Paris-Londres

– S’il te plaît mon vieil amour, mon enfant, s’il te plaît tords-moi le sexe tel je te tordais le visage, et je ne trichais pas… Je n’exagère jamais, tu le sais bien. Tu as eu tout le temps de t’en rendre compte et parfois même tu ajoutais, je te connais comme si je t’avais fait et à mon avis, ça ne voulait rien dire, c’était plus stupide que prétentieux mais je ne répondais pas, je détournais la conversation, ou je changeais de pièce. Je ne savais que mentir altruiste, mentir pour ne pas blesser autrui. Ça ne m’a guère servi mais je n’ai pas envie de me plaindre, tant d’autres le font, tant d’autres un peu partout, à nos portes, et leurs ombres gagnent du terrain chaque jour, leurs gémissements, leurs récriminations, ils n’ont que du mesquin à la bouche, de petites gens avec de petites plaintes mais ils sont tellement nombreux qu’ils en deviennent menaçants. La majorité est notre plus redoutable bourreau.

– Souvent il parlait ainsi, lui contre les autres, lui contre le monde et moi je ne suis pas ci, moi je ne suis pas ça, les autres le sont, les autres ont tort et moi j’ai raison mais un jour ils défonceront notre porte, nous dévisseront la tête ensuite. Je ne l’écoutais guère, notre petit couple perdurait. Ses discours semblaient le convaincre. Il pouvait les étirer des heures durant. Il se sentait plus vivant en paroles. Idem lorsque nous faisions l’amour. Idem lorsqu’il me frappait.

– Il y a des preuves, il y eut des spectateurs attentifs. Les sales voyeurs. Sûr qu’ils se masturbaient en t’écoutant gémir. Sûr qu’ils attendaient ces instants avec impatience, les vivaient en plaisir, chacun de tes souffles, chacune de mes injures. Et nous les laissions voler nos vies… Le bon droit de leur côté. La respectabilité. Je te tordais le visage, je te maintenais les bras. Je t’écrasais de mon poids. Je hurlais aussi, visage rouge, veines saillantes, et tes pleurs se noyaient dans mes cris. Je savais me montrer abject, ignoble. Masculin dans toute sa splendeur. Violent de père en fils. Violent par nature. Et tu restais… Me pardonnais peut-être… Et ça continuait en douceur jusque la fois prochaine. Et nous nous aimions. Et nous nous moquions des commentaires. Des regards. De leurs jugements. Leur normalité… Les voisins, je les ai toujours trouvé prétentieux, suffisants, mais revenons à nous deux s’il-te-plaît. À nous deux et à ce qu’il en reste aujourd’hui. Les faillites aussi se mesurent et se chiffrent avec précision. Se mettent en tableau et en colonnes. Il n’y a pas de raison.

– Les voisins ne me disaient rien qui vaille et ne me parlaient que rarement. À leurs yeux je n’étais sans doute guère plus qu’une pute ou assimilée. Fille de joie, fille à bourgeois. Une petite salope qui se tape un vieux ayant le double de son âge pour l’argent. Une traînée qui mérite ses corrections. Qui peut-être même les réclame, allez savoir, il y a des gens comme ça, et puis mon dieu, les jeunes d’aujourd’hui, vous voyez ce que je veux dire, non, je veux dire, ils ne sont pas comme nous. L’ordinateur, la télévision. Coups de poings, coups de ceinturon. Lunettes de soleil le lendemain. Et les voisins de sourire. Les voisins de se moquer. En d’autres temps, ils m’auraient volontiers violée avant que de me tondre… Les voisins ne me parlaient pas, ils répondaient à mes bonjours juste. À mes bonsoirs également.

– Je te tordais le visage et pas même les molaires n’y échappaient, les maxillaires, la mâchoire à l’envers, l’élasticité de tes muscles semblait ne plus connaître de limite, de frontière, et je n’y entendais rien. Je me laissais glisser… Je tordais sans plus savoir pourquoi, pour qui, échappés motifs et coupables, perfidies, remords, et je n’osais plus te reconnaître entre deux grimaces inédites. Je continuais à tordre pourtant. Je ne savais plus m’arrêter. L’impression vague de ne pas être responsable, de ne plus contrôler mon corps. De ne plus mesurer mes coups. Manipulé peut-être. Jouant la marionnette, les membres télécommandés.

– Menteur, je ne sais pas qui tu espères convaincre ainsi… Je t’aimais et ça n’excuse rien. Je t’ai aimé et ça ne pardonne pas, ça ne se pardonne plus et c’est comme ça.

– Et s’il te plaît ne parle pas de mauvaise volonté de ma part. Tout ce qui fâche, tout ce qui dérange. Tout ce qu’on enfouit dans les placards ou les caves, à la poussière. Chacun se protège à sa manière. Chacun se barricade avec les moyens du bord et ça tourne tranquille, sans faire de vague. Sans causer le moindre scandale… le plus petit accroc… Tords-moi le sexe violemment et je jouerai l’homme comblé, heureux en ménage, et je ne suis pas ingrat, je paierai pour tes faveurs. S’il te plaît tords. N’hésite pas. Je ne crierai pas, je ne te supplierai pas d’arrêter. Aie confiance une fois encore. Une dernière fois si telle est ta volonté. Si tel est ton désir. J’en appelle à toi maintenant qu’il est trop tard, je n’en finis pas d’appeler… J’appelle dès l’aube, je rêve de toi, ton corps, tes paroles, ton sourire… Et tu ne m’entends ni ne m’écoutes et j’essaye de trouver ça normal. On récolte ce qu’on sème et autres expressions du même acabit. Je me dis c’est le prix à payer et je l’ai bien cherché mais ça ne change rien, ça n’apaise même pas les brûlures, l’impatience, je t’attends encore, je n’en finis pas d’attendre ton retour.

– Ce soir je sors. J’ai de l’argent, des adresses et les vêtements adéquats. Je n’ai pas peur, je ne suis pas fatiguée. Cette nuit je me fais baiser. Je le choisis beau et drôle. Malin, cultivé. Musclé, je ne supporte plus la graisse. Et jeune, j’ai assez donné dans le vieux. Le vieux manque de surprise. Je lui demanderai de me lécher puis de me prendre en levrette. S’il est endurant, s’il sait être tendre, affectueux, je le finirai entre mes lèvres. Il aimera ça et moi aussi. Ce soir je prends du plaisir et demain je ne donne pas mon numéro de téléphone. Je ne reste pas non plus prendre le petit déjeuner car nous irons chez lui. Je le laisserai dormir, sortirai sur la pointe des pieds. Ce n’est peut-être pas comme il faut, pas raisonnable… La semaine prochaine promis, je rentre dans la danse, je vais travailler, je gagne de l’argent, je vis comme tout le monde, je ne me fais pas remarquer, ne prends ni cachet ni drogue, et je ne baise pas avec des anonymes destinés à le rester. Non. La semaine prochaine, je me vautre jour et nuit dans le sérieux, le sur-mesure avec des horaires, et il est même possible que j’y trouve quelque plaisir.

– De la nécessité de bien articuler, peser le pour et le contre, le vocabulaire, les respirations, savoir pourquoi nous luttons mais notre histoire, nous l’avons subie, nous l’avons voulue, nous l’avons vécue ainsi, heure par heure, une semaine suivant l’autre, et nous avons dans l’ensemble fait de notre mieux, ou peu s’en faut, nous avons su longtemps nous maintenir dignes et libres je crois, intègres. Je sais, je te l’ai déjà dit, répété, et mon radotage a tué l’amour à force, car c’était tout de même de l’amour non ? c’était en tout cas ce que j’appelle ainsi, c’est ce dont je rêve la nuit, et je n’en finis pas de rêver comme je n’en finis pas d’appeler… Je te cherche aussi. C’est grotesque. Je sors toutes les nuits. J’arpente les bars, les boîtes, les cinémas et les concerts, je guette ton ombre, l’éclat de ton rire, je guette et rentre chaque fois bredouille, légèrement ivre, et triste. C’est idiot, tu as changé de ville, tu as changé de pays mais je ne renoncerai pas maintenant.

– Il m’a laissée partir sans violence parce que je ne savais plus l’écouter et au lit ça ne valait guère mieux sur la fin, ça ne valait rien.

– Les reproches puent le quotidien, un quotidien fade souvent. La vie en caricature. Existence sans aspérité aucune. Se plaindre est inutile. Plus de béton dans ma tête que dans le décor, une performance presque, un genre d’exploit, tout le monde ne peut pas être sportif de haut niveau, athlète. Nous cherchions simplement, vivions les jours, les bonnes résolutions. Les médiocres nous les laissions, nous les posions gentiment au bord de la route avant de continuer notre chemin en compagnie d’amis choisis, de personnes précieuses, exigeantes et libres. Nous savions nous entourer.

– J’ai cessé de voir ses amis après son départ, y compris et surtout ceux que j’appréciais. Je ne voulais plus l’entendre parler et je ne voulais pas non plus entendre parler de lui, même par accident, même au détour d’une phrase anodine.

– Chacun fait où on lui dit, où on lui permet de faire. Les villes sont bien rangées ainsi. Tout y est à l’endroit prescrit. Les bancs, les lampadaires, les sacs d’ordures ménagères, jusqu’aux clochards. Remettre l’autre à sa place ou ce que nous supposons être sa place. Ranger les cerveaux tels les villes. Les humains empilés de façon rationnelle, gondoles d’hypermarché. Les linéaires passés à la Javel toutes les quatre heures, impeccables. Réagir à sa manière. Tenter de se déplacer en marge. À couvert. Nous pourrons avoir tort, nous pourrons avoir raison, quoiqu’il en soit il nous faudra dire, écrire, crier, peindre, dessiner, ou briser le premier objet venu et c’est ce que nous ferons le plus souvent. La destruction érigée en règle de vie, en principe de base. Détruire pour ne pas être bouffé, détruire par nécessité. Détruire le couple aussi, le couple et ses habitudes, son mode de fonctionnement, mais là je regrette. Je regrette vraiment.

– J’ai commencé à coucher à quinze ans. Il avait le double de mon âge, déjà. Je n’ai pas eu mal, je n’ai pas eu peur. Une légère déception peut-être. J’ai vite appris, j’ai vite progressé et aujourd’hui j’aime ça autant que l’héroïne. J’aime sucer, me faire enculer, être léchée, par devant, par derrière. J’aime le faire à deux, à trois, avec un homme, avec une femme. J’aime changer de partenaire. Découvrir de nouvelles peaux. Je me masturbe tous les jours au coucher. J’aime le sexe sous toutes ses formes et je prends mon pied le plus souvent possible. Je connais mon corps sur le bout des doigts et je n’hésite pas à donner des consignes précises à mes partenaires d’une nuit, caresse-moi ici, lèche-moi là. Il faut savoir ce que l’on veut. Et se donner les moyens de l’atteindre.

– Replacer ma bite dans ton vagin, dans ton cul parfois mais toujours les mêmes formes, bruits, gestes, positions, toujours les mêmes fins, cigarettes, respirations, toujours les mêmes alors bien sûr on se lasse avant de tout envoyer balader et bien sûr ça fait mal, ça ne sait pas faire autrement. L’usure… On a beau sourire, se courber de conserve, nos peaux s’y sont cognées, meurtries avant d’y laisser des plumes, des poils, tout ce que tu voudras. Pas le sentiment d’avoir le choix mais je me méfie des sentiments.

– Je serai amoureuse quand j’aurais du temps à perdre. Un jour peut-être je ferai un enfant. Peut-être non. Si ça doit arriver, je l’élèverai seule.

– Tous ces gens toujours à se justifier tout le temps dans tous les sens, c’est dingue, et pardon pour ça, et pardon pour ci, excuse-moi pour ci et ça, mais qu’ils se taisent, qu’ils apprennent le silence. Ou nous les ferons taire en viol, en violence, nous en profiterons pour briser les vitrines et tuer les idoles.

– J’entends encore sa voix, son rire. Je sens encore sa peau contre la mienne. Son sexe à l’intérieur du mien. La tête se déplace moins vite que le corps, et les souvenirs encombrent. Ce doit être ce qu’ils appellent grandir…

– Contrôler nos pensées comme on contrôle nos éjaculations. C’est quand même dingue et tu vois. D’où tu es tu ne peux pas voir grand-chose évidemment. 600 kilomètres ce n’est pas rien, mais qu’est-ce que tu avais besoin de partir vivre à Londres après notre rupture ?… Je ne finis pas mes phrases, je ne tire pas de conclusion, les certitudes demain, aujourd’hui j’ai du travail. Les mots s’enchaînent et c’est tout, c’est bien assez. Et je sais tu n’étais pas d’accord, tu réclamais un sens, une direction, quelque chose. Il fallait toujours que tu réclames et bien sûr ça me fatiguait.

– Il maquille les faits mais ça n’a plus d’importance. Je suis libre aujourd’hui et souvent, je m’amuse.

Onzain, février 2002
revu à Paris en octobre 2013

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