Il faut écrire au moment où ça se passe. Au moment même. Faire le plus court et le plus précis possible. Après c’est perdu, quoi qu’il arrive. Qu’importe si écrire empêche de vivre le moment présent. Oui.
La santé, c’est moyen. La santé physique je veux dire. Il y a la peau, localement à vif. Il y a les yeux, rouges, abîmés. Il y a les dents. Les gencives qui reculent. Il faudrait arrêter de fumer mais je ne parviens même pas à l’imaginer. Le moral est pire. Je ne me plains pas, j’ai connu des heures plus sombres. Mais ça ne va pas fort. Sommeil insuffisant et de qualité médiocre. Alimentation pareille. Je bois trop et de plus en plus vite. Il n’y a que ça qui me détende encore. En m’envoyant des Marlboro à la chaîne, de plus en plus vite aussi. Être faible à ce point me répugne. Accroît la tension. Pour la contrôler, je fume et bois.
Ça vient du boulot surtout. Et des gens au boulot. Marre de l’un autant que des autres. C’est pour ça que j’ai décidé de rester à Lisbonne ce week-end. Alors que j’ai x trucs à faire. Alors que mon fils aurait aimé que je rentre plus tôt. Alors que je n’ai pas spécialement envie d’être ici.
C’est un pari. S’imposer une respiration et espérer en ressortir si ce n’est plus fort, tout du moins indemne. Car je me connais. Je sais comment ça se passe. Je peux la jouer sirotant du whisky devant la télé, vissé à l’hôtel. Et le reste du temps, marcher sans rien voir, mâchoires serrées et les yeux qui pleurent. J’ai traversé Barcelone ainsi quelques années plus tôt, idem Budapest. J’en suis encore capable, c’est évident.
Jamais autant voyagé. Jamais autant pris l’avion. Ça en impressionne certains, ça ne m’amuse pas plus que ça. Bien sûr, c’est sympa de se promener dans une jolie ville inconnue. Ça change. On prend des photos, on goûte des solides et liquides dont on ne sait pas prononcer le nom. On repère quelques particularités locales afin d’être pourvu en anecdotes au retour. Parfois les clopes sont moins chères et j’en ramène une cartouche. Je préférerais souvent rester chez moi.
Jamais été fichu de dormir correctement dans une chambre d’hôtel. Même une calme, bien isolée. Je tourne et tourne et me branle et tourne encore et, si j’en ai le droit, je me grille une cigarette. La sieste non plus ça ne marche pas. Il n’y a qu’à la maison que je parvienne à peu près à dormir.
Réunion l’après-midi. Restaurant le midi avec les collègues. Nous nous quittons devant la Faculté de lettres. J’ai 42 heures de liberté. Un grand soleil. Je pose déposer les affaires à l’hôtel, m’allonge un peu, grille une cigarette puis sors marcher.
J’adore ça marcher. Je peux marcher des heures sans me fatiguer. Et c’est pratique. Il n’y a pas besoin de vocabulaire. Parce que dès que je m’arrête. Pour prendre un café, acheter une pomme, dès que je m’arrête je m’en veux de ne pas savoir parler. Et j’hésite entre français, anglais et quelques bribes d’espagnol. Je sais dire merci, et encore, je me trompe souvent sur la première syllabe. J’abrigado au lieu d’obrigado. Alors je marche.
Quand je n’en peux plus, je rentre et m’allonge et fume et bois une Sagres achetée en chemin.
C’est Lisbonne alors ça monte et ça descend et il y a le Tage immense et de vieux tramways et des pavés partout, c’est Lisbonne mais je ferais pareil dans n’importe quelle ville dont je ne parle pas la langue. Je me dis que c’est une ville superbe et je me dis que ce n’est guère originale comme appréciation.
Je pense à mon fils, à ma femme. À ce que nous pourrions faire lorsque nous viendrons ensemble. Ça grimpe beaucoup pour le petit. Il faudra y aller doucement. Et prendre ces fichus vieux tramways que je suis parvenu à esquiver durant ce court séjour. Je me suis moins reposé que prévu. J’ai moins bu que je ne le craignais. Ça pourrait presque s’appeler un séjour réussi.
Lisbonne et Paris, novembre 2010
revu en août-septembre 2013