Entre cinq et sept ans, je pouvais répondre sans hésiter. Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grand ? me demandaient les adultes et aussitôt je répondais conducteur de char en un large sourire. Mes parents habitaient Nomeny, un village près de Pont-à-Mousson et ce devait être l’été. Un convoi militaire a défilé toute l’après-midi au soleil, des dizaines et des dizaines de chars avançaient dans un fin nuage de poussière et de vapeurs d’essence, je les regardais assis devant la maison. Ils étaient beaux, les chars comme les militaires. Je voulais être des leurs. J’aurais aimé me lever et les suivre, me fondre dans les rangs. Ils étaient beaux, ils savaient où ils allaient et ça semblait leur plaire. Cette allure. Cette fierté. Moi aussi je voulais inspirer ça aux gens. Chaque fois que j’écoute Thiéfaine, je revis cette scène. Un des seuls souvenirs de mon enfance où je ne suis pas en train de me faire casser la gueule. Un souvenir agréable donc.
Entre 5 et 7, aucun problème.
Et puis c’est devenu beaucoup plus compliqué.
Ma mère tenait un discours sensé : plus tu vas loin, plus tu as de bonnes notes et plus tu auras le choix. Mon père pensait sans doute la même chose. En tout cas, il prenait soin de ne pas la contredire en ma présence. C’était bien la primaire. C’était facile. J’apprenais mes leçons, j’avais de bonnes notes. Quand je n’étais pas le premier de la classe, j’étais le deuxième derrière Laurent Courtin et vice-versa. Et chaque fois que les voisins me tapaient dessus je me disais, un jour je vous écraserai tous, je serai très loin au dessus de vous. C’était une excellente motivation pour l’école. Bien sûr, ça ne s’est pas passé comme ça. Je ne me suis pas retrouvé au dessus d’eux, j’ai seulement déménagé et les ai perdus de vue.
J’avais de très bonnes notes en primaire, j’avais de très bonnes notes au collège, je ne savais pas ce que je voulais faire plus tard mais ce n’était pas grave, au fur et à mesure que je grandissais, on me laissait de plus en plus tranquille, j’étais presque heureux. Je faisais du sport, j’avais des amis, j’étais un garçon normal, certains me promettaient un bel avenir. Certains auraient mieux fait de se taire.
Je pourrais retrouver la date exacte, c’est apparu du jour au lendemain. Je faisais des courses avec ma mère, nous vivions dans l’Indre alors. Il y avait du soleil. Il y avait des magasins ouverts et de jolies jeunes filles se promenant de court vêtues. Il y avait tout le nécessaire mais non, ça n’allait pas. Ça ne fonctionnait pas comme prévu. Je ne savais pas comment me tenir, je ne savais pas quoi dire, comment avancer, que faire de mes mains, je n’osais pas regarder les gens dans les yeux, à peine répondre à leurs bonjours commerçants, je n’étais plus bon à rien. J’attrapais mon reflet au hasard des glaces de la ville et me trouvais laid, médiocre. C’est qui ce type ? il a l’air tellement, tellement pitoyable, c’en était gênant, pour tout le monde. Et je me haïssais d’être ce type-là. Je n’en parlais à personne, je vivais avec. J’attendais que ça passe car je croyais alors qu’il s’agirait d’un état temporaire, j’attendais et me mêlais le moins possible aux gens. La seule fille à qui je pouvais parler sans trembler était ma sœur. Mais elle était comme les autres, elle ne se rendait compte de rien. Elle vivait sa vie, ses premiers flirts. Elle ne réalisait pas à quel point j’étais mal et malheureux. Je tenais un journal alors. Je l’ai relu il y a peu et je ne comprends pas comment j’ai fait pour tenir. Je refusais sans doute de mourir puceau.
J’ai beaucoup changé de la seconde au bac. J’ai découvert l’alcool et la musique, punk rock et bière de base, la littérature, le cinéma et la peur de vivre. Plutôt la haine. J’ai été amoureux et me suis ridiculisé pour des siècles, j’ai eu envie de le faire aussi, mais n’ai trouvé personne avec qui franchir le pas. N’ai pas osé chercher. Il faut se supporter un minimum pour baiser quelqu’un. Le séduire déjà. Je ne savais toujours pas quoi faire après mais je savais au moins ce que je voulais être, un tout petit peu moins mal dans ma peau. Cette dernière commençait à faire son cinéma. J’échappais à l’acné mais fonçais tête baissé vers un eczéma de moins en moins contrôlé. À l’époque, ça se limitait aux membres supérieurs et aux creux poplités, ce n’était pas encore trop voyant. J’ai arrêté le sport. En cours, je me plaçais de façon à pouvoir regarder à loisir Magali Bertaux, la plus jolie fille de la classe, la plus jolie et la plus vivante. Je ne lui adressais jamais la parole, la regarder suffisait à mes désirs. Et puis, je n’étais pas assez bien pour elle. Je ne savais pas me masturber alors. Personne ne m’avait expliqué. Avec mon père, on ne se parlait plus. On ne se parlait plus du tout et ça ne le choquait pas, il supportait sa vie aussi mal que je supportais la mienne. Je m’intéressais au zen et à Kérouac. Dean Moriarty était mon héros mais je ne comprenais pas comment il pouvait passer une nuit entière à parler, moi, au bout de trois mots, je savais que ce que je racontais n’intéresserai personne alors lui, comment il pouvait faire ? comment il pouvait oser ? Je me réfugiais dans les livres. Lisais en quatre jours Le seigneur des anneaux ou Les frères Karamazov. Je voulais fuir mon corps, je voulais déserter ma vie et ne tentais rien, j’attendais. Que ça passe. Que ça aille mieux. Que ça se termine enfin. Le temps passait mais je ne m’arrangeais pas. Le pire, c’était la sonnerie du vendredi après-midi. Je rentrais chez moi, nous habitions dans le lycée même, ma mère y était infirmière, et je savais que pendant plus de quarante-huit heures, je ne pourrai regarder aucune jolie fille. Je n’aurai personne avec qui prendre un café ou critiquer un prof. Je n’aurai rien pour me distraire un peu, m’oublier. Je me sentais seul, je pensais à la mort. Rêvais mon suicide et mes lettres d’adieu. J’aurais tant aimé être malade. Gravement malade. M’effondrer sous le préau et que Magali ou Stéphanie ou n’importe laquelle de ces belles jeunes filles me prenne par la main, tiens bon, on t’aime, reste avec nous, s’il te plaît, ne pars pas. Un fantasme comme un autre. J’aurais aimé tellement de choses. Être beau. Me sentir à l’aise. Je ne savais pas encore que j’étais parti pour dix bonnes années de malaise. Et qu’au bout de ces dix ans, je me serai tout juste habitué à mon état. Et qu’au bout de ces dix longues années, je ne serai pas plus avancé et n’aimerai toujours pas la vie telle qu’elle est.
Pour tuer le temps et maîtriser mon dégoût, je lisais des livres. Tout ce qui me tombait sous la main. Je découvris Djian qui me servit de guide littéraire. Je décidais dans la foulée de devenir écrivain. Ça me paraissait le futur idéal pour quelqu’un qui a peur des gens et de son ombre, pour quelqu’un qui ne veut pas participer à ce monde-ci. J’écrivais tard le soir, attendant avec impatience le coucher de ma sœur et de mes parents. Je laissais passer une bonne demi-heure. Puis je me relevais en silence, m’installais au bureau, sortais mes feuilles blanches et mon stylo plume noir. J’écrivais des poèmes alors. Ils évoquaient en peu de lignes des amours tristes et des cuites nocturnes. Je n’avais rien vécu et je voulais écrire, je ne doutais de rien… J’ai tout conservé, je les ai même relus. Ça fait du bien lorsqu’on réalise qu’on a progressé. Qu’on a vraiment progressé. Mais je ne partais pas de bien haut.
Deux mois avant de passer mon bac, j’ai appris que le conseil général offrait de l’argent à ceux qui décrochaient une mention. Assez bien 1000 balles, bien 3000 et très bien 5000. La très bien, j’avais peu de chance. Par contre, celle en dessous me paraissait tout à fait accessible. J’ai bossé deux heures par jour pendant deux mois et j’ai pu me payer le permis de conduire. On était dans la même salle pour toutes les épreuves, les mêmes candidats placés aux mêmes places et je bossais vite, je sortais toujours avec une heure d’avance histoire de jouer au flipper dans le bar en face et de regarder en douce les jeunes et jolies lycéennes. Je ne leur adressais évidemment pas la parole. Le dernier jour, le type placé derrière moi m’a demandé si je partais vite parce que je savais tout ou parce que j’étais nul. Il était mignon, il avait une bonne tête. Il n’était plus puceau depuis au moins deux ans et ne s’en étonnait même pas. Je l’ai aperçu quinze secondes tout au plus mais me rappelle parfaitement son visage, ses intonations. Un de ces mecs qui ont tout pour eux et ne laissent rien aux gens comme moi. Et ce n’est même pas de l’égoïsme. Ils ne se rendent pas compte, c’est tout. Ils n’imaginent pas. J’aurais une mention j’ai répondu et je ne pense pas qu’il m’ait pris au sérieux. Il m’arrive encore aujourd’hui de le regretter. Ils ont organisé une cérémonie à l’hôtel du département à Châteauroux. Chaque candidat était appelé sur la tribune, on lui remettait un chèque, on lui serrait la main, on le prenait en photo. J’ai pris mon chèque, je n’ai pas remercié, je n’ai pas non plus serré de mains et quand le photographe s’est approché, j’ai collé ma paume sur l’objectif en lui souriant. Il a reculé, interdit. Je me suis senti bien une fraction de seconde. Mes potes dans la salle était fiers de moi. Mes parents n’assistaient pas à la cérémonie, je les avais priés de s’abstenir. Je n’y avais pas réfléchi avant, ça me paraissait juste la seule chose à faire. Ok pour le pognon mais je refuse de me compromettre, quelque chose dans ce goût-là. J’étais mal dans ma peau, ça ne m’empêchait pas d’être un petit con arrogant.
J’ai choisi Lettres Modernes parce que j’aimais bien lire, j’ai choisi Tours car ceux de mes potes qui avaient décroché leur bac y allaient. Il a fallu trouver un studio, ma mère s’en est occupée. J’étais en plein centre-ville, à deux doigts de la bibliothèque et de la fac. C’était la première fois que je vivais seul et ça aurait dû me plaire. Les parents me filaient trois mille cinq par mois et j’avais honte. J’ai compris dès le départ, dès la première semaine, que je n’y arriverai pas. Je ne sortais pas. Je n’allais pas au concert, je n’allais pas au cinéma. J’écoutais la radio et lisais. Je buvais mon pack de bières quotidien et assistais de moins en moins aux cours. Ils ne m’intéressaient pas, que ce soit les profs ou les élèves. Les profs étaient sûrs d’eux et de leur savoir. Un écrivain, ils savaient ce que c’était. Les bons écrivains, ils le connaissaient tous. Ils les décortiquaient avec délectation et moi, je refusais de les croire. Ils ne parlaient jamais de Selby, de Bukowski ou de Manchette. Ils étaient à côté de la plaque, ils ne vivaient pas dans mon siècle. Quant aux élèves, elles étaient trop belles, trop brillantes, je n’osais pas leur parler. L’une d’entre elles a essayé de nouer des liens avec moi. On se croisait souvent à la bibliothèque et on allait tous deux fumer près de la machine à café dès que nous avions trois minutes de libre. Une grande brune, grande et jolie. Elle m’a parlé d’elle, de ses goûts, littérature scandinave surtout, je ne connaissais pas. Elle a essayé à cinq ou six reprises et autant de fois, j’ai essayé de répondre, de regarder quelqu’un en face, d’avoir un minimum de conversation, j’ai essayé et ne suis arrivé à rien, elle a jeté l’éponge. Peut-être a-t-elle pensé que je la méprisais, que je me trouvais trop intelligent pour elle. C’est dur à saisir de l’extérieur la haine. 1990 fût une année noire. Et j’avais honte de gaspiller ainsi l’argent de mes parents. Je ne le méritais pas.
Qu’est-ce que tu veux faire après ?
Je ne sais pas encore.
Quelques années plus tard, je suis entré en école d’infirmier par hasard. Une annonce entendue sur France Inter, j’ai noté le numéro et me suis inscrit. Ça m’a permis de venir à Paris et d’y perdre mon pucelage. J’ai abandonné avant la fin, me suis retrouvé aide-soignant. J’ai bossé pour des gamins en fauteuil et des vieux se déplaçant de la même façon. J’ai pris des tensions, j’ai donné des médicaments, fait des lits et lavé des gens. J’ai fait tout ça avec le sourire, en essayant parfois de me croire utile. J’ai aussi appris à parler aux autres. Mais quand ces autres me disent qu’ils ne pourraient pas faire ce que je fais, que faire ce genre de boulot, c’est une vocation, c’est plus fort que moi, je m’agace. Je suis comme tout le monde, j’ai besoin de gagner de l’argent, c’est tout.
Qu’est-ce que tu veux faire plus tard ? et si on me posait la question aujourd’hui mais on ne me la pose plus car je suis grand maintenant, et les grands ne sont pas censés vouloir faire autre chose que ce qu’ils font tous les jours, et puis les grands ne veulent plus, ils font et rien d’autre, mais si on me posait la question malgré tout, je répondrais que je veux écrire. Avoir du temps pour écrire. Et un peu d’argent histoire d’acheter ma tranquillité. Le reste, je m’en moque. Travailler, gagner de l’argent, établir un plan de carrière et s’y tenir, j’ai essayé tout ça, ça ne m’intéresse pas. Écrire oui. Et tant pis si ce n’est pas près de payer les factures.
Paris, avril – mai 2003