sur les Thugs

C’est plus délicat que d’habitude ici. Avec Casey, Drive Blind ou Neil Young,  c’est facile : je connais leur musique, leurs textes, je les ai vus sur scène et si je les croisais dans la rue, je ne les importunerais pas. J’ai un trop grand respect pour ces personnes et surtout,  je n’ai pas grand chose à leur dire, « J’aime beaucoup ce que vous faîtes, merci pour tout » ? Je ne suis pas quelqu’un de bavard, je ne suis pas à l’aise avec la parole. Et suis d’une timidité hautaine.

Avec les Thugs, cela s’est passé différemment. Je les ai vus plus souvent sur scène qu’aucun autre groupe ou artiste (40, 50 fois ?), j’ai partagé des repas avec eux, tenu leur stand parfois, fais du camion dans le centre de la France, taxé des clopes, j’ai même dormi chez Christophe (batterie, chant) à Angers pour une série de concerts au Chabada en 96. Dans mes archives, je dois encore avoir cette carte postale envoyée des US par ce même Christophe lors d’une tournée avec les Girls against Boys. Et puis j’ai abusé. Il m’a recadré gentiment. J’ai continué à déconner et on n’a plus eu vraiment de rapports ensuite. Je n’ai pas été très malin dans l’histoire. Et comme c’est délicat, le plus simple est peut-être de reprendre les faits dans l’ordre chronologique.

Les Thugs sont connus à Issoudun en 1987-88, ils font partie de cette scène alors appelé rock alternatif – et il faudra tout de même un jour que j’écrive un texte pour rappeler ce que c »était découvrir des groupes dans une petite ville de province avant l’internet. Mais là  où la plupart des groupes chantent en français et soignent plus l’allure et l’énergie que la musique (les Wampas, la Mano, les Bérus – je mets les Shériff à part, et je n’écoutais déjà pas Parabellum ou OTH), eux chantent en anglais et construisent un mur de guitares contre les saloperies du monde. Je les vois sur scène à Bourges, concert organisé par Emmetrop et c’est une claque. Pas de démagogie, pas de tirades stéréotypées entre les morceaux, juste « Bonjour, on est les Thugs, on vient d’Angers » et c’est parti pour une heure de violence. Le jeu de scène amusait beaucoup Yann : de temps en temps les deux guitaristes et le bassiste s’alignent et se penchent en rythme d’avant en arrière. Moi, je trouvais ça largement suffisant. Pas besoin de paillettes, juste des (bons) morceaux enchaînés sans temps mort.

A Tours en 89-90 où je ne fais rien sinon lire, écouter Radio Béton, boire des bières seul dans mon studio vide et m’arracher le cuir chevelu pendant des heures, je fais des compils sur cassette. Je les ai gardées celles-ci. Still hungry, still angry passe souvent. Je n’ai pas beaucoup d’argent, je n’achète pas de disque. Je les perds de vue quelques années après la sortie d’IABF dont Welcome to the club me marque durablement. Je n’écoute plus guère, pour des raisons musicales (Pixies, Nirvana, Noir désir) et sentimentales – jamais aucune de mes amies durables n’a été une fan de musique bruyante et ce n’est pas très grave.

Ça aurait dû en rester là s’il n’y avait pas eu décembre 1995 où je détruis tout ce que j’ai pu construire jusque-là, ruine mon couple et joue l’anarchiste hors système. Je suis à moitié fou, à moitié affamé. Janvier 1996, je vais au Farenheit à Issy les Moulineaux pour la première et la dernière fois, les Thugs lancent leur tournée pour la sortie de l’album Strike. Je n’ai aucun souvenir du concert. Mais un type que je connaissais d’Act-Up Paris fait partie des organisateurs du concert, il papote, je ne me rappelle de rien, il me propose d’aller backstage et je les rencontre pour la première fois, je discute avec eux, je n’ai plus de timidité, j’en profite pour manger, boire et taxer des clopes. Ils doivent un peu se rendre compte de ma situation, me disent que si je veux venir les voir quand ils passent dans la région, il n’y a pas de souci, ils me mettront sur la liste des invités. Ça aurait dû en rester là et ça aurait pu être une expérience sympathique mais ma vie est alors une telle impasse que dès que je peux, je prends un train sans billet pour aller les voir jouer. À la Rochelle, à Reims, à Clermont-Ferrand et dans toute la banlieue parisienne évidemment. Je fais ça sur la tournée Strike, sur la tournée Nineteen something. J’adore les voir jouer. Je découvre plein de chouettes groupes, Seven Hate, les Dickybirds. Et un jour Christophe met les points sur les i : si je connais quelqu’un qui peut m’héberger, pas de souci,  je peux venir, je serai le bienvenu. Mais je ne dois pas compter sur eux. Je ne me rends pas vraiment compte à l’époque. Quand l’asso qui organise le concert les invite au restau, je m’incruste. Je deviens l’exemple type du parasite vivant au dépens de son hôte. Il est obligé de me faire à nouveau la remarque et là j’entends. Je continue à aller les voir sur Paris. L’Élysée-Montmartre en décembre 97 avec Diabologum en première partie. En 1999 pour Tout doit disparaître,  je ne sais plus. J’ai la flemme de chercher dans mes vieux agendas… Puis ils arrêtent.

Je compléterai ma discographie des années plus tard, quand ma situation financière sera devenue presque stable (après 2001 donc). N’irai pas les voir pour le No reform tour en 2008. Je continue à les écouter, souvent. J’ai découvert il y a peu une formidable interview d’Éric Sourice (guitare, chant) en 2004 sur le site de la formidable émission Konstroy (Fréquence Paris Plurielle, tous les dimanches de 18h à 20h, ça peut s’écouter en ligne aussi). Et je m’en veux un peu. Si j’avais été moins bête, ou moins affamé, j’aurais pu apprendre beaucoup plus de ces personnes qui, en plus de former l’un des groupes les plus excitants que je connaisse, étaient aussi des types bien. Ils alliaient éthique (DIY, pas de compromis, pas de démagogie) et esthétique (les pochettes, le son, les mélodies) comme peu ont su ou savent le faire. Merci à vous.

Paris, 28 juin 2015

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