Conseiller clientèle

D’habitude Cathy me refilait des missions d’aide-soignant normales. J’arrive, repère les vestiaires, j’enfile blouse et sabot, me présente au poste de soins, un tour de service rapide histoire de repérer les lieux clés, poubelle, tisanerie, coin fumeur, et c’est parti, je vais laver des culs et faire des lits, surveiller une tension parfois, ou donner un cachet. La mission tranquille, je l’accomplis avec le sourire et à la fin de la journée 400 balles tombent sur mon compte, tout le monde est content. Là, elle a commencé par me poser des questions inhabituelles. Si je me débrouillais avec un ordinateur. Si j’avais l’habitude de répondre au téléphone. Si je m’y connaissais en étui pénien et en stomie. Si ceci si cela, j’ai bien sûr répondu oui à toutes les questions – je ne mentais d’ailleurs pas – et le jeudi suivant, je débarquais à la Défense, grande arche, 20ième étage. Ça me changeait de la banlieue lointaine, réveil pour 5 heures, une heure de train plus métro, une demi-heure de bus.

Ça avait tout du boulot de rêve être conseiller clientèle. Des horaires normaux, réguliers. Un bon salaire. Une heure aller-retour de transport. Il fallait juste qu’à l’entretien je fasse bonne impression. Cathy m’avait conseillé de faire un effort vestimentaire, je m’y suis pointé tout en noir avec ma grosse veste rouge à carreaux. Je me rappelais avoir lu un jour quelque part que, dans ce genre de situation, le plus important, c’est de se sentir à l’aise,  ce qui est bien évidemment absurde, et puis je n’ai jamais mis un costard de ma vie. Pas par principe, j’en ai peu. L’occasion ne s’est jamais présenté, c’est tout. Lorsque je me suis présenté à l’accueil, je me suis senti étranger. Ici, soit on portait un costard cravate, soit on faisait le ménage ou l’entretien des ascenseurs. Je trouvais ça terriblement dépaysant, exotique presque. L’hôtesse, mignonne mais sans plus, a demandé confirmation de mes dires par téléphone en me jetant des coups d’œil intrigués avant de me délivrer un badge magnétique où s’étalait en caractères gras ma qualité actuelle : visiteur, ce terme m’a bien plu. Un étranger en visite, un touriste donc.

Une charmante femme en tailleur gris m’a accueilli à la sortie d’un ascenseur dont la rapidité et le silence m’ont surpris mais j’ai pris soin de ne pas le montrer, je n’y étais pas seul. Nous nous sommes présentés l’un à l’autre, elle m’a proposé un café, avec plaisir, court et sucré, merci, puis elle m’a emmené vers ce qui devait être mon premier entretien d’embauche. Un jeune aide-soignant a rarement besoin de tel préliminaire avant de signer un contrat. Je m’imaginais tellement peu travailler dans ce genre d’endroit que j’ai oublié de stresser. Trois personnes d’un côté du bureau, deux femmes, un homme, moyenne d’âge autour de la quarantaine, trois personnes à me regarder, à me poser de questions sur mon parcours, mes compétences, à griffonner je ne sais quoi sur deux bloc-notes car la plus âgée des deux ne notait rien, elle n’avait pas même un stylo pour s’occuper les mains. Ils ne fonctionnaient pas très bien ensemble : la femme sans accessoire ne disait rien et paraissait attendre la fin avec impatience, les deux autres posaient des questions tellement voisines que je les soupçonnais de ne pas du tout écouter l’autre. Ça n’a pas duré très longtemps. Ils ont conclu en me demandant si j’avais des questions et ce n’était pas le cas. Je suis reparti avec un catalogue de leurs produits et diverses brochures publicitaires, photos couleur, papier glacé, présentation sobre, de la belle ouvrage. J’aurais la réponse en début de semaine prochaine. Travailler dans un bureau, moi. Et pourquoi pas VRP ? Gagner deux fois le SMIC en restant toute la journée assis devant un écran. Devoir soigner mon apparence physique et vestimentaire. Terminer la semaine sans douleurs lombaires, bien sûr que le poste m’intéressait, bien sûr que j’allais les étudier leurs brochures prétentieuses. Quelques années plus tôt, je balançais du faux sang sur les façades des labos avec Act-Up Paris, maintenant je feuilletais leur littérature en rêvant au fric… 

La réponse est venue plus vite que prévue, Cathy m’appelait dès le lendemain, félicitations, vous leur avez plu, vous commencez lundi prochain, je vous envoie le contrat, encore bravo. Elle paraissait sincèrement ravie pour moi et je ne sais pourquoi, je me suis senti flatté.

Le poste avait beau être bien payé, il manquait d’intérêt. Une fois que j’ai su me servir de la base de données, une fois les codes des différents produits mémorisés, soit une dizaine de jours, j’ai commencé à m’ennuyer, à regarder l’heure. Les bureaux, c’est rigolo quand on apprend. Quand on découvre. Ou quand on a des vues sur un ou une membre du personnel. C’était le printemps et les clients potentiels préparaient leurs vacances, il y avait peu d’appels. Je partageais un grand bureau non-fumeur avec Catherine et Maria. Catherine, la muette présente lors de mon entretien, était une ancienne infirmière, 45 ans, BCBG, elle avait laissé tombé les soins une dizaine d’années plus tôt pour faire carrière dans le monde fabuleux et financièrement intéressant des laboratoires. Sauf qu’elle était nulle. Elle ne savait pas gérer les imprévus, elle n’avait jamais d’idées, elle ne faisait pas le poids face aux autres services et au départ, je ne comprenais pas pourquoi elle était responsable du service client. Au départ, j’étais naïf. Par exemple, tout ce qu’on peut lire dans les gazettes concernant le surmenage des cadres, j’y croyais. Le stress, les responsabilités, les horaires à rallonge, tout ce baratin. Je croyais vraiment qu’ils les méritaient leurs 20 ou 25 000 balles par mois, et je passe les avantages en nature. J’ai vite ouvert les yeux. La plupart de ces gens était des petits rigolos. Bien habillés, diplômés, minimum bilingues, mais des rigolos. Il leur fallait trois heures pour résoudre la moindre bricole. Ils manquaient d’énergie et de bon sens, d’autonomie aussi. Et ils ne s’en rendaient même pas compte, ça me faisait rire autant que ça me scandalisait. Je les aurais volontiers envoyé faire un stage en maison de retraite histoire de leur apprendre ce que c’est que bosser, bosser réellement. Ceci dit, l’avantage numéro un quand on travaille avec ces gens-là, c’est le café gratuit et les repas excellents, ces derniers à des prix ridicules bien entendu. L’inconvénient est qu’ils ont une fâcheuse tendance à vous prendre pour de la merde mais c’est aussi le cas avec les médecins, j’avais l’habitude et ne me formalisais pas.

Maria avait mon âge en plus mignonne, surtout les jambes et les fesses mais mariée déjà, plus un gosse en bas âge, je n’ai rien tenté, j’ai seulement fantasmé, les prénoms courts sont un atout pour les masturbations. Les deux filles ne s’entendaient pas très bien, la responsable s’arrangeant à chaque fois pour laisser tout le sale boulot à sa collègue. J’écoutais les plaintes sans jamais prendre parti, j’essayais de me faire bien voir, de me rendre indispensable. Parce que c’est plaisant de bien gagner sa vie. De ne plus tout calculer quand on fait ses courses ou quand on va boire un verre avec ses potes – on peut boire comme on veut, on peut même payer une tournée. De pouvoir inviter une jeune fille au restaurant. Ce doit être l’époque où j’ai eu le plus de partenaires sexuels et ça aussi, ça me plaisait bien.

Le boulot en lui-même ne me passionnait pas. Ça manquait de contact et de mouvement. Répondre aux appels, boire un café, envoyer des échantillons, descendre fumer une clope. Les jours se ressemblaient un peu trop à mon goût. Mais je me suis imaginé faisant carrière dans cette branche. Devenant responsable du service, grimpant les échelons avant de changer de boîte pour plus de responsabilités et un meilleur, un plus gros salaire. J’ai acheté des chemises, j’ai appris à mettre une cravate, je me suis rasé tous les matins, j’ai cessé d’éclater de rire bruyamment. Je descendais fumer en même temps que les cadres, en profitais pour les écouter. Qui fait quoi, qui déteste qui et pourquoi, qui malgré son poste subalterne a le pouvoir, j’emmagasinais soigneusement toutes les informations utiles. Dégommer Catherine me semblait facile. Il suffisait de me rendre indispensable au bon fonctionnement du service, de l’améliorer et de discrètement le faire savoir, puis je n’avais plus qu’à attendre. Je n’avais pas tout compris encore. J’ai joué ce petit jeu pendant deux mois avant de m’en lasser, avant de réaliser que je me plantais de A à Z. Tout le monde dans la boîte connaissait la valeur de Catherine. Elle-même ne devait pas se faire beaucoup d’illusion. Et personne n’avait l’intention d’y changer quoi que ce soit, bien au contraire. Elle était nécessaire à l’équilibre de l’ensemble. Sa médiocrité mettait en valeur les responsables des autres services, ces dernières prenaient donc sa défense dès que nécessaire. Et s’ils avaient cru bon de la critiquer sévèrement en ma présence, ce n’était pas pour vider leur sac, non, ces gens-là contrôlent tout ce qu’ils disent de 9 à 18, ils contrôlent ça à merveille. C’était juste pour me neutraliser. Il est important d’être ambitieux, il est plus important encore de ne jamais le montrer. J’ai laissé tomber les cravates, j’ai recommencé à rire. Quand il n’y avait pas d’appel, je passais mon temps sur Internet. Je faisais partir tout mon courrier de la boîte pour économiser les timbres, j’y faisais mes photocopies et je téléphonais aux copains. Mon changement de comportement n’a pas provoqué la moindre remarque et je n’ai même pas été surpris. Je faisais ce qu’on me demandait de faire et basta.

J’avais un boulot facile, bien payé, proche de chez moi, une collègue mignonne, la cantine préparait des supers repas, vraiment je n’avais pas à me plaindre. Mais je m’ennuyais chaque jour un peu plus. Mais ce que je faisais me paraissait inutile. Il n’y avait pas d’enjeu et pas non plus de surprise. Et ces gens passaient leur temps à tricher, je n’avais aucune envie de leur ressembler. Alors j’ai appelé Cathy. J’étais d’accord pour y retourner à l’occasion mais je voulais retourner vers les vieux, vers les fous, vers les malades et les opérés, remettre les mains dans la merde, c’était là-bas ma place. Vous êtes sûr ? Si je continue ici, je vais finir par devenir gras, je supporterais mal… Elle n’a pas trouvé ça drôle, elle a même paru déçue par ma demande. Peut-être qu’elle croyait bien faire en m’offrant une chance de progresser dans l’échelle sociale. Je ne lui ai pas posé la question.

Paris, avril – juin 2003

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