Avant et après le 13 novembre 2015

à M., à J. – merci pour tout

Ce qui suit est une tentative visant à expliquer ce qu’a produit la nuit du 13 au 14 novembre 2015 dans ma vie et celle de mes plus ou moins proches. Il n’y a là aucune volonté d’objectivité et aucune considération morale. Il s’agit d’un bilan provisoire dans la mesure où les effets de cette nuit ne cessent de se prolonger dans les rues de ma ville, dans mes actes et dans mes désirs, mes indignations. Je ne peux évidemment être honnête sans évoquer un minimum mon entourage, ce que je cherche d’habitude à éviter. Ma femme est ma femme, mon fils est mon fils mais ils ne lisent pas mes textes donc, même si je fais attention, ça passe. Les amies sont désignées par des lettres et j’ai fait en sorte de taire tout élément permettant à des proches de les identifier – elles se reconnaîtront évidemment, mais elles sont les seules à pouvoir le faire. Et l’emploi du féminin n’est pas anodin, il n’y a qu’avec des femmes que j’ai su parler de cette nuit. Alors que normalement, parler avec des femmes, je ne sais pas faire.

Avant le 13 novembre 2015 il y a eu le 7 janvier 2015 mais le 7 janvier 2015 ne m’a pas touché. J’étais au boulot au septième étage à Paris 7 et c’est M* qui travaillait alors juste derrière moi qui a annoncé la première qu’il y avait un attentat à Charlie et comme j’avais pas mal de boulot en cours, je n’ai pas cherché à en savoir plus. Je n’ai pas non plus cherché à savoir ce qui s’est passé quelques jours après à Vincennes. Je n’ai pas la télévision, j’écoute Radio libertaire de temps en temps, je ne lis pas le journal, les seules infos qui m’atteignent sont celles que mes contacts partagent sur facebook – quand je les lis, ce qui est rare. Il est très facile dans ces conditions d’être épargné par les événements quels qu’ils soient. Je ne connais pas les noms des ministres et des vedettes sportives ou télévisées, je ne sais pas ce qui fait le buzz et ça me va très bien. Ma femme a été anéantie par le 7 janvier. Elle tenait un restau 20 ans plus tôt du côté d’Aligre et certains de Charlie y passaient régulièrement. C’est mon Paris qui est visé dit-elle en larmes. Elle va à République tous les soirs, elle suit les infos en direct sur son ordinateur. Moi, cela m’indiffère un peu et pourtant, le mercredi soir, j’explique, j’essaye d’expliquer à mon fils ce qui s’est passé et j’en ai les larmes aux yeux. Ce n’est pas normal quand même.

Les soirs suivants, l’épidémie Je suis Charlie se répand sur facebook. Je trouve ça grotesque et insupportable. C’était quand même un journal de merde depuis que ce crétin de Val (j’ai failli écrire Valls…) en avait pris la direction. Je me rappelle ses éditos va-t-en guerre et socio-démocrates, la puanteur du personnage… Je ne l’achetais plus, je ne le lisais plus. C’est un peu comme tous ces pleurnichards en 2002 qui se lamentaient sur la présence de Le Pen au deuxième tour mais je ne connaissais personne qui avait voté pour cet ahuri de Jospin alors quoi ? Je ne suis pas Charlie. Je ne l’étais pas avant le 7, je ne le suis pas devenu. De plus, le 8 janvier est à mes yeux un attentat politique classique : des personnes sont considérées comme des cibles et sont abattues. Ce fut le cas pour Action directe et George Bès et là, c’est la même logique.

Le dimanche 11 janvier j’accompagne ma femme à cet étrange défilé, elle a besoin de soutien je crois et c’est le minimum que je puisse faire, le gamin préfère aller jouer chez son pote du huitième étage. Nous ne voyons que très peu de drapeaux tricolores et lorsque nous croisons des flics, personne n’applaudit. C’est le trajet du nord-est, le trajet du Paris qui garde encore une petite mémoire révolutionnaire et jamais personne n’y applaudira les forces dites de l’ordre. Ça me fera hurler de rire plus tard, au printemps 2016, quand je lirai des déclarations de flics s’étonnant du nombre de personnes prêtes à gueuler « tout le monde déteste la police » alors que, diront-ils, « on nous applaudissait un an plus tôt ». Beaucoup de personnes ne vont ont pas applaudis dans le cœur de Paris, et personne ne l’a fait dans les banlieues populaires. Il faut vraiment être idiot, flic ou journaliste pour croire ce genre de discours. Je ne suis pas Charlie, je déteste la police et ça fait longtemps que ça dure. Et je ne suis pas le seul.

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Ma femme fera un épisode dépressif assez long et je ne suis pas très bon dans ces cas-là mais au moins j’assure l’intendance au quotidien. Elle achètera Charlie plusieurs semaines d’affilée – ce qu’elle ne faisait évidemment plus depuis des années – avant d’arrêter : c’était et ça reste un journal de merde.

Les mois passent, je suis toujours aussi peu ce qui se passe. J’emmène mon fils une semaine à Perros-Guirrec au mois de juin et c’est génial. Ma vie professionnelle n’est pas satisfaisante mais je n’en ai pas encore pris conscience. Ma vie sentimentale est compliquée : je suis amoureux fou d’une jeune femme qui m’obsède depuis septembre 2013. Je finis par lui en parler deux ans plus tard. On se revoit en octobre et on n’arrive pas à discuter cinq minutes et j’en crève. J’ai écrit x poèmes et textes là-dessus, il suffit de fouiller sur ce blog. Elle est à Paris le 13 novembre, on déjeune ensemble, j’essaye de mettre les choses à plat, de crever l’abcès en somme car bien sûr, elle ne s’est jamais rendu compte de rien et vit sa vie avec son mec depuis des années. Elle cherche un endroit où bosser l’après-midi, je lui propose un bureau au septième étage à Paris 7 et le soir à 18 heures, je la vois partir, elle va prendre un bus rue nationale et j’ai le cœur en miettes mais bon, ça va mieux quand même. C’est plus simple maintenant. Elle a dit ce midi en rigolant qu’elle craignait qu’entre nous, ce ne soit plus jamais comme avant et elle rigole en disant que c’est un cliché absurde mais quand même, elle le pense. Elle ne pouvait pas deviner à quel point elle avait raison. Mais ce n’est pas entre nous que plus rien ne serait comme avant.

Le soir, ma femme est devant son ordi, je suis devant mon ordi, le gamin est sur sa tablette et c’est V* qui la première relaye l’information, une fusillade dans le onzième, dix-huit morts et la suite de la nuit, je l’ai écrit x fois aussi, il suffit de lire les billets tagués massacres. Je passe des coups de fil, j’échange x mails, x messages sur facebook, j’ai peur pour mes ami.e.s jeunes, pour la jeune fille qui avait un rendez-vous dans le quartier et je m’écroule à 5 heures du mat et il me faudra des mois pour revivre un peu. Je me mets à lire dans tous les sens, pamphlets politiques, blogs militants, anarchisme, luttes ouvrières, avec une préférence marquée pour les écrits féministes. Je sursaute chaque fois que je croise des militaires. J’ai envie de frapper quand les colis suspects ralentissent deux métros sur trois. Quand je passe par République, je pleure sans cesse, sans effort. J’y suis pour la manif interdite de la COP21 et l’ampleur du dispositif policier me donne envie de vomir. Ils en profitent, ils font n’importe quoi. État d’urgence, déchéance de nationalité, ces ordures qui croient nous gouverner devront rendre des comptes, ces ordures devront payer, c’est une évidence. Je suis détruit et ma femme assure l’intendance au quotidien. Chacun son tour. Je ne sais plus ce que je fais, ce que je veux. Je ne vaux plus rien. Et je sais que maintenant, tout a changé. Maintenant, je peux perdre mes ami.e.s du jour au lendemain. Car ça recommencera, c’est évident. Nous pouvons mourir à tout moment et ce n’est pas grave. Nous y sommes habitué.e.s. Et le 14 juillet, je n’ai rien ressenti, j’ai contacté mes deux copines niçoises, elles allaient bien, c’était le principal. Le 13 novembre a changé ma vie. Le 13 novembre m’a plongé dans quatre mois de dépression. Et lorsque j’ai mis les pieds à République le 8 avril pour ma première assemblée générale, j’ai compris qu’il était enfin temps d’entrer en résistance. Et si ça semble une autre histoire, il est évident que pour moi, Nuit debout est une conséquence directe de Charlie et du 13 novembre. Il fallait que cette place revive enfin. Qu’elle cesse d’être ce cimetière populaire. Qu’elle cesse d’être l’endroit où j’ai versé, moi et mes proches, tant de larmes tant de fois. Les seules larmes que j’ai versé à Répu depuis le 8 avril étaient des larmes de joie. Ou bien c’étaient les lacrymos. Et contrairement à ce que racontent les médias couchés et ces abruti.e.s de politiques, ce n’est que le début de la fête. Nous n’avons pas fini d’être ingouvernables.

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Paris, entre juillet et septembre 2016

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2 réflexions sur « Avant et après le 13 novembre 2015 »

  1. C’est bien d’avoir identifié que ‘Charlie’ c’était de la ‘grosse’ merde mais pourquoi alors une vision aussi caricaturale. De la police? ‘je déteste la police’, cela ne veut de toute façon rien dire, sachant que la plupart sont d’honnêtes gars tentant de faire leur job ds des conditions précaires. Voici en vérité une vision très adolescente et immature. Très ‘charlie’ en somme. Ce qui ne manquera pas de vous faire réfléchir.
    PS: Nuit Debout, c pareil, c’est de l’enfumage pour gauchos immatures en dreadlocks. Encore un effort vous y êtes presque.

    1. La police, ce n’est pas « les policiers » (qui pour la plupart travaillent dans des conditions de merde – comme la plupart des fonctionnaires – et n’ont rien de braves). La police est une institution au service des dominants. Et je la déteste un peu plus chaque jour alors que je ne suis plus adolescent depuis longtemps… Nuit debout a été un beau moment dans ma vie. Et surtout, ces textes ne sont pas des essais de philosophie politique. Ce sont des textes qui m’aident à tenir dans ce monde. Ils n’ont pas vocation à convaincre qui que ce soit.

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