Pour nous ce n’est pas facile tout ça, c’est loin d’être gai. Le monde normal. Niveau d’études à peine secondaire. Troisième plus zéro. Les standardistes. Les aides-soignantes. Les caissières. Les femmes de ménage. Les serveuses. Les contractuelles et les hôtesses téléphoniques. Les CDD à temps partiel, horaires flexibles. Les studios de vingt mètres carrés, pas de baignoire ni de terrasse, pas non plus de cuisine américaine, au mieux l’ascenseur et une concierge, souriante parfois. Les impôts locaux, le ravitaillement hebdomadaire au supermarché le plus proche. Il y a moins cher en banlieue mais il faut une voiture alors. La queue dans le métro pour la carte orange mensuelle zone un deux. On peut l’acheter à partir du vingt, ils le répètent souvent dans les stations mais la paye n’est virée que le vingt-huit alors ils feraient mieux de se taire, ils n’ont pas tout compris encore. Incident de voyageur, retard indépendant de notre volonté. Encore un dépressif qui s’est balancé sous les rames aux heures de pointe. Pourvu qu’il y passe. Qu’il ne se retrouve pas légume en fauteuil. Nous ne pouvons décemment pas lui en vouloir. Respect à son geste mais c’est pénible quand même parce qu’on voudrait enfin rentrer chez soi après une autre journée de boulot minable et puis, avec le retard, la foule s’accumule et s’agace, ça sent mauvais, sueur et tabac froid, énervement, les habituels commentaires stupides, et ça serre, ça serre beaucoup trop. Les vieilles surtout sont insupportables, elles se croient tout permis. Envies ordinaires de meurtre. On oublie vite.
La journée n’est pas finie, les journées n’en finissent pas de se répéter. Avoir la pêche parce que c’est important et que ça attire les gens qui ont la pêche aussi et tant pis s’il faut souvent se forcer.
Le prix des clopes. Les deux films du dimanche soir. Aller pisser pendant les coupures publicitaires, se laver les dents. Les méthodes pour arrêter de fumer. Yoga, acupuncture, patch, psychothérapie, NTB. Les pièges à cafard. Les animaux domestiques. Changer la litière. L’eau du bocal. Se documenter sur la ménopause. Téléphoner régulièrement à sa famille. Ne pas oublier les anniversaires, les fêtes diverses. Écrire une carte et faire livrer des fleurs. Se renseigner un minimum sur les symboles. Les orchidées oui, mais les autres ?… Effacer les reproches, digérer les histoires. Aller les voir, les recevoir. En profiter pour visiter la Tour Eiffel et le Panthéon, jouer au touriste dans sa propre ville. Se tenir à jour dans ses vaccinations. La citronnelle pour les zones marécageuses et les pays chauds. Renouveler son passeport. Les régimes minceur avant l’été. Les tests des magazines féminins : êtes-vous un bon coup ? savez-vous gérer votre stress ? êtes-vous soumise ou dominatrice ? pilule ou stérilet ? S’offrir des vacances de rêve à dix mille kilomètres de la capitale. Les crédits à la consommation. Calculer les taux d’intérêt, courir de banque en banque. Mémoriser le numéro de sa carte bancaire. Numéro de téléphone et de sécurité sociale, digicode, des dizaines de nombres à connaître par cœur pour simplement pouvoir se déplacer, et vivre un peu, respirer comme les autres.
Les soirées dans les bars qui se terminent dans les boites qui se terminent toutes de la même façon parce qu’il est toujours plus agréable de se réveiller seule quand on a beaucoup bu la veille. Les rapports sexuels sous plastique. Même s’il fait la gueule, même s’il dit que c’est un garçon sérieux, que c’est moins bien avec et c’est vrai que c’est moins bien mais il ne faut pas déconner avec ça car un jour ce sera le bon, celui qu’on n’osait plus attendre depuis tant d’années, et on aura des enfants, et on sera heureux comme dans les livres d’avant, et il faut que leur mère ait une espérance de vie correcte à défaut d’apprécier sa vie dans ce monde. Et puis ça les empêche de jouir trop vite les capotes. Que des avantages. Et surtout les choisir soi-même nos compagnons d’une nuit. Les mecs le savent que nous avons le pouvoir, ils n’osent plus rien si ce n’est dans la foule. Les mains au cul dans le métro. Le machisme ordinaire et omniprésent. Nous ne nous indignons plus, nous avons mieux à faire. Trouver un bon dentiste, un bon gynéco, un bon généraliste, une bonne mutuelle. Un frottis annuel. Détartrage tous les deux ans.
Rencontrer un jour la bonne personne. Par hasard. Ne pas coucher de suite mais y penser et s’en masturber toutes les nuits précédant l’acte. L’homme de sa vie. Et tant pis pour la niaiserie de l’expression…
Un enfant, une péridurale. Choisir le prénom. Allaitement ou biberon ? Partir en province ou en banlieue. Acheter une maison. S’occuper du jardin. Se lier d’amitié avec les voisins. Changer de vie du début à la fin. Mais se dire qu’au fond, on reste fidèle à soi-même. On n’a rien trahi. Apprendre le calendrier des légumes. Tondre la pelouse. Faire des confitures. Prendre un abonnement au club de gym. Muscler ses fesses, ses abdominaux. Parler régime ou faits divers avec les femmes du voisinage. Parler éducation avec les jeunes mères. Trouver une personne de confiance à qui l’on peut tout dire. Les changements dans le couple depuis l’arrivée de l’enfant. Les premiers rapports sexuels après l’accouchement. Se sentir parfois étrangère à son propre corps. Être surprise par ses réactions. Les moments où on en a marre. Du mari, de l’enfant, de la maison. On n’imaginait pas ça comme ça, on croyait mieux se connaître. On s’était renseignée bien sûr mais quand même, un enfant ça change tout, c’est de la folie. La fatigue les premiers mois. Et encore, j’ai de la chance, elle fait presque toutes ses nuits. Trouver une nourrice parce qu’il faudra bientôt reprendre le travail. S’organiser davantage. Ça passe tellement vite en même temps. Se faire peur avec la mort subite du nourrisson. C’est arrivé à une tante, ça doit être affreux. Je n’ose même pas imaginer. Les premières semaines, aller à tour de rôle dans la chambre de la petite vérifier qu’elle respire encore et se dire qu’on est bête mais c’est plus fort que nous, et se rendormir avec le sourire pour être réveillée une demi-heure plus tard parce qu’elle a faim, parce qu’elle a mal au ventre, parce qu’elle a fait un cauchemar ou pour une toute autre raison mais on ne peut que supposer, la prendre dans ses bras, contre soi, attendre qu’elle aille mieux mais ça nous fait mal quand elle pleure, on s’en veut de ne pas savoir quoi faire pour l’aider, on se déteste et puis ça passe.
Faire les soldes. Un deuxième enfant. On s’inquiète moins. On laisse pleurer l’un quand on nourrit l’autre, on ne peut pas faire autrement mais on ne se sent pas coupable pour autant alors qu’avec la première, on n’aurait jamais su. La première, si elle pleurait plus de cinq minutes, on ne supportait pas. C’est passé. Prendre un congé parental. Faire les comptes, la déclaration d’impôts. Changer de parfum, changer de fond de teint, de coiffure, de télévision, de machine à laver, de voiture, de congélateur. Acheter un sapin pour Noël. Les décorations sont hors de prix. Faire le sapin avec l’aînée. Et ça continue comme ça jusqu’à la tombe. Ça suit son cours, chaotique à l’occasion. Quand le mari rentre très tard et ivre mort. Quand nos parents décèdent. Qu’on a l’impression d’être livrée seule face au monde. Désarmée.
Et parfois on a parfois la vague impression que ça ne suffit pas, qu’il manque quelque chose, quelque chose d’important, un but, un idéal mais on a du repassage en retard, on efface les doutes de suite. Ne pas se plaindre, ne pas se laisser aller. C’est la vie. On n’en a qu’une, il ne faut pas perdre de temps. C’est pire ailleurs. Cambodge, Afghanistan. Nous avons de la chance. Nous mangeons bien, nous nous amusons bien, nous sommes en paix, nous vivons dans une riche démocratie et notre espérance de vie n’a jamais été aussi longue. Puis ce sera au tour de l’enfant. Et plus tard, la jeune fille sera grand-mère et heureuse de l’être. Le monde des comme il faut et le meilleur des mondes possibles paraît-il. Qui pourrait s’élever contre ça ? Pourtant ce n’est pas facile tous les jours. Pourtant ce n’est pas très gai.
Pau, printemps 2001