C’était génial les premières semaines. J’attendais ça depuis longtemps. Ce parfum d’insurrection dans les rues. Ces colères multiples qui débordent et envahissent les prétendus beaux quartiers, jamais je ne me suis autant promené dans ces arrondissements là. Enfin détruire. Détruire le rituel absurde et inutile des manifestations syndicales déjà, avec ou sans cortège de tête. Pas de parcours, pas de déclaration en préfecture, pas de service d’ordre, pas de mégaphone et même pas de slogans. La Marseillaise souvent mais rien de plus. Les slogans mettront du temps à venir et seront ensuite répétés en boucle par un nombre de plus en plus réduit de personnes, « Emmanuel Macron, la tête de con, on vient te chercher chez toi » et autres « On est là, on est là, même si Macron veut pas nous on est là » et la question braillée « Gilets jaunes, quel est votre métier ? » avant que de répondre « Ahou, ahou, ahou ». Détruire un rituel puis en créer de nouveaux…
C’était intense. La plupart de mes ami.e.s étaient méfiant.e.s au tout début. Il y a des fafs. Ce n’est pas clair. Je m’en fous qu’il y ait des fafs, il y a des gauchos, il y a des prolos et des racailles, il y a des vieilles venues de province qui n’ont jamais manifesté de leur vie et des quadras maquillées en talon qui carburent à la bière, il y a de tout, et dans un pays où Le Pen fait 40% des suffrages exprimés, comment veux-tu une révolte massive sans que les fafs ne soient là eux aussi ? et alors qu’une barricade de plus s’enflamme sur cette saloperie de « plus belle avenue du monde » (réputation plus qu’usurpée personnellement moi je trouve), des gens se mettent à chanter Allumer le feu du belge mort et d’autres Vive le feu des Bérus et ça fait du bien ces mélanges, ça change des milieux militants qui meuglent les mêmes slogans moisis depuis 40 ans et j’ai compris que les gilets jaunes c’était bientôt la fin quand un samedi sur un parcours normal, déclaré, avec banderoles mégaphones, un parcours entouré de flics, j’ai entendu les ahuris de la CNT lancer leur fameux « partage des richesses, partage du temps de travail ou alors ça va péter, ça va péter » et ça ne pète jamais, ce sont des mots aussi vides que les cerveaux et quand ils arrivent au terme de l’itinéraire prévu, ils rangent leurs banderoles et leurs drapeaux et vont se réciter leurs certitudes à la con rue des Vignoles mais je m’égare… Je ne supporte pas les syndicats, je ne supporte plus les militant.e.s, j’en ai ras le bol des slogans révolutionnaires qui ne débouchent sur rien et les premiers samedis, il n’y a pas de slogans mais ça envoyait. Ce n’était pas la révolution, à quoi ça pourrait bien ressembler une révolution aujourd’hui, je n’en sais rien, mais c’étaient clairement des émeutes populaires et j’attendais ça depuis longtemps.
Je suis ce qui se passe en province. La main jaune qui crame à Chatellerault. Les guillotines un peu partout. Les ronds points se couvrant de cabanes. Le premier samedi, avant l’acte I, j’étais à Bar-le-Duc du jeudi au dimanche. Dix-sept barrages autour de la ville. Pas un camion n’a pu passer. Et en me promenant dans la ville devenue piétonne, j’ai réalisé pour la première fois la place énorme que prenait la bagnole en ville, les routes, les places de stationnement, les parkings, et tout cet espace libre et stérile donnait des envies de jardins sauvages et de forêts urbaines. Je suis ce qui se passe. Je vois les vidéos des blessé.e.s. Le pouvoir qui a peur et se barricade. Des quartiers entiers où toutes les vitrines se couvrent de panneaux de contreplaqué. C’est terrible, les pauvres commerçants, et juste avant Noël, mais ça va s’essouffler, il faut qu’ils et elles fassent leurs courses, achètent les cadeaux, ils et elles ne peuvent quand même pas manifester tous les samedis… Bah si, ils et elles peuvent. J’entends les mensonges répétés jour après jour par les personnes qui prétendent nous gouverner et les commentaires puant le mépris des classes des journalistes qui n’ont jamais aussi bien montrés à quel point ils servent les intérêts de celles et ceux qui prétendent nous gouverner. Il m’arrive le soir de mettre les informés de France Info et il est rare que je tienne plus de cinq minutes. Ma famille rigole, moi j’ai envie de voir leurs têtes au bout d’une pique.
Au tout début, les ami.e.s suivaient ça de loin et c’était bizarre des manifs qui n’en étaient pas et où je ne connaissais personne et puis ça a vite bougé, j’ai croisé les copaines de Bure et de NDDL, les voisins et voisines de Quartier debout, la fanfare invisible rue de Rivoli, les collègues, et ma femme ne pouvait pas s’empêcher de trouver l’atmosphère bizarre de temps à autre, et c’est quoi ce drapeau ? et c’est quoi ce badge ? et cet écusson ? rien à foutre, ce qui compte c’est le zbeul je réponds. La seule chose qui compte, c’est le zbeul. Et merci à vous d’avoir si longtemps réussi à tenir la rue et les Champs, malgré les flics, les gendarmes, les CRS et les chiens et chiennes de la BAC, merci.
Paris, juin 2019