[dévier les trajectoires #9 est terminé. il faut juste que je prenne le temps de l’imprimer, de le relire, de corriger les coquilles, de mettre les copies sous enveloppe. je suis lent. dévier les trajectoires #9 se termine par ce texte.]
C’était un joli film kosovar et des films kosovars, je ne pense pas en avoir vus beaucoup dans ma vie, j’ai beau aller au cinéma deux à quatre fois par semaine, les films kosovars ne courent pas les rues, du roumain tant que tu veux, du sud-coréen ou du japonais plus encore mais du kosovar, clairement non et mon fils a bien aimé aussi et alors que nous rentrons tranquillement à pied vers le nord-est, il me demande si ça m’est déjà arrivé d’être perdu comme l’étaient les deux jeunes héroïnes du joli film kosovar – Notre monde mais ça aurait pu s’appeler Un monde sans pitié. Je réfléchis un peu avant de dire non, pas vraiment et c’est fou quand même de pouvoir mentir de manière aussi éhontée. Je suis sincère, c’est juste que fin décembre 1995 et le deuxième semestre 1996, je n’y pense jamais et je n’en parle jamais, je refuse d’y retourner. Il n’y a plus guère de trace.
Un rapport de stage de 3e année, 22 décembre 1995 au 08 janvier 1996, stage de chirurgie à l’hôpital Boucicaut, service du Professeur Lemerle mais ça, c’est le stage que j’ai raté parce que j’étais de toutes les manifs en décembre 1995. C’était un stage de nuit en psychiatrie je me rappelle. Et Marchand, IDE (Infirmière diplômée d’État) écrit « Requiert les qualités nécessaires à l’exercice de la profession. A été remarquable par ses facultés d’adaptation et par l’écoute apportée aux patients (a été sollicité par plusieurs personnes après la fin du stage). 17/20. » ça m’a fait plaisir je pense. Puis j’ai coulé pour de bon.
Le deuxième semestre 1996, je n’ai rien gardé. J’ai jeté l’année dernière une longue lettre d’Emma après l’avoir relu une dernière fois.
Oui j’étais perdu.
Fin décembre 1995, je suis seul à Paris, malade, je n’ai pas d’argent, la révolution n’a pas eu lieu, quelle surprise, et je sais que je vais plonger, tout saccager. Je vais fuir la femme que j’aime et qui ne comprend plus ce que je fabrique, je vais la quitter et me retrouver à la rue. Je sais que j’ai raté mon année et que la directrice de l’école sera ravie de se débarrasser de moi, ce qu’elle fera deux mois plus tard et c’est normal, ça fait plus de deux ans que je fous un peu le bordel quand même. Je sais que je suis au bord du gouffre et que je vais faire quelques pas supplémentaires. Pas l’impression d’avoir le choix. Quelques pas encore et on verra bien comment s’orienter dans les ruines. Comment survivre après avoir tout détruit. Comment s’égarer un peu plus encore dans la nuit. Je ne suis peut-être pas perdu mais je vais tout perdre et suis incapable de réagir.
Plus de boulot plus d’argent plus d’amour plus de logement plus de clope plus d’amis plus d’horaires plus de savon plus de salle de bain plus d’amour plus d’issue aucun plan B mais avancer tenir droit avancer encore un peu le pire n’est jamais sûr disent-ils et ça fait des années que je sais qu’ils ont tort, qu’ils se trompent et nous mentent, le pire est toujours déjà là et le pire est notre seule certitude.
M’incruster dans les loges des concerts, taxer une clope, une bière, manger un peu, discuter avec Les Thugs, Miossec, La Souris déglinguée, Les sales majestés et puis disparaître dans la nuit le ventre toujours plus dur et même parvenir à séduire une jeune femme avant de la perdre, avant de la retrouver, de m’accrocher à elle comme à un dernier espoir et elle se laisse prendre, elle va perdre un an de vie.
Six mois plus tard.
Six mois d’horreur et de liberté plus tard.
Six mois à avancer en grinçant des mâchoires, à fouiller les poubelles et à salir ce qui pouvait l’être encore.
Une chambre d’hôtel correcte, 12 mètres carrées avec un coin cuisine, un lavabo, les chiottes sur le palier sont correctes, la douche coûte 10 balles, je me lave au boulot de temps en temps et la chambre coûte la moitié de mon salaire. La jeune femme vit avec moi et je ne comprends pas pourquoi. Je n’ai plus d’envie. Plus de désir. Pas beaucoup d’argent. Je regarde la télé. On baise parfois j’imagine vu qu’elle se retrouve enceinte, je l’accompagne avorter en banlieue Ouest, il y a du soleil. On baise parfois c’est sûr et je n’ai pas gardé la moindre image. Je me souviens un an plus tôt, le voyage au Maroc, j’étais quelqu’un d’autre, j’étais vivant et je ne le suis plus. La femme qui vit avec moi essaye de me parler, de me secouer, elle aimerait que nous fassions des projets, que nous nous construisions un avenir et c’est gentil de sa part mais je n’ai plus d’avenir. Je travaille du lundi au vendredi ; j’imagine que nous passons nos week-ends ensemble, j’ai oublié. Nous baisons peu, elle tombe enceinte. J’aimerais qu’elle le garde, je l’accompagne à la clinique. Elle a bien fait d’avorter. Ça n’avait pas de sens nous deux. Un enfant n’aurait rien changé à l’affaire et pire, il nous aurait sans doute obligé à rester en contact. Je regarde la télé, Nulle part ailleurs en clair sur Canal et après, peu importe pourvu que je n’ai pas à parler, pourvu que je n’ai rien à faire et que le temps passe. Je ne lis pas, je ne vais pas au ciné, je ne vais pas au concert, je ne vais pas voir ma famille ou la sienne, je n’ai plus personne. À Noël, je pars seul chez ma mère, je n’ai nulle part où aller. Quand je rentre à Levallois, la jeune femme est partie, elle a embarqué ses affaires, sa télé. Elle a laissé une lettre. Elle aurait pu étaler sa merde partout sur les murs ou découper toutes mes affaires au ciseau, ça ne m’aurait pas fait réagir plus que ça. C’est plus simple d’être seul quand on est perdu. On fait moins de mal aux autres déjà. Et avec de la chance, on finit par retrouver un chemin ou s’en construire tant bien que mal un nouveau. Bien sûr que j’étais perdu…
À Budapest fin 1994 – début 1995 aussi j’étais perdu.
Les années, les décennies qui ont suivi, j’ai fait un peu plus attention je crois. J’ai veillé à ne pas tout perdre. il y a eu des mois où je devais choisir entre tabac et nourriture mais je savais où j’étais. Il y a eu des dépressions d’accord. J’étais parfois mal à en crever, je marchais en bord de Loire et je pleurais non-stop, je longeais les Buttes Chaumont ou je regardais n’importe quel film sur grand écran ou j’attendais que le jour se lève et je pleurais sans pouvoir me contrôler et souvent quand je fumais sur le balcon, je me voyais enjamber la barrière pour filer me reposer douze étages plus bas, ne plus souffrir, arrêter tout ça. Qu’enfin la douleur cesse. C’était l’enfer mais il y avait ma femme, mon fils, une poignée de personnes à qui je tenais encore, que je ne souhaitais pas blesser alors oui, je savais où j’étais. Ce n’est pas la même douleur. Quand tu es perdu, tu erres dans le noir. Là j’étais au fond d’un trou, rien à voir. Dans l’ensemble et que je me sente bien ou mal ou très mal, j’ai plus de 50 ans, il n’y a plus vraiment de surprise, je sais à peu près ce qui m’attend. À 25 ans, non. À 25 ans, tout était possible et le pire évidemment. C’est fini. Et c’est bien.
Paris, juillet 2024