Ils sont là, à portée de main. Lorsque je parviens à freiner un peu, lorsque je me repose sans musique et sans livre, je sais qu’ils sont là, en position d’attente. Il y a eu Adulte hôtel. J’avais pris un mois pour tout cracher puis des mois à revenir dessus, page après page. Je le portais depuis longtemps. Des années. Je ne l’ai jamais relu, je ne sais pas ce que ça vaut comme on dit, et je ne parviens pas à m’en moquer tout à fait. Un roman. Écrire un bon roman. C’est dérisoire et pourtant je ne désire plus grand chose d’autre. Composer une ou deux chansons peut-être. Reprendre sur scène 30 seconds over Tokyo…
Les romans sont là. Les situations, les ambiances. L’importance du travail, du corps, de la pornographie, de l’alcool et de la musique. La lutte contre les écrans. Contre tous les écrans. Fatigue et whisky. Toutes ces villes. Ces faillites. Et les zad, et les cortèges de tête, et la Meuse comme horizons. Cet été peut-être. Je vais avoir deux ou trois semaines seul, ce serait bien. Écrire six à sept heures par jour et se laisser porter par les phrases, se laisser embarquer mais pas tout à fait, il faut tenir le fil, maintenir la tension. Ça me manque. Toutes ces petites bafouilles, c’est juste que dans une semaine professionnelle et familiale standard, je ne suis jamais seul inoccupé. Je les aime bien ces petites bafouilles. J’ai l’impression d’écrire encore. D’être un peu vivant encore. Mais ce n’est pas comparable.
Si je l’écris, je n’en ferai rien bien sûr. Je mettrai en forme un pdf et ça ira sur ce blog invisible et basta. De seize à trente ans, je voulais être écrivain. Vivre de mes écrits. Il m’a fallu du temps pour comprendre que, qu’elle que soit la profession que l’on souhaite exercer, lorsque l’activité est compétitive, cela suppose tout un tas d’activités sociales annexes plus ou moins contraignantes mais nécessaires. Être aide-soignant, c’était tranquille. Il n’y avait pas de concurrence. Je faisais mes heures, rentrais, une sieste, écrire, aller au bar, rentrer, écrire et ça recommence. Formateur déjà, j’ai changé. J’ai appris comment ça marchait. Avec qui je pouvais me griller, où il était important de me maintenir.
Et pour entrer au cnrs, j’ai tué l’écrivain, c’est clair. Je suis devenu apprenti chercheur à temps plein. Publier de la fiction n’était plus l’objectif. Lire, écrire, communiquer, diffuser, organiser, me faire voir, me faire connaître, tisser des liens, créer des réseaux et une fois en poste, continuer encore, il n’y a pas de limite. Publier plus, communiquer plus, monter des projets encore et encore, rapporter des sous et les dépenser, densifier les liens et en créer de nouveaux, sans cesse. C’est joliment dit quelque part dans L’insurrection qui vient mais j’ai la flemme de chercher page et référence. Écrire un roman dans ces conditions, ça parait compliqué. Ils sont là pourtant. Ils attendent. Je ne serai jamais écrivain, oui je sais. Mais écrire ces trucs m’importe encore.
Paris, 23 juin 2018.