et lorsqu’au repas de l’amicale des locataires ou dans un concert ou plus généralement chaque fois que je ne suis pas dans un contexte universitaire et donc lorsqu’on me demande et toi tu fais quoi ? je réponds que ça fait un an que je suis chercheur au cnrs. je ne réponds pas chercheur au cnrs. non. et comme je dis depuis un an et que je commence à marquer, on me demande ce que j’ai fait avant et là je déroule le cv connu par cœur, aide-soignant pendant 8 ans, formateur pour adultes pendant 7, j’ai repris mes études en L3 et voilà. et je sais que c’est ridicule parce que ce n’est pas totalement vrai, ce n’est pas un beau parcours, c’est juste une anomalie. après le bac, j’ai saboté mes études les unes après les autres, ça n’a rien de glorieux. si j’ai même réussi à abandonner l’école d’infirmières – pardon, l’Institut de Formation en Soins Infirmiers – en fin de 3° année pour aller bosser comme aide-soignant, c’est juste que je n’avais plus de logement et que j’étais détruit, c’est tout. et si j’ai fait un boulot de merde pendant 8 ans, ça n’a rien de méritoire non plus, il y a des millions de gens qui font des boulots à la con, et puis je voulais écrire avant tout… je n’ai jamais eu de mal à répondre aide-soignant quand on me demandait ce que je faisais. idem pour formateur. mais là non, je n’y parviens pas. c’est prestigieux le cnrs. les gens ne savent pas trop ce que c’est ou comment ça marche ni même ce que signifie réellement être chercheur mais tout de suite tu sens le respect et je trouve ça tellement ridicule qu’un titre fasse cet effet que je ne peux le délivrer seul.
et puis aussi je ne voudrais pas qu’on croit que j’ai toujours été ça.
protégé, fonctionnaire, un boulot intéressant, passionnant, les conférences à l’étranger, les réunions et les séminaires en province, tous frais payés, j’ai de la chance je sais mais ça ne fait pas longtemps et au fond je crois, ça me gêne de ne plus être prolétaire. de travailler assis. de savoir que je n’ai plus à redouter les interdits bancaires et les fins de mois à bouffer des pâtes à chien. j’achète mes clopes par cartouche, du whisky correct chaque fois que j’en ai envie ou besoin, et chaque 30 du mois j’ai plus d’argent sur mon compte courant qu’au premier et lorsqu’au repas de l’amicale je me retrouve à papoter avec un électricien ou un plombier, j’aime les écouter parler de leur boulot tandis que moi, je n’ai plus rien à dire. cette semaine j’ai fait de la biblio ? j’ai préparé un article ? j’ai collecté des données ?… j’ai des dizaines d’anecdote sur les maisons de retraites et les fous et les mômes en fauteuil roulant et ces ordures de chirurgiens. sur le cnrs je n’ai rien. je ne suis pas fier de ce que je suis. je ne l’ai jamais été. la vie est plus agréable, le boulot aussi. juste j’assume mal. et comme diraient tous mes petits camarades bac plus 8 qui cherchent désespérément à trouver un poste dans le monde merveilleux de l’enseignement supérieur et de la recherche, ce sont des problèmes de riche. et c’est bien ce qui m’ennuie, être à l’abri n’a jamais été un objectif.
Paris (?), décembre 2015