parle encore, les gens y sont encore plus froids que les rues, tu t’installerais dans la chambre d’ami, on n’est même pas obligé de coucher ensemble tu sais. Je sais. Je ne suis même pas obligé de rester là à t’écouter, à laisser la ville, les villes battre sans moi. Et je l’entends qui parle à nouveau, tu es un type sensible, intelligent, je tiens à toi et ça n’a rien à voir avec le cul, ça me fait mal de voir quelqu’un comme toi dehors, ta place n’est pas dans la rue et ce n’est pas de la sensiblerie, dit-il. Tu peux t’en sortir, tu as tous les atouts en mains et moi j’ai envie de t’aider, je me sens bien avec toi, ce n’est pas normal que seules les crapules bouffent avec des couverts en argent, il y a une place pour toi dans l’histoire, j‘en suis convaincu, laisse-moi t’aider et ça n’a rien à voir avec de la pitié, de la sensiblerie et toutes ces sortes de choses, il parle avec ses mains, il m’a parlé hier de ses origines espagnoles, il parle beaucoup. Si, c’en est de la sensiblerie mais je ne lui dis pas, je ne lui réponds pas, je le regarde en souriant, c’est étonnant un tel manque de tendresse… Tu es un amour Philippe, un type sympathique, en d’autres circonstances tu aurais pu devenir mon mari, tu es mignon, tu me baises bien, malheureusement tu restes un bourgeois. Un petit bourgeois avec son petit appart à deux pas du Marais, sa petite bibliothèque, ta bonne petite conscience de gauche bien pensante, tu lis Bourdieu, le Monde diplo et les Inrocks, tu m’agaces au fond. Bien sûr je suis sectaire, intransigeant. Et j’ai bien sûr tort de refuser le confort que tu m’offres, l’espèce d’amitié que tu me proposes. Tu parles trop aussi, je me méfie de ceux qui se méfient du silence. Ne rien devoir à personne, jamais. Ne jamais tendre la main et ne jamais demander quoi que ce soit. Le poing tendu comme au réveil et raide, tellement raide. Il n’est plus question de repos ou de réussite.
Reprendre au début ? Évoquer les origines…
L’enfance est morte, j’ai tué l’adolescence. La période boutons sur la gueule et dépression existentielle bien au chaud chez les parents, l’époque Cure-Bukowski, une farce sinistre, mal jouée. Tout brûler, tout détruire, laisser tomber les études, vouloir mourir et continuer, la loi du moindre effort, du moindre courage, découvrir l’ANPE, rencontrer une femme. Devenir une espèce d’adulte avec de beaux problèmes d’adulte : payer les factures, choisir la machine à laver et les prénoms des marmots. À vingt ans, je me suis marié, ma mère m’a pistonné pour rentrer dans son usine. Charger des palettes, entasser des cartons, le travail automate huit heures de rang et rentrer retrouver ma femme et mes deux filles. Léa, Amandine. Deux filles superbes, je les aimais plus que mon sang avant le départ. J’ai adoré être père, j’étais doué pour ce rôle, à ma grande surprise. Moi qui méprisais la vie, j’étais capable de la transmettre… J’ai arrêté de lire à ce moment là. Je ne voulais pas me faire remarquer. J’ai appris la cuite du vendredi soir et la discothèque du samedi et le film du dimanche soir sur TF1, j’ai appris les réflexions racistes et la haine des pédés, la belote et la médiocrité crasse du prolétariat. Prolétariat de merde, beauferie à tous les étages, fascisme des petits, des écrasés, le grand soir pue la Kronenbourg tiède et le drapeau bleu blanc rouge… J’ai regardé grandir mes filles pendant cinq années, j’aimais ma femme, j’aimais ma famille, je vivais dans une petite ville du centre de la France, un trou perdu mais je ne méritais pas mieux et j’en connaissais tous les angles, j’étais chez moi. Ma femme m’aimait. Valérie. Elle travaillait dans une usine de confection. Une fille bien. Plus séduisante que belle. Elle y travaille peut-être encore, je n’ai pas de nouvelle, je ne cherche pas à en avoir. Il n’y a pas eu de rupture nette, de cassure, je ne me suis pas réveillé un matin en haïssant ma vie, juste je n’étais pas fait pour vivre comme ça. Nous partions en vacances deux fois par an. L’été à la mer, chez ma sœur, La Tremblade. L’hiver une semaine chez sa mère, à Colmar. Je me rappelle les visages, les odeurs, les salles à manger, je ne me souviens pas d’une seule parole. Je me rappelle les trajets automobiles, les filles supportaient mal. Je me rappelle le flicage permanent, amical, insidieux. J’évite de regarder en arrière, cette vie est morte depuis. Je n’ai plus eu le désir de rester avec elles trois. Je n’étais pas à la hauteur de leur besoin d’amour, je suis parti. Sans prévenir, sans laisser un mot. Au revoir le travail et l’emploi du temps, adieu la famille, la tendresse. Ce que je n’avais pas osé vivre à seize ans, je le vivais à vingt six. La rue, la route, les villes, toutes les villes, la nuit de préférence. Et ça n’a rien de propre.
Aucun romantisme dans l’histoire.
Et Philippe continue à parler, plus il parle et moins il comprend. Il parle pour que je reste, ses paroles me chassent – effet secondaire imprévu, mode d’emploi inadéquat. Je ne sais plus aimer, je ne sais plus avoir confiance, tu aurais dû le sentir mais tu parles, tu parles encore, tu n’arrêtes pas de parler, je n’écoute plus, ça ne sert à rien, je fourre quelques affaires dans mon sac à dos ruiné et pars en claquant la porte, tu me suis dans l’escalier, tu me suis dans la rue, tu pleures, ça s’entend mais je ne veux pas voir ça, ce n’est pas un choix de faire du mal aux gens mais ça arrive tout le temps, je finirai par ne plus rencontrer personne histoire d’abaisser la souffrance du monde…
La ville, la nuit, la rue, n’importe lesquelles, je vis au hasard et crèverai de la même façon. Bien abîmé déjà. Le cerveau en pilotage automatique repère tous les détails menaçants, une machine à survivre en évitant le plus possible tout dommage corporel et les occasions ne manquent pas. Les flics hargneux, les beaufs en chasse et la haine très répandue de l’errant. Pour le fric, les clopes, la bouffe, il y a toujours moyen de se démerder quitte à fouiller les poubelles, à récupérer les mégots dans la rue. Dormir pose plus de problème. On apprend vite à dormir par séquence d’une demi-heure. À se réveiller sur ses gardes et prêt au pire. Le plus important est de garder figure humaine histoire de se lever un type de temps à autre, les femmes se méfient trop, reposer la machine, redécouvrir le plaisir des bains, des caresses et la peau douce, dormir accompagné sous une couette dans une chambre propre chauffée, être réveillé par un geste tendre et l’odeur du café. Je sais, j’atteindrai vite la limite d’âge. Très vite je n’inspirerai plus désir, pitié, envie, très vite je serai sale, encombrant, inutile ou quelque chose d’approchant. Rien qu’un pauvre type qui zone, tout juste capable de dormir parfois au samu social, parfois à l’armée du salut, j’apprendrai à faire la manche, à baliser mon territoire, repérer les cartons et les racketteurs, jamais je ne me suis résolu à tendre la main, l’orgueil, la haine de la pitié, des bourgeois, la haine. Je me promène, je me débrouille, un type m’aborde et parfois je le suis, parfois je continue ma route les poings serrés, le ventre vide. Mobile, en marche, pesant, hargneux, loin de toute liberté et sur la corde raide sans cesse. Je suis comme les villes du monde occidental, je n’ai plus de passé, plus d’histoire, je fonctionne au jour la nuit, je suis comme les villes du monde occidental, je ne me demande jamais à quoi je sers, je suis comme elles, la destruction en marche et s’il y avait une issue de secours nous serions depuis longtemps informés. Verser une larme ou n’en pas verser, tuer un peu, mourir beaucoup, je me rappelle mes filles et ma femme et ma maison et ne regrette plus, ne regrette rien.
Paris, janvier – mars 1999