Les années 80 furent meutrières
Lorsque je discute avec mes jeunes camarades et qu’on aborde les années 80, les mêmes formules reviennent sans cesse et dans leurs esprits, les années 80 étaient rigolotes. La musique. Les fringues, les coiffures, les couleurs. Ils et elles ont vingt-cinq ou trente ans et si je leur demande combien de fois ils ont enterré de gens de leur âge, la réponse est souvent zéro, dépasse exceptionnellement l’unité.
On crevait d’ennui en ces années et on préférait se tuer en bagnole ou se pendre à vingt ans et celles et ceux qui passaient entre les gouttes ont pu tranquillement passer à l’héroïne ou au sida. Ce fut un massacre. En 1989, à dix-huit ans, j’avais cinq ami-e-s sous terre et c’était une petite ville tranquille…
Dans les années 80, des employés énervés flinguaient les mômes bruyants et bronzés en bas des tours. Le FN montait et les débiles profonds de SOS Racisme faisaient chanter Indochine place de la Concorde avec le soutien de Bernard Henry Lévy… L’industrie culturelle dans son ensemble était d’une médiocrité sans nom. Qui peut sérieusement revoir aujourd’hui Subway ou La lune dans le caniveau ? Réécouter la compagnie créole ou Goldman ? S’affirmer homosexuel n’était possible qu’à Paris, dans certains quartiers, ailleurs cela n’existait pas, ou seulement via La cage aux folles sur TF1. Tapie avait une émission de télé. Les séries étaient diffusés en français et pas une ne tenait la route. Je me souviens les interminables dimanches entre Magnum, Pour l’amour du risque et Strasky et Hutch. La scène alternative a fait ce qu’elle a pu pour tenir debout, lutter contre, avant d’être trahi dans les grandes largeurs par Manu Chao et consorts.
Et la fin des année 80, ce n’est pas le mur de Berlin, symbole d’une Europe réunifiée et libre. Non, c’est d’un côté le défilé du bicentaire de la Révolution à Paris, parade publicitaire grotesque totalement dépolitisée. De l’autre le massacre de Tian’anmen. Le message était clair : le monde doit devenir un supermarché fun, la jeunesse doit apprendre à se taire. Que dans ce contexte, on ait pu ensuite laisser crever en taule les camarades d’Action directe était malheureuseusement prévisible…
Paris, 1 novembre 2015
La prétendue naïveté des années 80
Une autre expression revient à propos des années 80, la naïveté. L’époque où l’on semble croire qu’un concert de (déjà vieilles) rock stars sauvera l’Éthiopie de la famine (Live Aid, 1985), permettra de venir à bout du racisme (le concert des potes à la Concorde, même année), où l’arrivée d’un fumier au pouvoir – agent contractuel sous Vichy, ministre de l’Intérieur pendant la guerre d’Algérie, la liste est longue mais toutes les infos étaient disponibles au moins depuis les luttes du Larzac des années 70 où Mitterrand se faisait régulièrement huer – était susceptible de changer la vie, où un groupe punk issu des squatts est capable de faire bouger les lignes et de menacer les ahuris des majors (Bérurier Noir).
C’est un leurre rétrospectif. Il n’y avait rien de naïf.
Mitterrand a tué tout espoir dès 1983 avant de faire couler le Rainbow Warrior. Les Bérus se sont retrouvés piégés dans leurs contradictions – refuser la société du spectacle en remplissant le Zénith n’est pas tenable très longtemps. Et les majors du disque étant l’industrie la plus bête du monde se saborderaient toutes seules en misant tout sur le numérique – leur mort annoncée est l’une des rares bonnes nouvelles du temps présent. SOS Racisme était une escroquerie et cela se voyait dès le départ, il suffit de revoir les vidéos de l’époque… Et est-il besoin d’enfoncer un peu plus Bob Geldolf dont le seul titre de gloire douteux restera son rôle dans le film pompier d’Alan Parker (The Wall, 1982) ?
Il n’y avait aucune naïveté. Il y avait le racisme et l’homophobie institutionnalisé – bicot et enculé étaient les premiers mots appris à l’école. Les seuls peut-être qui ont cru respirer en France entre 1981 et 1985 furent les homos parisiens – j’étais trop jeune, et dans une petite ville -, ils paieraient le prix fort très vite. L’image pop et colorée de cette décennie est un mensonge publicitaire, rien de plus. Que Goude, Beneix, Besson et autres Mondino soient devenus à cette époque des icônes françaises de la modernité n’est pas le signe d’une époque insouciante, cela prouve simplement qu’après les débats des années 70, il était temps de faire le vide et de vendre tout ce qui pouvait l’être (rappelez-vous Tapie). Que cette décennie soit celle où Canal + invente un prétendu « esprit » basé sur le football et la pornographie n’est qu’un symptôme supplémentaire d’une décennie où la pensée meure et où les valeurs patriarcales écrasent tout sur leur passage.
Où voulais-je en venir déjà ? Ah oui, chères et chers ami-e-s de 25-30 ans, avant de parler des années 80, s’il vous plait, je vous en prie, renseignez-vous un peu. Merci.
Paris, 11 novembre 2015
Post-scriptum du 15 novembre 2015
Il en manque évidemment. Malik Oussekine. Le sida mental. AD, la RAF, les Brigades rouges. Les autonomes. Un ministre de l’intérieur annonçant fermement que l’état (non, je ne mets pas de majuscules) va terroriser les terroristes… Et il manque plus encore les rares aspects lumineux, des disques surtout, des disques qu’il était bien sûr impossible de trouver dans une petite ville (internet a changé ma vie d’auditeur), quelques livres, une poignée de films américains. Mais, et je m’en excuse, les aspects lumineux, je sais rarement les écrire et, ces jours-ci, j’en suis encore moins capable.