Pau Lorca (version courte)

Note : si cette maison de retraite paloise a existé, et existe peut-être encore, il va de soi qu’aucun des noms ou prénoms présents dans ce texte de fiction ne correspond à une personne réelle, décédée ou vivante.

***

Ça se passait toujours de la même façon. À peine étais-je entré dans le poste de soins pour prendre les transmissions, mon bip sonnait. Chambre 10. Alors, le plus calmement du monde, je l’éteignais. Si c’était Françoise en face de moi, elle s’indignait. Je n’avais pas le droit de faire ça. C’était dangereux, c’était irresponsable. Et de me citer le règlement intérieur, article 7, le personnel à son arrivée prend le bip qui lui a été attribué et le MAINTIENT ALLUMÉ durant TOUTE la durée de son travail. J’entendais les majuscules dans sa voix tandis qu’elle continuait à s’exciter, pauvre vieille fille. Jamais ils n’auraient dû m’embaucher, qu’est-ce qui leur était passé par la tête ? Mais elle préparait un rapport, elle allait parler de mon cas, de mon attitude. Elle m’apprendrait à faire le malin. Si c’était Michèle, elle se contentait de sourire. Sans doute n’approuvait-elle pas mais ça ne la choquait pas non plus. Elle souriait, c’est tout.

C’étaient les deux infirmières de jour. L’une avait soixante-cinq ans, elle était à peu près aussi désagréable que conne. Elle me parlait comme à un chien, je répondais sur le même ton ou ne l’écoutais pas, ce qui l’agaçait et les transmissions duraient maximum trois minutes. J’ai toujours eu du mal avec les gens désagréables. Et je ne suis pas du genre à chercher des excuses, des explications. Je ne pardonne pas facilement. Dès le départ on s’est accroché. Le premier jour, bossant de vingt heures à neuf heures, je me suis pointé à moins cinq, elle m’a reproché d’être en retard de dix minutes. Si ça se reproduisait mais je ne vous le souhaite pas, je serais obligée de le signaler. Oui ma chérie. Je n’ai pas répondu si ce n’est d’un sourire mais ensuite, je vérifiais le planning et, si elle bossait, j’arrivais à vingt heures précises. Une fois sur deux, elle était déjà partie, me laissant un mot sec sur le bureau. Ni bonsoir ni bonne nuit et des impératifs à chaque ligne. Je regrettais parfois ses départs prématurés, nos accrochages avaient le chic pour m’énerver quelques heures, ça m’aidait à rester éveillé. Michèle avait quarante-trois ans et un beau sourire triste. Une blonde solaire qui n’avait rien à faire dans cet endroit mais elle payait sa voiture et son divorce, elle était coincée. On s’entendait bien, on se comprenait. On échangeait du mauvais boulot contre une mauvaise paye mais on faisait de notre mieux malgré tout. On faisait notre possible en évitant d’y laisser des plumes. J’aurais bien aimé vivre une histoire avec elle, je n’ai pas osé lui proposer. Elle avait assez d’ennuis comme ça.

Mon bip neutralisé, je prenais les transmissions. Température à surveiller telle et telle chambre, Me B. est à l’hôpital, elle rentre jeudi, Mr V. est décédé à dix heures, chambre 132 elle se plaint de ne pas avoir eu ses gouttes dans les yeux hier soir, tu lui as donné ? oui, bien sûr. En fait, j’oubliais un soir sur deux. Un aide-soignant touche plus volontiers les fesses que les paupières.

Après ça, j’allais faire mes trois ou quatre couchers. Je croisais les filles de jour dans les couloirs, je ne connaissais pas leurs noms et elles ne connaissaient pas le mien. On avait juste le temps de se dire bonsoir. Certaines me plaisaient assez, mignonnes et coincées dans des blouses peu nettes, du travail trop lourd, elles sentaient bon la sueur et la résignation, les petites défaites. La rapidité de nos échanges m’obligeait à rester concentré sur des détails, l’arrondi d’une lèvre, une mèche de cheveux, le profil d’une paire de seins.

C’est très important de coucher correctement quelqu’un. L’emmener dans sa chambre, fermer la porte et ouvrir le lit, le déshabiller, le changer, nettoyer les éventuelles déjections, mettre une couche propre, pyjama ou chemise de nuit, et le caler pour la nuit avec la sonnette à portée de main et les barrières si besoin, tout ça en bavardant un peu avec la personne histoire de savoir ce qui se passe dans la journée et souvent, il ne se passe pas grand-chose, c’est le moins qu’on puisse dire. C’est rigolo le vocabulaire. Pour un vieux, pardon, pour une personne âgée, on ne dit pas merde mais selles, on ne dit pas couche mais protection, et les barrières s’appellent des bas flancs. C’est rigolo au début puis on cesse de faire attention, la curiosité s’émousse. La bienveillance idem. On s’en fout des vieux. On s’en fout de leurs histoires. De leurs problèmes. On est là pour les coucher alors on les couche, on est là pour les torcher alors on le fait et c’est tout. On les écoute lorsqu’ils parlent. On leur tient la main lorsqu’ils pleurent. Parfois on sympathise, le plus souvent on s’en moque. Quant aux décès, ils soulagent bien plus souvent qu’ils ne peinent : une toilette en moins, trois changes en moins, trois repas en moins à faire prendre mais attendons de voir qui prendre sa place. Et quand un néophyte ose parler de vocation, on éclate de rire mais pas parce que c’est drôle. On éclate de rire parce qu’il serait idiot de cogner pour si peu.

Étant le seul mec de toute l’équipe, on me refilait les vieux et vieilles les plus lourds, les plus crispés, ceux qui s’accrochent à leurs fauteuils comme si leur vie en dépendait, mais ça ne me gênait pas, ils ne protestaient jamais, ne réclamaient rien et ça me mettait en forme pour la suite de suer un bon coup. Je faisais ce boulot depuis huit ans déjà, j’aurais pu le faire les yeux fermés, ça ne m’aurait pas pris plus de temps.

Vingt minutes plus tard, je prenais mon café et ma clope à la réception.

Je rallumais mon bip par acquis de conscience. La 10 et la 229. La folle et le gueulard. Comme tous les soirs. Pas de quoi s’affoler. Pas non plus de quoi le laisser allumé. Et tant pis pour le règlement intérieur.

Regarder l’heure et décider qu’on est dans les temps, en profiter pour reprendre café et cigarette. Qu’est-ce que c’est bon. Le calme domine. Bref moment de répit, de solitude. Le savourer. Le plaisir se conquiert seconde par seconde chez les CSP -. Plaisir d’attendre lucide, prêt à lutter. Écouter son corps avant de lui donner des ordres. Il faudra tenir encore. Cinq minutes où je ne peux m’empêcher de réfléchir. Ma vie aujourd’hui n’est pas terrible, travailler, dormir, regarder la télé, boire, sentir les lombaires tirer, ma vie a peu d’envergure, je suis peut-être en train de la rater, qu’est-ce que j’attends pour modifier ma trajectoire ? Écraser son mégot sans avoir trouvé de réponse, rincer la tasse et reprendre le cours normal de ses activités. C’est bien le travail. On gagne de l’argent et on évite de trop penser. Remonter au poste de soins. Sortir les gouttes du frigo et les poser sur le chariot de médicaments. Appeler l’ascenseur en un soupir.

C’est parti.

Je commençais toujours par le deuxième étage, chambre 229. La veilleuse clignotait rouge au dessus de la porte. Elle avait dû être belle quarante ou cinquante ans plus tôt. Le visage se maintenait à peu près, excepté le regard devenu dur et froid, mais le corps ne ressemblait plus à rien. Elle sonnait pour que son fils vienne la chercher et la ramène chez elle, compte là-dessus ma chérie. Ton fils, il vient te voir deux fois dans l’année, quand il en a le temps, et ta maison doit être vendue depuis des années. C’est qu’il faut le payer ton séjour ici, et ce n’est pas donné. On ne peut pas lui en vouloir. Il a sans doute cinquante ans, voire plus. Il doit avoir femme et enfants, une maison, une voiture, divers problèmes à régler. Sa vieille mère folle, il ne la reconnaît plus vraiment. Il n’a rien à lui raconter. De toute façon, tu n’écoutes rien. Tu veux partir, c’est tout. Lui ne peut pas t’emmener, c’est une situation sans issue. Comme je venais pour lui donner son traitement et rien d’autre, elle m’envoyait promener. Me claquait la porte au nez avant de se barricader, elle parvenait encore à déplacer ses meubles. Les premières nuits, j’avais tenté de la convaincre. De la faire obéir. Maintenant, je me contentais d’entrer pour neutraliser son appel, elle m’insultait, qu’est-ce que vous faites là, sale pervers, dégueulasse, je vais me plaindre à la direction, je lui souhaitais une bonne nuit et balançais ses médocs excepté le Lexomil®. C’était la seule vraiment pénible de l’étage. Les autres se plaignaient ou râlaient mais doucement dans les deux cas, ils n’étaient pas gênants, ne retardaient pas ma progression. Il y avait ce petit vieux chambre 216. Lui je le trouvais attendrissant. Il était perdu. On est où ? qu’est-ce qu’on fait maintenant ? vous, vous allez dormir et moi je vais travailler, il est quelle heure ? c’est le jour ou la nuit ? et ma femme, vous n’avez pas vu ma femme ? je la cherche partout… Elle était morte dix ans plus tôt et je pense qu’au fond de lui, il le savait. Il refusait de l’admettre et je pouvais comprendre ça. Je prenais le temps de lui parler, de le rassurer, lui sourire, lui tenir la main, je sais m’occuper de ces gens-là, je sais comment les prendre et comment les manipuler, je donnais les mêmes réponses aux mêmes questions sur le même ton et neuf fois sur dix, il ne dérangeait personne par la suite. La dixième nuit, il visitait les chambres les unes après les autres à la recherche de sa chère et tendre épouse. Et que j’allume la lumière, et que je vire les couvertures, c’est toi Josette, est-ce que c’est toi ? mais qu’est-ce que tu fais là ? ça fait des heures que je t’attends, allez viens ma chérie, il prenait le bras, tirait dessus, il s’irritait presque devant la lenteur de sa femme, pourquoi ne lui sautait-elle pas au cou ? c’est ce qu’elle faisait avant, il ne comprenait pas et les vieilles m’appelaient au secours et je le ramenais dans sa chambre le sourire aux lèvres et les larmes aux yeux, venez avec moi Louis, c’est l’heure de dormir, il faut vous reposer… et nous marchions côte à côte à petits pas. Malgré tout ce que je peux dire, je n’ai jamais su être complètement cynique dans mon boulot. J’ai toujours voulu le faire de mon mieux.

Ce n’est pas difficile de changer une couche. De subir les odeurs. Ce n’est pas difficile de voir les corps se dégrader et de penser aux nôtres ou à ceux de nos parents qui, si tout se passe comme prévu, prendront le même chemin. Ce n’est pas difficile les dépressifs et les Alzheimer. On s’habitue à tout ça. On s’y habitue bien. On en rigole entre nous et de bon cœur. Non, le plus difficile, c’est le travail à la chaîne. Nourrir six vieux en vingt minutes. Celui qui avale bien a de la chance. Celle qui déglutit mal aura droit à cinq cuillerées maximum. Coucher quelqu’un en quatre minutes. Enchaîner jusqu’à ne plus rien voir. Jusqu’à ne plus savoir pourquoi on est là. Ce qui est dur, c’est quand on réalise qu’on fait du mauvais boulot. Qu’on s’occupe mal des gens. On continue un temps. Parce qu’on sait faire, parce qu’il y a du travail, parce qu’il faut bien payer les factures, le loyer. Puis on évite d’y penser. On choisit de fermer les yeux. Ou on change de voie. Mais reprenons l’ascenseur.

Au premier, ça se corsait.

Le passe-temps favori de Mr Wissermann, chambre 107, était de virer sa couche, d’enfiler sept ou huit pulls avant d’aller se promener dans les couloirs et pisser dans tous les angles possibles. S’il n’était pas neutralisé assez vite, il lui arrivait de descendre au rez-de-chaussée, dépasser l’accueil histoire d’aller marquer son territoire dans la cuisine. Un grand bonhomme bien en chair avec une sympathique tête d’ahuri sénile. J’avais toujours droit à un grand sourire lorsqu’il me voyait. Il répondait parfois à mes questions par une monosyllabe mais c’est toute la conversation qu’il pouvait offrir. Quant à savoir pourquoi, dans des chambres et des couloirs surchauffés, il avait besoin de six ou sept couches de vêtements, cela restait une énigme. C’était strictement interdit mais je m’en foutais, une fois les médicaments avalés, une partie tout du moins, il en recrachait toujours une bonne moitié, je le balançais dans son lit, mettais les barrières puis l’enfermais à clé. Au pire, il tremperait son lit avant d’enjamber une barrière et se casser un os ou deux. Un court séjour hospitalier reposerait tout le monde. Il me regardait souriant, sans comprendre. Je repassais dans sa chambre vers les cinq heures du matin avec des draps et une couche propre, virais les barrières, les changeais lui et son lit avant de lui souhaiter une bonne journée. Les filles de jour se plaignaient souvent. À huit heures, elles le retrouvaient emmitouflé dans la salle de bains, des flaques d’urines dans toute la chambre et le matelas trempé. Il aurait peut-être fallu l’attacher mais je refuse d’accomplir ce genre de gestes. Déjà que mettre les barrières dans son cas, c’était limite…

C’est l’avantage qu’il y a à travailler seul. On est responsable de ses actes, comme d’habitude, et en plus, on a le droit de s’organiser comme bon nous semble, quitte à bousculer les consignes médicales et le règlement intérieur. Tant qu’il n’y a pas de plainte et pas d’accident, ils laissent faire. Et même si je manquais parfois de prudence, eux manquaient tellement de personnel qu’ils n’osaient rien dire.

Sa voisine était très gentille mais elle tenait absolument à me raconter sa journée, à me poser des questions, vous venez d’où ? vous vous plaisez ici ? qu’est-ce que vous avez fait de beau aujourd’hui ? et, en jeune homme bien élevé, je répondais avec le sourire. Au bout de dix minutes, j’abrégeais la conversation. Je n’avais rien contre elle, je la trouvais plutôt sympathique mais elle m’épuisait. Et les autres attendaient leurs cachets, leurs gouttes, leur visite du soir. Et plus tôt je finissais mon tour, plus tôt je pouvais fumer.

Il y avait aussi Me Nicot. Aussi grande que maigre, de maigres épis blancs plantés sur son crâne sans logique apparente. J’entrais dans sa chambre, elle était en train de faire sa valise. Robes d’un côté, sous-vêtements de l’autre, le tout plié à la perfection. Elle, je ne pouvais pas lui mettre les barrières sinon elle se mettait à hurler et ça pouvait durer des heures. Qu’elle crie ne me dérangeait pas plus que ça mais ses voisines n’étant ni sourdes ni séniles, elles ne manqueraient de le signaler le lendemain et là, je pouvais avoir des ennuis.
– Bonsoir Madame, qu’est-ce que vous faites ? Question idiote, elle fait sa valise. Et je sais bien pourquoi. Je joue le jeu, comme tous les soirs.
– J’ai un train à dix heures. Je ne demande pas la destination. Je ne suis pas payé pour l’aider à développer son délire, ses fantasmes. Bayonne ou Paris, qu’est-ce que ça change ? elle ne partira pas.
– Il est vingt et une heures trente Madame, vous prendrez un train demain.
– Vous me dites ça tous les soirs. Elle n’avait pas tort. À force d’arguments plus ou moins convaincants, je parvenais à la faire se déshabiller. Et ça recommençait avec les médicaments. Comme tous les soirs. Et le bleu, c’est pour quoi ? Pour votre tension, Madame, ça fait dix ans que vous le prenez. Et le petit blanc là ? Pour vous aider à vous endormir. Vous voulez me droguer, c’est ça ? Comme ça, je ne vous dérangerai pas et vous pourrez dormir toute la nuit au lieu de bosser ? Mais non… J’évitais de soupirer en sa présence, ça la mettait en rage. Dites donc jeune homme, si vous êtes fatigué à votre âge, qu’est-ce que ça sera au mien ! Ah elle est belle votre génération ! etc. etc.

Dans l’ascenseur, vérifier l’état de mon visage. Apprécier l’ampleur des cernes. La vivacité plus ou moins franche du regard. Apprécier la netteté de mon rasage, m’effleurer du dos de la main. Oublié la base du cou à gauche. Personne ne m’en fera la remarque. Les ascenseurs sans miroir n’ont aucun intérêt, je les évite. Je me regarde. Je me tiens droit. Mince et des épaules carrées. Quand je suis en forme, je parviens à trouver mon physique intéressant. Je ne suis pas beau et je le regrette. « Être une heure, une heure seulement, être une heure, une heure quelquefois, beau, beau, beau et con à la fois », moi aussi j’en rêve. Mais j’ai une gueule. Une attitude. Pas un poil de graisse. Je sais être tendre aussi. Pourquoi les filles ne le remarquent-elles pas ? Pourquoi, excepté Myriam, n’ai-je pas su en garder une seule plus d’une nuit ? Je peux être drôle, je sais offrir et recevoir. Regarder mon visage et y trouver des raisons de continuer. Bientôt une clope. Souffler un bon coup et repartir.

Le plus dur, c’était le rez-de-chaussée. C’est là qu’il y avait le moins de chambres pourtant, seulement douze. Mais c’étaient les douze plus lourds. La moitié était démente option agressive, l’autre moitié infecte. La palme revenait et de loin à Mr Granger, chambre 10, l’obsédé de la sonnette. Il en avait des cals aux pouces. J’ai rarement rencontré quelqu’un d’aussi pénible. Quand on a quatre-vingt-sept vieux à charge pendant treize heures, c’est normal d’avoir des préférences, des affinités, et d’autres avec qui ça ne passe pas. C’est humain. Et, en bon professionnel, avec tout le monde on sourit, on reste calme, on fait son job. Avec lui, je n’y arrivais pas. La congruence n’est pas une attitude naturelle. J’entrais dans sa chambre, disais bonsoir avec le sourire et lui beuglait MES MÉDICAMENTS, ils sont là monsieur, ET MES GOUTTES, tenez, bonne nuit, ATTENDEZ, AIDEZ-MOI À LES PRENDRE, il aboyait des ordres et, le plus souvent j’obéissais. Redressais la tête du lit, remplissais sa carafe d’eau. J’avais envie de le cogner. De lui faire mal, qu’il la boucle enfin. Il me rendait malade à crier. Je m’étais renseigné, il se comportait ainsi avec tout le monde. Même avec ses enfants. Il avait pourtant toute sa tête. S’il avait été fou, ç’aurait été différent. Je n’aurais pas su lui en vouloir. Mais il savait ce qu’il faisait, il le savait très bien et moi qui me suis battu une seule fois de toute ma vie, je serrais les poings à m’en blanchir les phalanges. Lui balancer une droite, quel pied ce serait. Je me contentais de l’envoyer promener en claquant la porte. Et trois heures plus tard, j’aurai ma revanche. Chacun son tour de jouer l’abruti. Et que personne ne vienne me bassiner avec la maltraitance…

Son voisin dont j’ai depuis oublié le nom n’était pas mal non plus. Un genre très différent. Lui ne criait pas, il n’ouvrait jamais la bouche, il se contentait de vous fixer avec un regard d’une tristesse inouïe. De beaux yeux bleus et verts. Sa spécialité, c’était de se coincer les jambes, les bras ou la tête dans les barrières. De se coincer vraiment. J’avais souvent peur de lui casser quelque chose quand je le sortais de là. Je le manipulais en surveillant son visage mais ce dernier n’exprimait rien sinon son habituel désespoir ophtalmique. Je le bloquais comme je pouvais avec des coussins, des oreillers et lui semblait me demander mais pourquoi tu te donnes tant de mal mon garçon, tu ne pourrais pas me laisser crever une fois pour toutes ? Regarde-moi, imagine ma vie, mets-toi vingt secondes à ma place, tu ne crois pas que ça suffit ? Quand je n’avais pas la pêche, j’évitais de croiser son regard. On se protège comme on peut dans ce genre de boulot. On croit se protéger mais quand même, ça bouffe l’intérieur.

Avant de pénétrer chambre 1, je vidais mes poches, ôtais ma blouse, fermais le chariot de médicaments à clé, n’emportant avec moi que les gouttes de Mr Trimoux. Il ne payait pas de mine. Un mètre soixante, cinquante kilos à tout casser, le visage avenant, il était chaque fois installé dans son gros fauteuil à lire un Paris-Match d’il y a trois ans. Il était fou à lier et ça ne se voyait pas. La journée, personne n’osait entrer seul dans sa chambre. Je le dominais d’une tête et de vingt-cinq kilos mais je surveillais chacun de nos gestes et ne lui tournais jamais le dos, même une seconde. Je respirais le moins possible. Si une parole, si un mouvement le surprenait, il pouvait vous sauter au cou et serrer fort, longtemps. Le but du jeu brillait par sa simplicité : qu’il prenne son Haldol®. Vingt gouttes au coucher. Parfois, je réussissais. Sinon je fermais sa porte à clé, là j’en avais le droit. Je finissais toujours par lui. C’est dans cette chambre que je perdais le plus d’énergie je pense.

Les médicaments distribués, je retournais à la machine à café clope au bec. C’est à ce moment que je découvrais avec qui j’allais passer la nuit. Émilie ou Christèle, vingt ans toutes les deux et une fille possède pas mal d’atouts à cet âge. Christèle habitait Tarbes. Elle avait pris ce boulot en attendant mieux et refusait d’y mettre plus d’énergie que nécessaire. Dès qu’elle pouvait s’allonger, elle fonçait, s’endormant en trois minutes montre en main. J’aimais la regarder dormir bouche entrouverte. J’aimais plus encore lui préparer un café à six heures du matin avant de la réveiller en lui parlant doucement, touchant son épaule à travers le drap. Il faut admettre que son travail était encore moins excitant que le mien, trois vieux à coucher, ménage, repassage, et à l’aube, deux vieux à laver. On fumait tous deux comme des pompiers, on se racontait nos vies et des blagues. Rentré chez moi au matin, je me branlais en fantasmant sur elle. Émilie avait moins de charme et prenait son travail très au sérieux. Elle n’était pas payé – le SMIC et zéro prime – pour dormir et donc ne dormait pas. Elle n’arrêtait pas une seconde, entretenait d’excellents rapports avec la direction. Elle était là pour faire carrière et le pire, c’est qu’elle y croyait. L’employée modèle toujours prête à balancer des saloperies sur ses collègues pour se faire bien voir. Elle faisait sûrement pareil avec moi mais je refusais de me censurer en sa présence. J’agissais et parlais comme d’habitude. Je l’imaginais prenant des notes pour tout ressortir le lendemain et ne parvenais pas à lui en vouloir vraiment. Elle s’était fixée des objectifs et employait son énergie à les atteindre, je pouvais comprendre. Elle ne me gênait pas excepté lorsqu’elle s’installait devant la télé pour repasser, elle ne connaissait que TF1. Grâce à elle, j’ai pu voir Ça peut vous arriver et autres ignominies de la même eau. Nous ne pouvions pas non plus parler littérature, elle ne lisait que Le nouveau détective. Égorgée avec ses trois enfants dans un camping. Violée devant son fils par deux bergers allemands. La cave de l’horreur etc. Et elle prenait très au sérieux tout ce que ces gens racontaient…

Quand j’en avais assez d’utiliser Christèle, je prenais Émilie pour mes masturbations matinales. Le scénario changeait alors du tout au tout. Au lieu d’une relation torride et amoureuse, cela devenait une sodomie brutale dans un coin de la cuisine. C’est important de varier les plaisirs, ça aide à se sentir vivant. Surtout quand on ne baise plus et qu’on ne parle à personne en dehors des heures de travail.

Après trois cafés et autant de clopes, je remontais au poste de soins et préparais mes quatre-vingt-sept piluliers pour le lendemain. J’en profitais pour fouiller la pharmacie et embarquer mes médicaments favoris. De quoi dormir principalement. De quoi m’assommer. Lexomil®, Atarax®, Xanax® et d’autres dont j’ai depuis oublié les noms.

Il me restait trois-quarts d’heure avant ma tournée de changes, j’en profitais pour réfléchir. Il est des habitudes dont on ne sait se débarrasser. Pas qu’on manque de volonté, elles nous conviennent au fond. Je ne me fixais pas le moindre thème, laissant mes pensées dériver. J’y revoyais souvent Myriam, 1993-1995, mon arrivée parisienne, mes études sabordées, j’y croisais beaucoup de fantômes… J’étais censé faire le ménage mais ça ne me disait rien. Au mieux, je vidais les poubelles et passais un coup d’éponge rapide sur le bureau. Le seul avantage de ce boulot, je n’avais personne sur le dos et je pouvais embarquer tous les cachets que je voulais. Et leur machine faisait un excellent café. Et je pouvais griller mon paquet de Marlboro dans la nuit, personne ne m’ennuyait avec ça. Côté inconvénients, je bossais treize heures payées douze, je me cassais le dos, je travaillais mal et récoltais 6500 francs à la fin du mois. Pas de quoi crier au scandale. Pas de quoi sauter en l’air non plus. Tant qu’il y aurait des nuits avec Christèle, ça pourrait aller. Et puis c’est sympa de rentrer dormir à neuf heures, de croiser les gens normaux, ceux qui partent bosser, on se sent à part, on se croit différent. C’est sans doute ridicule mais quelle importance ?…

Minuit.

Premier coup de fatigue et premier café non sucré. Le corps ne tardera plus à rechigner. L’écouter sans l’entendre. Continuer, tenir. La discipline ne me répugne pas lorsque je la choisis.

J’avais dans la poche la liste des gens à changer à cette heure-ci, enfin, la liste des chambres, une vingtaine, rien de méchant. Émilie me proposait son aide au début. J’ai accepté une fois mais ce n’était pas possible. Elle voulait travailler dans les règles, on perdait un temps fou. Et que je te fais une toilette intime à la moindre émission d’urine, et que je fais des préventions d’escarres durant le temps réglementaire, et que je change les draps pour la plus petite tache, on a mis plus de deux heures pour faire le tour, j’en étais malade. J’ai rectifié le tir le lendemain. Une heure montre en main. Une heure trente lors des nuits merdeuses, de la belle ouvrage. Je ne les réveillais même pas les vieux et les vieilles tellement je les manipulais doucement. À part mon petit chéri de la 10. Là, je ne prenais pas de gants. J’agissais vite et sans un mot. La lumière dans la gueule, le balancer sèchement contre le mur, tant pis si le genou cogne, virer le plus gros et lui coller une couche propre. Il fallait que je dose mes gestes. Le but du jeu, c’était de le réveiller mais pas complètement sinon il aurait commencé à sonner pour demander l’heure toutes les cinq minutes. Juste le réveiller un brin, interrompre ses rêves.

Ensuite recafé et reclope. Puis direction la cuisine où je préparais les trois chariots – un par étage – pour le petit déjeuner. Il faisait super froid là-dedans. J’étais bien organisé alors ça allait vite. Plateau, serviette, soucoupe, tasse, cuillère, couteau, biscottes avec ou sans sel, beurre et/ou confiture, sucrette ou sucre, verre. J’avais une liste par étage où étaient notés par chambre les produits et les quantités nécessaires. J’essayais de faire le moins d’erreurs possible, les filles de jour trimaient beaucoup plus que moi. Et après, j’avais enfin deux bonnes heures de break. Je mangeais un morceau, fumais, lisais, papotais avec Christèle, c’était une fille rigolote autant que mignonne. Vingt ans et l’envie d’en découdre, de bouger. Ça me changeait. La plupart des filles d’ici, quand je leur disais venir de Paris, non pour me vanter, je répondais seulement à leurs questions, me sortait les mêmes idioties, c’est pollué, je pourrais pas vivre là-bas, les embouteillages, le métro pue, il pleut tout le temps, la vie est chère, la taille des appartements, les gens ne se parlent pas, ils sont tous le temps en train de courir. Alors qu’ici. Ici la qualité de vie. La mer, la montagne. La bonne bouffe. Les filles mariées à vingt-deux ans, mères à vingt-cinq et beaucoup oublient de divorcer ou même de tromper leur mari, dans l’ensemble elles me rendaient malades. J’en parlerai peut-être une autre fois mais c’est vrai que j’ai trouvé ça dur la province. Trente-deux ans, célibataire, sans enfant ni voiture, je paraissais un extra-terrestre à leurs yeux, une aberration.

De trois à cinq, c’était le plus long. La plupart étaient trop assommés pour me déranger. Je faisais un tour par heure histoire de vérifier qu’ils étaient tous bien rangés à leur place. C’était souvent le cas. Sinon, j’y remettais bon ordre. Je regardais la télé, je feuilletais des magazines, je répondais aux rares sonnettes, je papotais avec ma collègue, parfois je m’allongeais quelques minutes dans le noir histoire de me reposer les yeux. Les nuits où je me sentais prêt à partir, je me relevais aussitôt et retournais manger. Si j’avais le malheur de m’assoupir quelques minutes, je le payais ensuite pendant des heures. C’est dur ne rien faire et rester alerte. Ce sont les deux heures où je fumais le plus.

De cinq à neuf, ça repartait sur les chapeaux de roue. D’abord, changer tous les incontinents soit cinquante personnes, toujours les mêmes gestes, rapides, efficaces puis sortir les poubelles. Ça m’occupait jusque sept heures, sept heures trente. Ensuite, mettre les médicaments du matin sur les quatre-vingt-sept tables de nuit moins les hospitalisés. Puis deux ou trois toilettes à faire. Enfin, les transmissions et, si je me débrouillais bien, j’avais encore le temps de prendre un café avant d’aller attendre mon bus et de rentrer, enfin. Ces heures-là passaient vite, j’y parlais le moins possible, je me concentrais sur ce que je faisais, je bossais bien. Bien entendu, sitôt changé, le crétin de la 10 sonnait toutes les cinq minutes pour demander son petit déjeuner et je refusais de répondre. Sauf si j’étais crevé et là, j’allais lui gueuler dessus un bon coup mais ça ne servait à rien, il recommençait aussitôt. Et je ne me sentais pas mieux. Quand je sortais de là, j’avais l’impression de revivre, de respirer à nouveau. À neuf heures quarante-cinq, j’étais à la maison, je prenais une douche, me versais un whisky bien tassé et avalais quelques cachets. Me branler puis dormir. Réveil réglé pour quinze heures histoire de profiter un peu de la journée, et accomplir les affaires courantes.

J’ai tenu quatre mois comme ça. Une semaine cinq nuits, l’autre semaine deux. Pour dormir la journée, je prenais de plus en plus de cachets, de plus en plus de whisky, et ça ne fonctionnait pas très bien. Pour tenir la nuit, je m’envoyais une ou deux lignes de speed à l’occasion. Puis Christèle s’est barrée. Puis la surveillante m’a fait de plus en plus de remarques sur mon travail et ça, je n’ai pas apprécié du tout. Émilie, je ne lui adressais plus la parole. Elle me fatiguait, les vieux aussi, ils ont changé leur marque de café, le nouveau était moins bon alors j’ai décidé de passer à autre chose. J’ai dévalisé leur pharmacie une dernière fois, j’ai fait mes changes une dernière fois, j’ai dit au revoir aux vieilles que j’aimais bien, j’ai bu plein de cafés pour ma dernière nuit et le matin venu, je suis allé me poser à l’arrêt de bus, comme toujours. Je devais y retourner le soir même. Je ne me suis pas dérangé. Je n’ai pas non plus répondu au téléphone. Ils ont laissé une dizaine de messages en trois jours puis ils ont arrêté. J’ai reçu ma fiche de paye et ma lettre de licenciement pour absences injustifiées. C’était le troisième employeur palois que je quittais en mauvais terme. Je me suis dit qu’il était peut-être temps de déménager, ce que j’ai fait le mois suivant.

Ça fera bientôt quatre ans. Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus tous. J’espère que Michèle a trouvé mieux, que Christèle a osé quitter Tarbes, qu’elle s’éclate. J’espère que Granger et Françoise sont morts. J’espère mais sans y croire qu’ils ont embauché du monde, que les vieux sont mieux traités. J’espère tout ça quand j’y pense mais ça n’arrive pas très souvent. Ce qui est sûr, c’est que je ne suis pas prêt de remettre les pieds à Pau ou dans une maison de retraite.

Paris, mai – juillet 2003

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