Vieillir – improvisation

C’est plutôt tranquille d’approcher les 50, je ne me voyais pas durer si longtemps. Je manquais d’imagination. Si tu m’avais dit ça à 20 ans, je ne t’aurais pas crue mais à 20 ans, tu ne m’aurais pas adressé la parole tu sais, je ne laissais personne m’approcher alors, je ne laissais personne me parler, me toucher et je n’osais rien, je voulais mourir et tout était douloureux, pénible… Tout ce temps perdu quand même. Tout ce que je n’ai pas su faire, tout ce que je n’ai pas su oser. Je suis un garçon lent.

Alors oui ça va mieux. Je peux marcher dans la rue, je peux parler à des gens, même quand ce sont des femmes, même si elles me plaisent. Je peux me mettre au karaté, continuer à écrire de temps à autre, enchainer sans cesse les mêmes trois accords sur une Yamaha imitation Fender. Je peux lire ces classiques dont je ne voulais pas entendre parler au lycée et y prendre du plaisir. Molière, Flaubert, La Bruyère. Lire des textes écrits il y a quelques centaines d’années. Des trucs que des dizaines de générations ont lus avant moi. C’est chouette vieillir. Il m’arrive de passer des semaines entières sans penser au suicide. Et je ne désespère pas d’arriver un jour à passer des semaines entières sans boire. C’est la prochaine étape sur la liste, vu que la clope c’est fait, c’est passé.

C’est tranquille, on s’est habitué à vivre. Après la nouveauté manque, c’est sûr. Ou c’est des nouveautés d’un intérêt relatif. Genre avoir plusieurs problèmes de santé en même temps. Genre se voir prescrire un scanner ou une IRM. Si à 50 ans, t’as pas ton oncologue, t’as raté ta vie. On s’est habitué. Je peux prendre le vélo pour aller bosser après une nuit sans dormir. Je peux me réveiller minable, l’estomac en vrac et la tête dans un étau et je m’en sors, je gère. Je me cogne de moins en moins.

Évidemment il y a du pénible aussi . Toutes ces routes qu’on n’a pas prises. Toutes ces femmes qu’on n’a pas osé aimer. Ces talents qu’on aurait pu développer. Je ne serai jamais ceci cela. Même si je m’y mettais maintenant, je n’aurais plus le temps, je n’aurais pas l’énergie. Chaque chemin que tu prends en ferme quelques dizaines. Et à presque 50, les chemins fermés ne se comptent plus. J’y pense parfois. Si j’avais commencé le karaté à 12 ans, quand je regardais les Bruce Lee, j’en serais où maintenant ? Si je m’étais acheté une guitare électrique à 15 ans et non à 45, est-ce que j’aurais osé jouer dans un groupe ? Monter sur scène… Si je m’étais laissé embrasser par cette fille au collège – je la trouvais moche et conne, j’étais vraiment un petit connard et j’ai à peine changé -, est-ce que je serais resté puceau jusque 22 ans ?

Je peux me dire, je m’en suis bien sorti. J’ai galéré, j’ai tout perdu plusieurs fois mais là, je suis posé, super boulot, liberté totale, paye correcte, bel appart, petite famille cool, oui je m’en suis bien sorti. N’empêche. Si je m’étais laissé embrasser, peut-être que j’aurais eu une adolescence sympa. J’aurais bien aimé. Je ne regrette pas des tonnes de trucs parce que ça ne sert à rien, parce que je m’intéresse plus à demain qu’à hier, mais quand même.

Paris, 16 août 2020

PS : l’image en haut est un morceau de la pochette de J’avançais sur un trottoir abstrait d’Enfance sauvage. Le groupe vient aussi de mettre en ligne S’occuper des chats, non. Et il arrête. 2020 est quand même une année dégueulasse.

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