PJ Harvey, Dry, 1992

PJ Harvey a mon âge, ce qui aujourd’hui ne signifie pas grand chose tant vivre est devenu une habitude à laquelle on ne réfléchit plus guère. Il y a des moments où ça va bien et d’autres où c’est une horreur, il y a des crises, des doutes mais bon, ça fait plus de quarante que ça dure et on finit par savoir un peu se défendre, quitte à s’abimer dans des produits divers et variés, légaux ou non. Ça arrive encore de s’effondrer en larmes la nuit venue mais le lendemain on va acheter les croissants pour les enfants avant de partir au boulot l’air de rien.

PJ Harvey avait mon âge en 1992, ce qui change tout. Une femme de mon âge en couverture des Inrockuptibles. Une femme de mon âge passant chez Lenoir toutes les semaines. Mais surtout une femme de mon âge capable d’écrire sur son dépucelage (Happy and bleeding) ou sur le triolisme (Oh my lover). Moi qui n’avais encore jamais touché la moindre femme. Une femme capable de mener un groupe au son sec et brutal, moi qui savais tout juste aligner trois accords après des dizaines d’heures à m’esquinter les doigts sur une guitare acoustique de qualité médiocre.

Le livret de l’album est minimal et ne contient pas les paroles, je n’ai jamais su de quoi parle Dress alors que l’album a tourné en boucle dans ma piaule des mois durant. Internet n’existe pas, il n’y a pas moyen d’être sûr de ce qu’elle raconte. Et ce n’est pas grave. Cette femme envoie tout promener, comme les Pixies une poignée d’années avant elle. Cette femme est au dessus du lot, Dry est un classique instantané. Les journalistes d’alors, qui sont déjà aussi moutonniers et médiocres que ceux et celles d’aujourd’hui, ne peuvent chroniquer l’album sans parler de Patti Smith et ça n’a aucun sens, sauf peut-être à la limite l’attitude : être une femme vendant sa musique sans jouer la séduction. Comme Casey. Comme beaucoup d’autres.

L’album tourne en boucle et m’aide à tenir en une période atroce. Il me donne de l’énergie et de la colère. De l’admiration. J’ai envie de la voir en concert. J’ai envie qu’elle sorte de nouveaux morceaux – ce sera avec Noir Désir la seule artiste dont je connaitrais dans les dix années suivantes la date exacte de sortie des albums. La seule dont j’achèterais des live pirates. Et, dans le même temps, il me permet de me dévaloriser un peu plus encore – ce qui n’était vraiment pas facile. Je n’ai rien fait de ma vie, je n’ai rien écrit qui tienne la route, je n’ai rien osé, j’ai juste reculé lorsque j’ai voulu me foutre en l’air, je suis un puceau lamentable dans une vie de merde et elle, elle est capable de sortir un album pareil…

Je la verrai en concert l’année suivante au Casino de Paris et tomberai amoureux d’elle à l’instant de son entrée en scène. Mais le contexte n’est plus le même. Je suis à Paris, je milite à Act-Up, j’ai des amis et amies dont l’une deviendra quelques semaines plus tard mon premier amour réciproque. Nous avons toujours le même âge mais l’écart entre nos vies n’est plus si atroce depuis que je suis moi aussi capable de réussir parfois quelques bricoles. Un amour, un voyage, un poème. Et si Dry est toujours aujourd’hui physiquement présent dans ma discothèque, je ne l’écoute plus guère. Les albums découverts entre 15 et 20 ans peuvent changer voire sauver nos vies. Puis ils deviennent des repères biographiques solides, il suffit de l’intro d’un morceau et on revoit les lieux, les gens, on se souvient les atmosphères et, dans l’ensemble, on est très content que toute cette douleur soit loin derrière…

IMGP3610

Paris, 31 octobre 2015

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