L’école question littérature, c’était l’ennemi. On nous donnait des livres à étudier, ces livres étaient morts, ils n’avaient rien à nous apprendre, ils n’avaient rien à voir avec nos vies. Je me suis cogné Madame Bovary en seconde et j’avais trouvé ça insupportable, poussiéreux. J’ai lu Madame Bovary à Pau, à 30 ans, j’étais pauvre et désespéré, isolé comme rarement, et le style m’a ébloui, je me suis enquillé tout Flaubert dans la foulée, admiratif. L’école était un obstacle. Une lecture scolaire ne pouvait pas avoir de sens. En seconde, je fantasmais sur ma prof de français pourtant. La quarantaine, brune, petite et enrobée. Elle aimait la littérature et à quinze ans je l’aimais aussi, j’aimais tout ce qui pouvait me faire oublier la vie, mais elle enseignait une littérature française devenue respectable et inoffensive parce que tombée dans les mains des enseignants. Toutes mes claques dans la gueule venaient d’ailleurs. Goodis, les premiers Djian, Bukowski, Selby, Fante. Plus tard, il y aurait Despentes, Dantec, Houellebecq. Ce qui valait le coup n’était pas contaminé par l’institution. C’était bien, il restait des zones hors d’atteinte.
Et mon fils qui l’autre jour me dit que son prof de français leur a fait lire Fante, Demande à la poussière. Ah ouais ? Et ça t’a plu ? Ouais, c’est rigolo. Chaque fois qu’un roman est susceptible de lui plaire, je prends. Là ça tombe bien, on a tous ses livres ma femme et moi. Je l’ai même en anglais Demande à la poussière et mon fils remarque que la première phrase est mal traduite*, il a raison, c’est Philippe Garnier pourtant, j’adore ce type… Bref, je lui passe le bouquin, il le lit, il trouve ça chouette, je lui passe Bandini, La route de Los Angeles et la biographie de Fante par Cooper et je crois qu’il ne les a pas lu encore.
Le prof de français doit avoir mon âge ou quelques années de moins. Lui aussi a dû découvrir Fante en dehors des circuits officiels. Et comme, il enseigne ici, un collège tranquille dans un quartier pauvre, il cherche ce qui peut coller**. J’espère, j’espère vraiment que mon fils ne découvrira pas Bukowski ou Selby à l’école. J’imagine l’horreur, devoir étudier Tra la la dans une salle de classe… Nous avons besoin de lignes de fuite. De cultures alternatives. De caches où se réfugier. Tout ne doit pas être disséqué en classe. C’est bien lire Fante. Tant pis si c’est à cause de l’école. Tant pis. Tant mieux. Je n’en sais rien.
Paris, juin 2018
*Bukowski commence sa préface par « I was a young man, starving and drinking and trying to be a writer. I did most of my reading at the downtown L.A. Public Library », et ça devient « […] J’ai passé le plus clair de mon temps à lire Downtown [sic!] à la Bibliothèque municipale de Los Angeles. » (John Fante, Demande à la poussière, 10/18, 1986, p. 7)
**Et bien évidemment, il censure le texte. « Elle avait beaucoup de rouge sur les lèvres, qu’elle avait épaisses comme des lèvres de négresse. Elle avait un type, et pour sa race elle était belle, mais elle était trop étrange pour moi. Elle avait les yeux très obliques, la peau sombre mais pas noire, et quand elle marchait ses seins bougeaient d’une façon qui révélait leur fermeté. Après ça, elle m’a complètement ignoré. » (p. 55) devient « Elle avait beaucoup de rouge sur les lèvres. (…) Elle était trop étrange pour moi. Elle avait les yeux obliques, la peau sombre (…). Après ça, elle m’a complètement ignoré. ». Le gamin n’est pas prêt d’étudier Céline.