Ça ne veut rien dire tu sais. Rien du tout. Rater sa vie, la réussir. Être à la hauteur avant que de se décevoir une fois, deux fois, mille fois. Ça ne veut rien dire. Les mots tournent. Les formules trop justes, blessantes. Je n’ai pas fait ce qu’il fallait, si j’avais su, si je pouvais recommencer et tu le sais bien, c’est un leurre. Si je pouvais recommencer, je réinventerais d’une façon ou d’une autre les mêmes erreurs. Je ne sais pas apprendre autrement. Tomber, avoir mal, recommencer. Blesser alentour. Panser ses plaies en silence et repartir dans la bataille sans le moindre espoir mais il n’y a vraiment, il n’y a vraiment rien d’autre à faire.
Je ne sais plus si c’est dans Bukowski ou dans un des premiers Djian citant Bukowski, la vie est une tartine de merde avec parfois de bons moments mais il n’y a rien d’autre alors il faut faire avec. Mais je m’éloigne du sujet. Et en même temps, c’est lié tu vois. J’ai changé de boulot, j’ai changé de milieu. Je suis CSP+ maintenant, tu te rends compte ? Moi, j’ai du mal. J’ai gardé mes réflexes de pauvre. J’attends toujours un mois ou deux avant de m’offrir un livre et, le plus souvent, je ne l’achète pas, je le réserve à la bibliothèque. Je vais toujours chez Dia. J’achète rarement du whisky correct. Il n’y a que pour le môme que je ne lésine pas. Oui, je me suis reproduis aussi. Tu connais le diction débile, les enfants ça change la vie ? Ce n’est pas vrai. La vie reste la même, c’est juste que tu n’as plus de temps pour toi. Je ne prends plus guère que quelques heures le week-end pour écrire, et encore, dans le meilleur des cas, quand je ne suis pas trop crevé. Avant c’était tous les jours. Alors oui, c’est moins bon, moins travaillé, il n’y a plus de textes longs, il n’y a plus de recueils de poèmes. Juste quelques bribes non abouties de temps à autre.
Je ne me plains pas remarque. Juste je me sens le cul entre deux chaises. Un ex-pauvre chez les fils et filles de bourgeois. Et c’est idiot, je le sais bien. Je n’ai pas à rougir de ma culture littéraire, cinématographique ou musicale. Je suis largement à la hauteur au niveau boulot. C’est plus compliqué. Il y a une façon d’être, une façon de se tenir. Mes nouveaux collègues se posent moins de questions et n’hésitent pas, la domination sociale leur est due. Ils sont à l’aise tout le temps partout. Ils et elles ont une façon de te regarder en souriant… Je ne suis pas de ces gens-là, je ne suis pas de leur classe. Je ne veux ni ne peux l’être. Je les fais rire je crois, je les amuse. Je suis une sorte de bouffon parvenu. Alors je reste sur mes gardes, toujours. Ils ne savent rien de moi. Ils ne sauront jamais rien. Aucun ne pourra m’atteindre. J’ai appris les gestes, les expressions. Je maîtrise le vocabulaire et fais mine de respecter leurs us et coutumes. J’ai décroché le job oui mais je ne suis pas des leurs. Et c’est très bien ainsi.
Paris, avril 2014/avril 2015