Adulte hôtel – première partie

[Adulte hôtel est une longue nouvelle publiée ici en épisodes. Le texte complet est disponible en téléchargement ici. Elle se déroule en 1995-1996 à Levallois-Perret, ancienne ville ouvrière devenue célèbre dans les années 90 pour avoir été l’une des premières à se doter d’un système de vidéosurveillance et d’une police municipale  (l’œuvre d’un nommé Balkany). Rappelons qu’à ce moment du siècle dernier, portables et accès internet sont rares…]

1. Devenir adulte, c’est quoi ? Ce n’est pas ce qu’on entend parfois, avoir un-e gosse ou plusieurs, une situation, bonne de préférence, une-e épouxpouse, non. Pouvoir conduire, s’acheter clopes et alcool, non plus. C’est juste devoir payer le loyer tous les mois. Mais un vrai loyer, pas une piaule tarif étudiant ou la sous-sous-sous-location à prix d’ami, non, un bon gros vrai loyer. Et tous les mois, il faut sortir l’argent. Et je suis devenu adulte à l’hôtel de la rue Trébois en 1996.

2. J’avais vingt-quatre ans et je n’étais pas prêt, et je suis tombé de haut, et j’ai eu mal comme jamais et quinze ans après, pour des raisons à expliciter, je désire raconter cette histoire.

3. La rue Trébois est située dans le centre-ville de Levallois-Perret, Hauts de Seine, riche, très riche département francilien. Banlieue ouest mais dense, petite couronne, une banlieue à métros. La ville fut ouvrière et cela se devine. La ville s’est tertiarisée, embourgeoisée, vidéosurveillée, policemunicipalisée et cela se sent et cela se voit. La rue Trébois est au cœur de la ville dont il est ici question.

4. Au 24, une plaque Hôtel tout confort.

5. Un hôtel c’est quoi déjà ? Aujourd’hui, 2010, c’est un endroit en province ou à l’étranger, j’y viens dormir seul pour le boulot, en famille pour les vacances. Dans le premier cas, mes frais sont pris en charge. Dans un hôtel 2010, les draps sont propres, les serviettes fournies, l’eau chaude sous la douche généralement étroite, et les petits déjeuners inégaux. L’hôtel tout confort est différent.

6. Ma chambre est au 6e étage gauche. Un lit, une armoire, un radiateur, un lavabo. L’eau chaude fonctionne, le radiateur aussi. C’est déjà ça. Un plafonnier et un néon au dessus du lavabo.

7. Onze mètres carrés. C’est petit mais j’ai l’habitude des petits endroits. Avant d’arriver rue Trébois, je vivais dans un vingt mètres carrés avec mademoiselle m. J’y reviendrai. Je donnerai les détails appropriés. Avant mademoiselle m., il y eut deux chambres en foyer, sept ou huit mètres carrés. Une cité étudiante, sept mètres carrés. Et avant, ça ne compte pas, j’étais chez ma mère. Et après, ça ne compte pas non plus, j’étais adulte déjà.

8. Les toilettes sont sur le palier, au cinquième étage, comme chez mademoiselle m. mais nous étions les deux seuls à les utiliser, ce qui facilitait l’entretien. Rue Trébois, il y a du monde et personne ne nettoie jamais. Lorsque l’ampoule est foutue, je préfère me retenir, aller ailleurs. Dès que je peux je vais ailleurs. La douche est au quatrième. Elle est à peu près dans le même état et pourtant elle n’est que rarement utilisée. 20 francs la douche (3 euros). Les gens d’ici n’ont pas 20 francs pour une douche. Il faut d’abord trouver les 2500 du loyer (450 euros).

9. Papier peint vert foncé. Sombre donc on remarque moins les cafards. Quelques centaines. Lorsque la proprio m’a ouvert la porte, j’ai reculé. « Oh avec un peu de ménage ça ira » elle a dit. Je ne l’ai pas crue et j’avais raison.

10. J’ai appris beaucoup sur les cafards, les rituels de politesse lorsque deux convois se croisent, les odeurs qui les attirent – tâches de sperme par exemple -, j’ai appris à ne plus en avoir peur, à paraître à ne plus en avoir peur, à paraître moins répugné que je ne l’étais réellement et puis, quelques temps plus tard, j’ai retrouvé un peu d’argent et d’énergie pour les combattre et ça a pris du temps mais j’y suis presque arrivé et sur la fin, alors que j’avais arraché le papier peint pour obtenir des murs blancs, un peu de lumière, seuls un ou deux s’aventuraient parfois, timidement, et je ne leur laissais aucune chance. Accepter une chambre grouillante de cafards, c’est accepter la défaite, je devais penser quelque chose de ce genre-là.

11. Devenir adulte, c’est quoi ? C’est se connaître suffisamment pour savoir à quel moment il faut arrêter pour ne pas se faire de mal. Le vieux plan du feu qui brûle les mains enfantines et comme ça il-elle ne recommencera pas et comme ça il-elle aura compris. C’est savoir que passée une certaine limite, il n’y a pas de retour en arrière possible. La fichue seconde chance des américains est une astuce scénaristique et rien de plus. I you s-he deserve-s a second chance, tu parles… Il n’y a pas de seconde chance et un adulte le sait. En décembre 1995 je ne savais pas. J’ai appris depuis. E il y a ce vieux fantasme qui ressurgit de temps à autre. Comme ce morceau fabuleux des Buzzcocks, Sixteeen again. Revivre l’adolescence avec un recul d’adulte et ne perdre toutes ces occasions, elles étaient d’or et furent gâchées par l’inexpérience, la peur et le malaise… mais ce n’est qu’un fantasme. Ça reste une chanson exceptionnelle. Lorsque je l’écoute seul aujourd’hui, il m’arrive de verser une larme ou deux.

12. La règle de base, c’est avancer. Ne pas se poser de questions. Ne pas se demander si ça va révolutionner la littérature parce que tu sais très bien que ce ne sera pas le cas. Oublie les grands ancêtres. Juste avancer. Une phrase. Une autre. Saut de ligne. Recommencer encore et encore. Et quand tu sens que tu es arrivé au bout, là tu relis, tu ratures, tu corriges. Mais pas avant d’être arrivé au bout. Sinon ça ne marche pas. Sinon tu t’embourbes dès le départ. Comme à l’époque. Quand tu voulais être le Céline du XXIe siècle. Ça ne t’a amené nul part.
– Pas sûr que ça me mène quelque part aujourd’hui.
– Tu t’es fixé une destination ?
– Non. Je veux juste raconter cette histoire. Et qu’elle soit la mienne importe peu. Quoi qu’il arrive, cela devient une fiction.

13. Elle pourrait être nommée voix de la raison. Ou ma femme. Ou bon sens. Et il-elle dirait avec force « ça ne te ressemble pas ». Remuer le passé. Toi qui prétend avoir dix souvenirs d’enfance maximum. Qui refuse toute nostalgie et te moque des regrets. Qui a coutume de dire « ce qui est fait est fait, il faut aller de l’avant ». A quoi bon perdre ton temps ? Surtout que tu as bien d’autres activités, bien d’autres occupations. A quoi ça va te servir ? Qu’est-ce que ça peut t’apporter ? Et si c’était ma femme, elle ajouterait « de toute façon, tes textes littéraires, je n’y ai jamais cru. En science oui. Mais en littérature, ce n’était pas bon ». D’autres personnes sont d’un avis contraire. Moi je ne sais pas. J’ai envie de le faire et je le fais. Et ça me force à regarder quinze ans plus tôt et je le fais quand même.

14. La propriétaire me l’avait sûrement signalé. Quand il y a un appel à la loge destiné à un-e locataire, la personne – la propriétaire, ses maris et des gens autres parfois – coupe le courant dans la chambre. Le temps de descendre les six étages, la personne a raccroché. Il est rare qu’à la loge, ils notent le nom de l’interlocuteur, alors les coordonnées, ce n’est pas la peine de rêver. C’est dur pour trouver du boulot, ne pas avoir le téléphone. Je suis ruiné, je n’ai pas d’argent pour un portable. Je remontre dans ma chambre – Thierry l’appelle le pigeonnier. Une fois sur deux, la personne à la loge a oublié de remettre le courant alors je redescends et je remonte à nouveau. Jamais vu autant de cafards, jamais monté autant d’escaliers. Je passe la nourriture.

15. Aujourd’hui 2010, je repère tout de suite ce type d’hôtel. Il en est dans toutes les grandes villes, y compris au centre. Ils sentent tous la misère et la ruine. Ils ont tous une plaque Hôtel tout confort. Dans quelques années, mon fils les appellera les zéro étoile.

16. En face vit un couple de jeunes. Des un petit peu moins jeunes que moi, ils sont tous deux au RMI. Ils ont aménagé leur chambre et ça paraît presque confortable. Au début, ils ont essayé de m’aider. Puis je suis devenu fou. Un matin, ils avaient déménagé, je ne sais pas ce qu’ils sont devenus. L’hôtel a eu des problèmes avec la mairie, cette dernière exigeait des travaux, une mise aux normes, la chambre est vide. Ils étaient fans de reggae, je leur ai prêté le Rock & Folk sorti après la mort de Marley, photos superbes et très beaux textes d’Hélène Lee même quand, comme moi, on n’apprécie pas le reggae et ils sont partis sans me le rendre.

17. Face à l’escalier vit un couple de vieux. Minimum vieillesse. Lorsque le virement tombe, ils boivent deux ou trois jours, crient, se battent, les portes claquent puis l’argent et la boisson se font rares et ils crient moins, ils regardent la télé. Ils ne se lavent plus depuis longtemps et sentent forts.

18. C’est tout pour les voisins immédiats.

 

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