Entre 1987 et 1993, le Velvet Underground est le groupe que j’ai le plus écouté. Le seul groupe, avec les Pixies et Noir Désir, dont j’avais pu me constituer l’intégrale (je rappelle qu’avant l’internet et dans une petite ville de province, c’était loin d’être facile..). Et j’avais beau me reconnaître dans les Contre-feu de Michka Assayas*, je ne le suivais plus lorsqu’il opposait les Beach Boys (en réalité le seul Brian Wilson), authentiques défricheurs, au Velvet considéré comme une bande de poseurs sans talent. Le Velvet est le seul groupe sur lequel j’ai lu des ouvrages. J’ai fantasmé ce groupe des nuits entières et aujourd’hui encore, je frissonne chaque fois que j’écoute Heroin. Et lorsqu’en 1990 le groupe se reforme plus ou moins par hasard à la Fondation Cartier, j’ai regretté des semaines et des mois entiers de n’avoir pas été là – partir à Paris s’imposait de plus en plus comme la seule option viable et vivable. Et une de mes toutes premières sorties parisiennes sera à l’American Center une projection de courts métrages d’Andy Warhol dont plusieurs où joue le Velvet.
Entre 1987 et 1993, Lou Reed est le chanteur que j’ai le plus écouté. Là, je n’ai pas cherché à tout avoir – et aujourd’hui, alors qu’internet permet de facilement écouter l’intégrale d’un artiste, je ne l’ai toujours pas fait. Aucune envie de subir le Live in Italy (1984) ou The Bells (1979). Et je n’avais pas non plus le trop propre Transformer (1972) et son tube bidon. Non, une poignée d’albums studio – Berlin (1973), New York (1989) et le Songs for Drella (1990) avec John Cale – et deux albums live issus du même concert – Rock’n’Roll Animal (1974) et Lou Reed live (1975). Et c’est d’ailleurs étrange car ces deux live sont a priori un parfait résumé de ce que je détestais (et déteste encore) : les morceaux étirés pendant des heures, des solos de guitare à rallonge, la virtuosité technique étalée en long, en large et en travers. Mais pourtant ça passe. Pourtant j’adore ça.
Berlin a été un choc dont je ne me suis pas encore remis. J’ai nourri ma mélancolie des nuits entières avec la cassette tournant en boucle dans de minuscules chambres étudiantes. Lorsque je l’écoute aujourd’hui, la mise en scène est toujours la même. Je suis seul à la maison, je m’allonge sur le canapé, je ferme les yeux et je ne bouge plus, et j’écoute les enfants crier, j’écoute cette chanson atroce sur la frigidité, je vois Caroline se vider de son sang, je la vois mourir et souvent je pleure heureux. De tels disques sont des repères essentiels. Sans eux, la vie n’aurait vraiment aucun intérêt…
L’histoire est connue, comme tout ce qui concerne le Velvet ou Lou Reed : l’album est un désastre commercial. Un abruti de rock critique (tout le monde n’a pas l’oreille et la plume d’un Lester Bangs dont il faut absoluement lire les interviews hilarantes et pharmacologiques avec Lou Reed dans l’ouvrage Psychotic Reactions & autres carburateurs flingués) écrit dans le torchon (oui, déjà à l’époque) Rolling Stone : « Cet album sinistre, musicalement médiocre, est une offense. Il faudrait pouvoir se venger d’un tel disque, s’en prendre même physiquement à son auteur ». Pauvre garçon… Malheureusement, ce crétin de Lou Reed mettra des années à s’en remettre, les albums médiocres se succèdent et il faut attendre New York pour enfin retrouver un certain mordant dans son écriture et sa musique.
En 1993, le Velvet Underground se reforme pour de bon. Je les vois trois fois sur scène, deux fois à l’Olympia, une fois dans un quelconque stade en première partie de U2. Je me fais une joie de les voir. Et le concert est une horreur. Lou Reed cabotine, fait le mariole, enchaîne des solos de guitare minables. Le public (propre, jeune, bourgeois) est d’une bêtise crasse et tape dans ses mains pendant Heroin. Taper dans ses mains pendant Heroin, je n’arrive toujours pas à comprendre ce qui peut se passer dans le cerveau d’un fan du Velvet (car les places sont chères, ce sont nécessairement des fans dans la salle) pour avoir cette idée absurde. J’y retourne le lendemain et pars avant la fin.
Lorsqu’ils jouent une après-midi ensoleillée de juin 1993, le public s’en fout, le public attend U2, le public a raison de s’en foutre. Et ce même public qui discute et boit des bières tandis que ce crétin de Lou Reed massacre une fois encore les plus beaux morceaux du Velvet fera une ovation délirante à ce même crétin de Lou Reed lorsque Bono l’invitera sur scène pour chanter je ne sais quel morceau (c’était un cadeau pour ma compagne ce concert, U2 ce n’est pas tellement mon truc…). Et du coup, les reformations, je ne fais plus. Je ne suis pas retourné voir les Thugs pour le No reform tour, je n’ai pas été écouter les Pixies, les $herrif ou les Olivensteins, la reformation des Bérus m’a laissé de marbre, et lorsque j’ai subi l’année dernière les Buzzcocks à la Villette (j’y allais pour Frustration), je suis parti au bout de trois morceaux – pas envie qu’ils salissent Sixteen again…
Paris, novembre – décembre 2015
* Ces chroniques parues dans la première formule des Inrockuptibles (bimestriel, noir & blanc) ont été éditées en 1991 chez Balland. Quelques exemplaires sont disponibles à des prix ridicules chez le néo-esclavagiste Amazon.