Pris dans la rue 1
Tu marches vite et l’on s’écarte sur ton passage. Ton visage est fermé à double tour, concentré sur un seul objectif, marcher, marcher le plus vite possible, avaler les obstacles, anticiper les ralentissements afin de les détruire. Ne pas se laisser distraire. Ne pas se laisser bouffer. Seules les informations utiles seront traitées. Le feu passe au rouge, les deux filles vont stopper devant la vitrine, le type à la poussette contourne la poubelle sur la gauche, attention, un gamin en rollers. Surtout ne pas freiner. Ralentir c’est mourir. Ralentir c’est baisser les armes. Et surtout ne donner aucune prise. Les gens se croient tout permis sinon. Le corps doit fonctionner à vive allure jusqu’à prendre toute la place. Tester la machine. Sa résistance, ses capacités. Lui faire confiance. Tu ne te rends pas au travail ou à un rendez-vous, non, tu as tout ton temps et tu choisis tes propres contraintes. Tu ne regardes pas le paysage, tu ne regardes ni les filles ni les garçons,tu ne t’attaches pas aux détails, tu marches pour épuiser la ville et, tu en es convaincu, bientôt tu y parviendras.
Pris dans la rue 2
Je dis bonjour aux mendiants et antes de mon quartier et ne leur donne jamais rien. Je fais attention à ne pas avoir de cigarette apparente lorsque je passe à leur hauteur. Je ne connais ni leurs noms ni leurs histoires et ne désire pas les connaître. Nous nous connaissons de vue, c’est tout. Je ne les plains pas. Je n’ai pas envie de les aider. Je me rappelle lorsque je vivais à la rue, lorsque j’étais fou. Je ne demandais rien à personne. Je fouillais les poubelles et y trouvais souvent de quoi manger. Je ramassais les mégots. Je haïssais le monde et je préférais mourir que tendre la main. Tendre la main, c’est reconnaître que l’autre vous est supérieur et ça me dégoûte. Je ne vaux pas mieux qu’eux. Ils sont à la rue et moi pas. J’ai de l’argent et eux non. Je m’achète des livres, offre des cadeaux, mets de l’argent de côté, m’offre des couronnes en céramique. Je ne crois ni à la chance ni au destin. Je sais qu’on peut tout perdre et se laisser couler. Parfois j’ai honte. Parfois je suis en colère. Souvent je m’interdis d’éprouver quoi que ce soit. Lorsque j’étais à la rue, je marchais beaucoup. Je ne restais jamais longtemps au même endroit. Je marchais vite, dents et poings serrés et je ruminais mes douleurs. Les mendiants et antes de mon quartier ont une meilleure stratégie, aux mêmes heures aux mêmes endroits et les habitués donnent à intervalles réguliers. Longtemps leur nombre me gênait. Je faisais semblant de ne pas les voir. C’est différent aujourd’hui. Ils font partie de mon paysage parisien. Mais lorsque mon fils sera en âge de me demander qui sont ces gens, ce qu’ils font là, et pourquoi tu ne les aides pas ? j’avoue ne pas savoir ce que je lui répondrai.
Paris, mars 2005
Hivernal
à Gilou
parfois les amis vous manquent et vous leur mentez
ce n’est pas toujours facile
dire ce qu’on a dans le crâne
la maladie en refuge
l’enfant comme prétexte et la famille pour abri
je déteste demander de l’aide
je l’ai trop fait déjà
ras le bol aussi de me montrer faible et sans ressources alors je ne montre plus rien
quand je parle je gomme les aspérités
je cache tout ce qui peut l’être
le plus souvent je me tais
mes amis me connaissent je crois
ils connaissent mes petits tours de passe-passe sur le bout des doigts
ils savent qu’au printemps ça ira mieux mais aujourd’hui
je ne sais ni recevoir ni donner
Paris, 14 février 2005