C’est au supermarché du coin que je m’en suis enfin rendu compte, il n’est jamais trop tard je pense, c’est mon côté optimiste dans l’âme, je tournais en rond mais vraiment depuis des mois et des mois et le temps passe bizarre, des grumeaux dans les coins, des espaces peu clairs et je finirai bien par me perdre, je finirai par ne plus pouvoir bouger, ne plus savoir quoi dire, et comment on lutte dans ces cas-là, comment il faut réagir, la tête hors de l’eau minimum, et de quoi respirer, si on agite les bras on s’enfonce plus encore, si on appelle au secours, les gens se sauvent rien vu rien entendu monsieur l’agent de toute façon c’est pas un gars de chez nous alors quoi, alors quoi faire, je n’en sais rien, je n’ai jamais rien su on dirait, rien qui puisse servir en tout cas, pas la moindre notion de l’utile, c’est mon côté pessimiste histoire d’équilibrer la balance au supermarché du coin. J’ai jeté un coup d’œil au ticket de caisse, Monoprix vous remercie de votre visite – Joyeuses Fêtes, deux cents trente balles, 09-12-1999, 16h56, j’apprécie la précision des caisses enregistreuses mais Joyeuses Fêtes ils exagèrent. 230 balles pour la semaine, raisonnable. 180 d’alcool plus des pâtes, des cacahuètes, et des sucreries à la menthe, pour l’haleine. N’empêche je devais réagir. Y penser le lendemain, ou le jour d’après. Ou attendre les célèbres auto-promesses de fin d’année, de fin de millénaire. L’an 2000, forcément ça va changer, je serai propre et sain et drôle et amoureux et subtil et tendre et tout. 2000, ça se fête, ça se mérite. Ouais, réagir avant qu’il ne soit trop tard. Juste les cheveux qui dépassent et de l’eau trouble plein les poumons. La vase remplit les yeux et deux poissons me grignotent les orteils, j’en frissonne. Leurs sales écailles froides… Réagir avant le stade loque.
Trente ans et une broutille de journées, l’âge des bonnes résolutions, des décisions héroïques et quotidiennes, toujours, les seules décisions qui comptent sont triviales, entre le Mac Do du boulevard et le bar tabac du coin de la rue, trente ans, l’âge des certitudes conquises de haute lutte, certitudes sur la vie, l’avenir et le destin, les femmes, les enfants, la couleur des draps, la marque du papier toilette, le travail, les voyages, Routard ou Lonely Planet, l’âge des choix et c’est plutôt rigolo dans l’ensemble même si. Disons que ça m’amuse, mais juste parce qu’un rien m’amuse. A défaut d’en pleurer grave. Même si je ris peu à jeun. Ne pas abuser non plus, ça pourrait fatiguer.
Il était 5 heures le soir, j’étais gris au milieu du supermarché caisse n°7, et je devais bouger, la queue derrière, ne pas se faire remarquer, ne pas gêner l’écoulement fluide des marchandises et personnes, ne rien déranger surtout, pas un garçon contrariant je suis, je regardais mon ticket de caisse tenu entre pouce et index, mes ongles sont sales, il faudra les tailler, les veines sortent comme jamais, je regardais mon ticket de caisse, je regardais les gens autour, je savais bien pourquoi je buvais autant et pas d’eau, pas de Coca, ils s’agitaient dans tous les sens, ils faisaient la gueule surgelée, très sérieux dans l’ensemble le caddie au poing, il n’y a pas de quoi rire, vraiment pas, et sourire devient suspect, inquiétant, ils avaient tous l’air responsables et adultes et propres sur eux y compris les chaussettes, le caleçon, certains n’ont même pas pris le temps de virer la cravate, tous en représentation ils étaient et je préférais boire, boire et discrètement puer. L’Homme Qui Sent la Sueur et Qui Boit, rien à foutre. Ma machine à laver était en panne, je haïssais les lavomatic, quant au lavage à la main, je manquais de conviction. Aussi je n’avais plus envie de faire d’efforts, je m’étais habitué à ne pas baiser. À ne pas plaire. On s’habitue à tout plein de choses, il suffit de s’entraîner dur, ou de se laisser aller pareil. Il suffit d’en rire, de tout. Et je sais de quoi je parle merci. Des années d’intensive pratique, je pourrais donner des cours presque.
Avant c’était ça le problème, la baise. Le cul, l’amour, le sexe, appelez ça comme vous voulez. Le terme choisi ne change rien à l’affaire. Dès qu’une fille potable passait dans mon champ visuel pour une raison x, boire un café, se promener, faire les magasins et autres, j’avais envie d’elle. Désespérément. Et besoin autant que d‘oxygène. Plus que de manger, plus que de dormir. J’attachais peu d’importance aux détails, la couleur de la peau, des boutons sur le nez, des jambes trop fortes, un léger strabisme, les cheveux gras ou quoi ou qu’est-ce. Non, je ne regardais que le cul, le cul et le regard. Il me suffisait que l’un ondule joliment, que l’autre ressemble à quelque chose d’humain et je ne savais plus penser à quoi que ce soit d’autre, en détacher mes yeux. C’est elle qu’il me faut, au diable le travail, les amis, le sommeil, la partie de coinche à peine entamée, au diable ma pinte dans le même état, je me levais et lui parlais et plus si affinités. Si la fille était avec son mec ? aucune importance, je n’abandonnais la partie que lorsque ça devenait dangereux, et c’est rarement le cas en notre beau pays civilisé, on dragouille, on se lance des vannes douces-amères, on rigole, on se paye une mousse, elle part baiser avec son mec et me lance un drôle de sourire en quittant le bar, un geste de la main timide, je lance un clin d’œil, il suffit d’être patient, d’attendre qu’ils s’engueulent, qu’il ou elle le ou la largue et d’attendre qu’elle revienne traîner dans les parages l’air de rien, ce que j’ai pu aimer les filles fraîchement célibataires, ça arrive parfois, ça a son charme même pas pervers.
Je parle beaucoup, j’ai toujours beaucoup parlé. La grande gueule quoi. Gamin j’étais le plus malingre de la bande alors pour qu’ils ne me tapent pas dessus les potes, vous savez comment sont les mômes, je leur racontais des histoires. Des histoires d’horreur, des histoires drôles, des histoires de cul. Ça se suivait d’un jour sur l’autre, j’avais mes héros, mes décors, les potes m’adoraient, j’avais des meilleurs scores d’audience que la télé dans le quartier. J’exagère à peine. Et c’est le plus sûr entraînement que je connaisse pour draguer les filles après. Ça oblige à observer tout ce qui se passe alors qu’on est en plein speech et ça, il y a très peu de gens qui savent le faire. Surtout un mec seul après trois quatre bières. Dès qu’ils parlent la plupart, ils se voient le centre du monde et les filles le sentent, étouffent un bâillement. Le type continue à s’étendre, persuadé qu’il va se la faire cette salope. Les filles allument une cigarette, se font offrir un verre. Et vont voir ailleurs s’il se passe quelque chose d’amusant, de drôle. Elles ne veulent rien d’autre les filles. Elles savent bien que le sexe c’est chiant à mourir neuf fois sur dix, autant rire d’abord. Autant jouer la surprise. J’étais là pour ça, j’étais là pour elles.
Et ce soir-là au supermarché du coin, il y avait des filles plus que potables, de charmants petits culs ronds aux regards qui pétillent, aux visages avenants, derrière les caisses ou dans les rayons, il y avait de quoi me redonner l’appétit presque mais je n’en voulais pas, je n’en voulais plus, trop de fatigue et de déception même si on prétend n’en rien attendre, c’est faux, toujours, on ne peut s’empêcher d’espérer plus, on rêve la princesse, La Femme de Sa Vie alors qu’on barbote dans les sécrétions sous plastique et on se sépare pour rien, des numéros de téléphone qui ne serviront jamais, à peine le souvenir d’un prénom, d’un gémissement, d’un vêtement rigolo difficile à enlever, ça m’écœurait, c’était toujours pareil, toujours triste au fond quand on finit seul à l’aube bien plus seul que la veille et on fume une dernière clope avant d’aller bosser et toutes les rues paraissent sales et noires et le soleil crève les yeux alors non, j’ai arrêté les filles, j’ai arrêté la baise, et je préférais boire, boire à en crever, même si ce n’est pas la solution et je le sais, merci. Mais baiser n’importe quoi c’est pas la solution non plus et ça demande plus d’efforts alors bon, je finirai par m’en sortir. Trouver une issue honorable. J’avais confiance. D’abord me couper les ongles et m’ouvrir une bouteille.
Je tournais en rond depuis des mois plus quelques minutes et je bloquais la caisse n°7, je suis allé ranger mes courses, ouvrir une bouteille de rosé, pourquoi il fait nuit si tôt l’hiver, c’est triste à pleurer, et le froid, la pluie, tout ce genre de choses, j’ai vidé la bouteille alors que le riz mijotait à côté d’une poêlée de légumes. Plein de vapeurs d’eau dans la pièce. Ma boîte d’intérim a appelé, une mission pour cette nuit et j’étais saoul, déjà, je leur ai dit d’aller se faire enculer gentiment. C’est sorti tout seul, je ne sais pas pourquoi. La surprise secrétaire m’a demandé de répéter, je démissionne, oubliez-moi, tchao, clac. Rock’n’Roll. Une affaire de réglée. L’âge des grandes décisions, tout ça. Je me suis débouché une autre bouteille pour fêter ça. Tant pis pour le cadeau de fin d’année. J’étais le roi des cons et je venais de supprimer le seul prétexte qui m’empêchait de picoler vingt-quatre sur vingt-quatre, ça valait bien une autre bouteille. Pas de mélange, rosé encore. Après j’ai regardé la télé, je me suis masturbé aussi. L’insupportable trivialité de la vie quotidienne. C’est étonnant, on finit toujours par se survivre.
Ils ont appelé le lendemain pour être sûr, pour savoir ce qu’il se passait, si j’avais des problèmes personnels, trouvé un emploi stable, enfin ce qu’il m’arrivait et pendant qu’ils laissaient leurs cinq messages successifs sur le répondeur – six ans que j’étais chez eux, et jamais plus de deux semaines de vacances par an, pas une plainte de client, l’intérimaire idéal, à défaut du gendre – pendant ce temps-là je vidais le whisky, les yeux collés à la téloche, la 5ième sans le son, je faisais des doublages pornos, j’inventais des histoires étranges aux images d’une platitude sans faille. Avant de m’endormir la bouteille à la main, comme dans les séries policières de neuvième catégorie. Pauvre Martin, pauvre misère, pleure sous la terre… Oui c’est mon vrai prénom et oui mes parents l’ont choisi en hommage au vieux Brassens. Pauvre Martin, pauvre misère, de l’histoire ancienne, le petit signe d’un destin minuscule. À la base ça dégénère. À la base on parvient toujours à s’en sortir même si ça devient de plus en plus dur et le corps n’oublie jamais de nous faire payer un maximum et il a bonne mémoire l’enculé.
Ça a duré dix jours l’histoire si on peut appeler ça une histoire.
Dix jours à boire sans trêve ni respiration en pleine crise d’orgueil tué, la conscience nette toujours, la tristesse au clair, journées et nuits égarées dans la même brume, le même trou noir et je m’en foutais total, j’en riais plutôt, pas dupe le garçon ivre du quatrième étage gauche sur cour dont la vie part en lambeaux ou en couilles, à 12°5 ou à 40° et que vive la complaisance, l’apitoiement, avec tout le cinéma personnel afférent, des nuits de dix à douze heures, des réveils en sueur assis le souffle court au bord du lit froissé, les bribes de rêves tous plus tristes les uns que les autres, des scènes d’amour tendresse, rien qui vaille, pas même de quoi se branler, les réveils vaseux à l’aube froide le crâne en plomb à choper la première bouteille qui passe et c’est toujours du vin le matin et il en passait beaucoup par chez moi et les éclaboussures de vin sur les draps, du whisky sur la moquette, les bains de bière tiède, les douches de sable fin en crevant tous les palmiers des Tropiques, ma tronçonneuse est en panne, plus de fuel, je raconte n’importe quoi aux bouteilles vides accumulées dans l’appartement petit de sale, les cadavres s’empoussièrent et la musique forte, toute une collection de Requiem, les Petites Gens fascinés par la Grande Musique, pas une larme ne sort, pas une émotion n’émerge, le téléphone débranché, le répondeur balancé dans un sac plastique destiné à devenir sac poubelle et comment ça t’as pas de portable ? va te faire mettre, c’est à peine si je me levais, à peine si je mangeais, je me lavais moins encore, je ne voulais plus rien savoir, plus rien apprendre ou vivre et dix jours de rang je buvais buvais buvais entre deux rêves inutiles, la télévision en marche sans interruption, ça aurait pu durer longtemps, ça aurait pu ne pas cesser, j’aurais dû en mourir de haine et dégoût, j’aurais voulu vomir mes organes un à un et les accrocher aux murs, les jeter par la fenêtre, viser le couple d’en face et l’atteindre en plein rapport mais le tuner de la télévision a implosé mais je n’avais plus rien à boire mais le réflexe conditionné alors je m’habille et me traîne de l’ascenseur à la cour au couloir où se trouvent les boîtes aux lettres mais j’ai pris le courrier accumulé, pubs à 90 pour cent, j’en aurais aimé 100 et pouvoir tout jeter en rotant, il y avait une lettre de ma sœur, je me suis rasé, lavé, j’ai entrepris un brin de ménage avant d’ouvrir l’enveloppe.
J’ai fait des courses aussi.
On ne sait jamais. Se préparer à tout. Toutes les éventualités. Émilie vit encore donc. Est-ce réellement une bonne nouvelle ? Et pourquoi aujourd’hui ? La série des questions sans réponse qui toujours reviennent et distraient la lassitude…
Une lettre de ma sœur ??! Dix ans qu’on ne se parlait pas, qu’on ne se voyait pas, qu’on ne savait rien l’un de l’autre, et qu’on s’en foutait. La joie des familles mortes. Une lettre de ma sœur c’était un chèque en blanc envoyé par le centre des impôts, une demande en mariage télégraphiée par Nastassa Kinski, un truc qui ne pouvait pas exister mais si. Suffit d’ouvrir les yeux, chasser les vapeurs d’alcool. Et je me sentais mal avec cette conne enveloppe à la main, sûrement le manque de nourriture solide. Ça ne me touchait pas, ça ne me faisait pas plaisir, c’était juste un pan de mon histoire qui s’achevait. Un passé enterré dont il me fallait réapprendre la conjugaison. Peut-être. La même écriture que lorsqu’elle avait treize ans et moi vingt et j’étais fou amoureux d’elle et j’aurais tant aimé qu’on le fasse ensemble mais la société, les parents, les interdits mais j’étais puceau encore, je voulais que notre première fois soit dans les bras dans les sexes l’un de l’autre. Je ne me branlais pas. ça me semblait sale, dégradant. L’amour devait être beau. Ensuite la famille a éclaté, j’ai atterri en banlieue parisienne puceau toujours et j’ai rencontré une fille et j’ai vécu le grand amour à 22 ans dans la tête, dix dans le corps, on ne m’avait pas caressé depuis des dizaines d’années et les débuts furent délicats, éjaculations précoces, culpabilité itou, on finit par y arriver, par se trouver au lit et au dehors, l’histoire banale, on vit, on voyage ensemble, on rêve d’enfants en commun, on se sépare plutôt pas trop mal, sans rancune et même on reste amis et tout ça alors je me suis pris à baiser tout ce qui passait et ne disait pas non, et ma petite sœur depuis le jour de mon départ je ne l’avais pas revue, ne lui avais pas écrit, elle non plus d’ailleurs, un vieux rêve, elle m’écrivait, il fallait bien lire ses phrases, savoir ce qu’il se passait dans sa vie, qui était-elle aujourd’hui et qu’est-ce que je foutais sa lettre dans la poche arrière gauche de mon jean noir au supermarché du coin fuyant comme la peste le rayon alcool fort, le rayon bière, non, garçon raisonnable, trentenaire équilibré, légumes et fruits frais, produits laitiers, un jeune homme moderne sans histoire et sans passé mais le passé refaisait surface et il faut bien un jour ou l’autre l’affronter, la regarder en face la frangine, tristesse dans les yeux et les larmes iront se faire voir ailleurs, il n’est plus l’heure alors je vais à la caisse, alors je sors mon passeport neuf et mon carnet de chèques, alors je tasse les achats dans les sacs plastiques, alors je rentre et ouvre l’enveloppe surprise. Moi je voulais boire et qu’on me foute la paix.
Martin j’ai besoin de te voir DE TOUTE URGENCE. Dépêche-toi je n’en ai plus pour longtemps. Viens me voir à l’hôpital Bretonneau service infectieux chambre 210, à Tours. Émilie. PS : je t’embrasse. Et pardon pour ce long silence. Papier bleu pâle, timbre en forme de cœur, encre noire, sa signature non plus n’a pas changée. L’écriture paraît faible. Comme s’il lui avait fallu une heure pour commettre vingt mots. Lettre à la con, putain de journée de merde…
Là j’ai regretté de ne plus avoir d’alcool fort sous la main – whisky de préférence. Service infectieux, tout le monde sait ce que c’est, faut pas se foutre de la gueule du monde non plus. Putain frangine, t’as pas assuré. Capotes bordel, tout le temps, avec tout le monde, ça tombe sous le sens merde. Même en province. Même bourrée sous acides. Faut pas croire les journaux, la trithérapie c’est du flan. Juste un sale truc pour que les labos se fassent un maximum de pognon en laissant crever l’Afrique les poches pleines et la conscience tranquille. De toute urgence, je vais mourir. Ben ouais, tu vas mourir ma puce, évidemment je viendrai te voir, je ne suis pas un chien non plus. J’ai un con de cœur qui bat et se serre et la gorge qui se noue et tout ça. Même des larmes parfois. Pas un monstre je suis. Un pauvre type paumé égoïste c’est tout, c’est assez. On ne baisera jamais ensemble. Toutes les années perdues, attendant ce qui ne t’a même jamais effleuré l’esprit, évidemment je viens te voir et le plus tôt possible et j’aimerais avoir un alcool fort sous la main, même du gin j’en boirais c’est dire, quelques gorgées d’alcool fort juste histoire de différer les décisions, endormir la cruauté, cacher les lézardes, vive la vie vive l’amour tu parles, enfin chercher un moyen de se défendre, une quelconque carapace, putain Tours, ville de merde, ville de bourgeois, tous fiers de leur minable place Plumereau ils sont, qu’est-ce que tu fous là-bas et je décroche le téléphone, et j’attends dix minutes avec une musique pénible, et je demande les horaires, je n’ai que l’embarras du choix, je fourre deux trois conneries dans mon grand sac noir, direction Montparnasse, ce soir on se voit ma grande, et je m’en fous si j’arrive hors les heures de visite, dix ans, plus de dix ans ça se fête. C’est presque Noël. Les magasins dégoulinent de lumières, ça pue le chocolat et les papiers cadeaux. Au moins se voir. Je voudrais être saoul, je voudrais être ailleurs. Je voudrais que tu n’aies jamais écrit ma puce. Ce serait tellement plus simple. Trop tard et tant pis et tout et tout ça, je t’aime toujours tu sais, quelque part au fond. Mais la flemme, mais la peur de creuser.
C’est dingue la facilité avec laquelle on se déshabitue du métro, des gens, des salles d’attente ferroviaire, des escalators et des contrôleurs rouges à l’entrée du quai 17, TGV, trois cents cinquante balles l’aller retour, vive les périodes blanches, je me colle le front contre la vitre, je pleurerai dans pas longtemps, il suffit de le savoir, mon voisin me demande si ça va ? non je réponds mais ça n’a pas d’importance et je le devine qui veut continuer ses questions, discuter quoi, histoire d’abréger l’ennui et pas question, ça va ? non mais ça n’a pas d’importance, et je n’ai aucune envie d’en parler, merci, bon voyage. Oh pardon il fait, je pourrais hausser les épaules. Je suis à l’écoute des larmes poissant mes joues, ça fait drôle la peau lisse, ce con de train part enfin, et j’arrive même à m’endormir doucement. Réveillé par le contrôleur. Fils de pute. Toujours nuit, pas de surprise, on ne voit rien du dehors, peut-être qu’il neige, mon voisin lit le dernier Stephen King, je n’aime pas les gens, je voudrais que le temps s’arrête, j’ai peur de ce qui m’attend, vente ambulante, trois bières s’il vous plaît, le clown a l’air étonné, trois bières ? ouais, deux plus une, gardez la monnaie, merci. J’ai plus que le temps de les sécher. Les larmes aussi. Saint Pierre des Corps. Bonne chance le type me fait, avec un superbe sourire timide. Il est moche, gras, une alliance à la main gauche, merci je réponds. Hors du train, je lui aurais volontiers cassé la gueule. Gare de Tours, un taxi, France Info, le monde va mal, la Bourse va bien, tout est génial. J’emmerde la pluie et le vent et l’hiver. Et Stephen King.
Et Bretonneau.
Encore un hôpital moche – pourquoi est-ce que partout dans le monde les hôpitaux sont les bâtiments les plus moches des villes ? plus moches que les commissariats c’est dire. Et dieu sait si je connais ça par cœur les hôpitaux. J’en ai enterré quelques dizaines de potes, toujours ce sida de merde. Je suis devenu un spécialiste dans mon genre. Chambre combien déjà ? Je n’ai pas pris la lettre, faut que je demande. 200 et quelques, service infectieux, Mlle B. Personne ne la connaît sous ce nom-là, elle est donc mariée. C’est ma sœur, née le tant, Orléans, une petite brune, je viens de Paris, je dois repartir demain, faites un effort je vous en prie, la blouse blanche soupire, si elle croit que ça m’amuse, tu finiras Gala plus tard ma belle, recherche, chambre 210, septième étage, sur la droite, merci, merci madame. Pour un peu je laisserais un pourboire.
Bretonneau, hôpital de merde. Horaires des visites : 13h-20h. Il est 22h30. Je dois la voir. Le bureau de la surveillante. Bonsoir, et je plaide ma cause, et en personne elle m’accompagne devant la porte. Vous êtes au courant ? elle demande. Oui. Ne restez pas trop longtemps, elle est très fatiguée en ce moment. Pas de problème je fais. Je ne suis au courant de rien et je reste le temps que je veux c’est ma sœur et je t’emmerde grosse conne. C’est dingue à l’hôpital, ils ont des blouses blanches un petit badge et tout de suite ils se croient le centre du monde. Et ils voudraient le faire croire.
Tu dors, je m’affale dans le fauteuil, je jette un œil à la pancarte au pied du lit, pas de surprise, le traitement standard, un pic fébrile à 39°5 hier après-midi, 32 kg à la dernière pesée, putain, avec 1m57 c’est léger, une perfusion à chaque bras, antibiotique en Y, jolie couleur, seringue de morphine électrique, le scope branché en permanence, je regarde ton cœur clignoter petite sœur, 79, tout va bien, une blouse blanche entre et sursaute en me voyant, je n’arrive pas à lire le badge, elle me sourit, mignonne, note les constantes, je la suis dans le couloir, ça fait dix ans que je ne l’ai pas vue, je suis son frère, de Paris, ça pose un problème si je passe la nuit à ses côtés, aucun, elle me sourit, Catherine, elle est mignonne malgré la fatigue, une petite brune rondouillarde, les cheveux courts, très fins, un nez minuscule, elle me propose un café et bien sûr j’accepte. Ne jamais refuser les invitations des jeunes filles, même et surtout s’il s’agit d’un cadre professionnel. Elle ne porte pas d’alliance. Elle avale une gorgée en même temps que moi, je devine des tas de questions et attends qu’elle lance les hostilités. Elle nous parle beaucoup de vous vous savez. Ah ? Vous avez eu une vie bien remplie apparemment. ?… Ben oui, trois ans au Chili, deux en Argentine, quatre au Vietnam, ça m’a toujours fait rêver les gens qui voyagent comme ça, moi déjà à Paris j’ai peur alors… ça fait rêver quand on n’ose pas se lancer, une fois que c’est fait, on n’a pas le choix, on s’adapte et ça va tout seul. En plus on rencontre des gens fabuleux partout. C’est une toute petite planète dans l’ensemble… Comment elle va ma sœur ? Elle va mourir d’un jour à l’autre. Elle refuse qu’on l’alimente par sonde et elle ne mange plus rien alors forcément… Elle sera heureuse de vous voir. Elle sourit, elle ne peut rien faire de plus. Le café pique les yeux comme jamais. Bonne nuit, elle me fait. Vous aussi. Oh ça va aller, c’est calme ce soir… Je retourne auprès du bourdonnement des machines, leur doux ronflement électrique, Émi dort, je reste assis bien droit dans le fauteuil, Chili Argentine Vietnam, c’est rigolo comme les gens inventent votre vie quand vous n’êtes pas là. Levallois-Perret Bastille Place des fêtes, ça fait moins riche, ça explique moins le silence, l’abandon, Chili Argentine Vietnam, je n’ai pas quitté la France depuis des années, à part les missions en international mais bon, les autoroutes et les hangars sont les mêmes à travers toute l’Europe, les stations services itou, même les routiers se ressemblent, Chili Argentine Vietnam, merci petite sœur. Comme si tes légendes rattrapaient mes errements, mes gaspillages. Juste pour rire, convertir mon budget alcool en billets d’avion… Tu ouvres les yeux, tu me vois en train de pleurer sur le fauteuil, tu essayes de dire quelque chose et n’y parviens pas, je prends ta main, je te caresse les cheveux, tu es trempée de sueur, ta main est chaude, ta main est faible et nous pleurons en silence ensemble, je passe un gant humide sur ton front, je t’embrasse la joue gauche, repose-toi ma grande, je reste ici jusqu’à demain soir, tu as le temps, tu es toujours aussi belle ma puce et je mens, et tu le sais, tu souris pourtant, on dirait un vieillard, un nourrisson ridé, tu refermes les yeux une larme aux paupières, quand est-ce qu’on descend ? qu’on mange ? qu’on meurt ? quand est-ce que ça s’arrête les tartines de merde ? les baffes dans la gueule ? et pourquoi tu ne m’as pas prévenu plus tôt ? pourquoi avoir attendu le dernier moment ? et pourquoi il n’y a jamais de réponse aussi ? je n’ose plus lâcher ta main, je n’ose plus me rasseoir. Tout est toujours pour le mieux et tout reste parfaitement normal. J’écoute les voitures au dehors, je devine les conversations de l’équipe de nuit, je sursaute dès qu’une alarme se met en route dans la chambre, fin de la seringue de morphine, tensiomètre inférieur à 10, je dors un peu et me réveille en sursaut, tout va bien, ton cœur frappe encore, et le lendemain je suis juste sorti prendre un café, marcher deux minutes pendant la toilette, voir le béton du dehors, on ne s’est rien dit, je ne savais pas par où commencer, tu n’arrivais plus à chuchoter alors on se souriait, on essayait de se sourire, on se tenait la main, moi surtout, à 7 heures le soir je t’ai dit bon courage, je retourne au boulot, je retourne à Paris, je te tiens au courant, à la prochaine, il fallait bien dire quelque chose. J’ai laissé deux cents balles à l’équipe, pour les fêtes, je leur ai laissé mon numéro aussi, à n’importe quelle heure, merci. Petite conne je t’aime plus que jamais. Et je suis parti à la gare en marchant. Marchant de plus en plus vite jusqu’à courir dans la nuit le vent le froid le long d’avenues sinistres joyeux Noël je ne voulais plus m’entendre pleurer je ne pouvais plus la regarder mourir Madame Machin et ton mari dans l’histoire ? il est mort avant toi ou il s’est sauvé en courant à la première infection opportuniste ? je n’ai rien su je n’en saurai jamais rien trop tard pour les résumés les épisodes manquants trop tard pour le faire ensemble. Chili Argentine Vietnam. En plus ça sonne bien.
Deux semaines après il restait 7000 balles sur mon compte, je l’ai vidé. Laissé l’appartement en plan, prévenu personne. Un aller simple pour Quito. À Roissy je me suis cuité à la bière en attendant l’embarquement. Je n’avais pas de guide, pas de plan, pas d’adresse. Et rien à faire là-bas, rien de spécial, rien de prévu ou rentable ou quoi. Juste partir et en attendant boire.
Ailleurs ça ira mieux pour sûr.
Paris, octobre 1999